Melk 17. Bombardement



Souvent aussi, je pense à ma famille dont je n'ai aucune nouvelle et qui, à cause de moi, a peut-être été victime de représailles. A chaque nouveau convoi qui arrive, je scrute anxieusement les rangs, m’attendant toujours à y voir le visage de mon père ou de mon jeune frère.

Je rêvasse. Puis, à la longue, j’en ai assez d'être dans la baraque. Il fait beau ce jour-là.. Je me lève et je sors pour aller m’installer dans un coin tranquille où je me laisse pénétrer par la douceur du soleil. Il faut profiter de ces rares moments où nos geôliers nous laissent un peu de répit. Etendu dans l'herbe, je roule avec précaution dans un bout de papier journal quelques brindilles de tabac que m’a données un prisonnier de guerre et je fume avec délectation ce petit bout de mégot.J’ai aussi dans ma poche, conservé jalousement, un morceau de pain noir. Je le sors, le dépose dans ma casquette et, presque religieusement, je me mets à le découper en petits morceaux que je mange lentement, très lentement, laissant fondre chaque miette dans ma bouche pour mieux goûter à ce « festin » et le prolonger. Et c’est déjà fini. Ma casquette est vide. Mais tout au fond, il y reste encore quelques infimes miettes que je récupère avec soin du bout de mon index humecté de salive. Le pain noir du pauvre est devenu pour nous le plus précieux et le plus délectable des aliments, celui qui supplée à tout et nous évite de mourir de faim.

Parfois, dans ces moments de paix, je vais rejoindre d’autres camarades, eux aussi au repos et nous discutons sans fin de repas de gourmets, de nos plats préférés d’autrefois et de leurs recettes. « Moi, quand je serai libéré, je me ferai des frites ; je prendrai cinq kilos de pommes de terre et deux litres d’huile ; et je boirai trois litres de vin rouge ; mais j’oubliais ! Avec cela il me faudra un kilo de beefsteak, dit celui-ci. « Tu connais la recette du veau Marengo, demande un autre ? Non ! Eh bien, je vais te la donner ! Tu prends trois kilos de veau, un kilo de beaux oignons, un litre de vin blanc bien sec, tu… » Non, aujourd’hui je n’ai pas envie d’accroître ma faim par l’évocation de ces orgies culinaires, de ces repas pantagruéliques que nous risquons, je continue à le craindre, de ne plus jamais connaître. Je reste seul dans mon coin, au soleil et j’allume encore un petit bout de mégot.

Mais quel est ce bruit puissant, ce ronflement de moteurs qui s'approchent du camp dans un grondement assourdissant ? Cela vient du ciel. Je lève la tête : dans l’azur très clair, une escadrille de bombardiers brille à la lumière du soleil. Et j'en suis tout réjoui. Des avions alliés ! Ils vont encore aller asséner une bonne correction à nos ennemis. Mais soudain, autour de moi, non loin de moi, c’est une apocalypse qui se déchaîne : l’air vibre de sifflements suraigus, assourdissants, qui vrillent mes oreilles. J’ai l’impression que mes tympans vont éclater. Des bombes frappent le sol, explosent, la terre mêlée de cailloux, de ferraille, de morceaux de bois, de planches entières, éclate, est éventrée, se soulève en hautes gerbes qui retombent en blessant, tuant des hommes. Je me suis applati au sol. Un souffle ardent passe sur moi, par vagues successives. J’entends des hurlements de terreur, de douleur. Puis le calme revient, un silence de mort tombe sur le camp dévasté, tout aussi soudainement que l'enfer a commencé ; un grand apaisement succède au vacarme et aux cris. C’est fini. Les avions ont disparu. Je me relève, couvert de terre et de gravats et je me tâte de la tête aux pieds. Je suis tout endolori mais indemne ! Mais quand je regarde autour de moi, c’est un spectacle horrible qui s’offre à mes yeux.