
Melk 18. Les prémices de la fin
Des cadavres déchiquetés jonchent le sol; d'autres sont littéralement collés aux quelques parois restées debout; d'autres encore sont accrochés aux barbelés ; il y a partout des débris humains qui parsèment la terre retournée. Des miradors ont été jetés à terre et leurs occupants tués.De ma baraque, il ne reste plus qu'une carcasse fumante et ceux de mes camarades qui y dormaient encore après que j'en sois sorti ont dû être pulvérisés. Mais que s’est-il passé au juste ? Pourquoi l’aviation alliée, car c'est d'elle qu'il s'agit, a-t-elle bombardé notre camp ? Cette question ne recevra jamais de réponse. Peut-être ont-ils voulu détruire l’usine souterraine et ont-ils manqué leur cible. Quoi qu'il en soit, leur raid de ce jour n’aura fait que contribuer à accroître le nombre des morts pourtant déjà impressionnant que nous avons laissés en chemin depuis la création du camp. Quant aux blessés, on peut imaginer la façon dont ils furent soignés : comme s’il s’agissait de les punir de cette attaque aérienne, les SS les laissèrent tout simplement mourir en les abandonnant à leur sort.
Cet événement nous démoralise pendant quelques temps. Il ne faudrait pas que cela recommence et que ceux qui doivent nous secourir se mettent à nous achever. Mais l’espoir revient vite, alimenté par les bonnes nouvelles qu’apportent chaque jour les prisonniers de guerre. Ils nous apprennent que les Alliés ont débarqué en Normandie depuis de nombreux mois. Nous essayons de deviner à quelle allure ils progressent, où ils peuvent bien se trouver en ce moment. Un détenu, ancien attaché militaire, nous aide à nous en faire une idée : il nous donne des leçons de stratégie militaire !
Cependant, au camp, la vie suit son cours ordinaire, inchangé, apportant sont lot de souffrances et d’horreurs quotidiennes. Des camarades continuent à mourir d’épuisement. Vivre encore, un peu plus, s'impose alors à nous avec la force d'une idée fixe, tandis que les événements extérieurs se précipitent et que des bruits courent : l' armée allemande serait aux abois sur tous les fronts. Vivre : c'est-à-dire ne pas mourir sous les coups, résister à la faim, à l'épuisement, aux variations de température, car s'il fait moins froid maintenant , il y a encore des journées et surtout des nuits très froides et nous sommes en haillons. Nos bourreaux, quant à eux, affectent de rester impassibles. Mais chacun peut percevoir l'atmosphère lourde de tension qui s’est appesantie sur tout le camp. Les Kapos et les SS deviennent plus nerveux, redoublent de férocité. De nombreux contre-maîtres civils, des Autrichiens de la région de Vienne ne réussissent plus à dissimuler leur inquiétude. Certains abandonnent leur travail et vont se cacher dans les alentours. Quand nous nous rendons à l’usine, nous croisons des trains qui évacuent des déportés aussi misérables que nous, en provenance de camps situés plus à l’Est. La tenaille se resserre chaque jour davantage sur nos ennemis.
Et voici, nous dit-on, qu'on peut voir maintenant sur les routes, de longues colonnes de réfugiés civils qui fuient apeurés devant "les hordes sauvages" de l’Armée Rouge. Mornes et silencieux, le visage inquiet, fatigués, les traits tirés, se déplaçant à pied ou en charrettes et transportant avec eux leurs quelques hardes, ils avancent vers l’inconnu et les dangers d'une guerre face à laquelle ils préfèrent aller se mettre sous la protection d'un ennemi moins cruel que celui venant de l'Est. Il leur faudra pourtant affronter l'intensité dévastatrice des bombardements et des canonnades de l'Ouest. Je pense à ces réfugiés d' il y a cinq ans en Alsace, qui fuyaient les troupes du Reich et je me dis que la roue tourne. Bientôt, ce seront les files disparates du « Volkssturm » ( la défense civile), qui commenceront à faire retraite, avec leurs vieillards épuisés côtoyant des enfants promus au rang de soldats souvent féroces et d'ultime rempart du Führer. Ces spectacles nous réjouissent, ils sont doux à nos cœurs de bagnards ulcérés par la cruauté de nos geôliers, les souffrance et les privations.
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