Départ de Melk



Quelques jours s’écoulent, puis nos commandos reçoivent l'ordre de miner hâtivement les galeries souterraines de l’usine. Mais un bruit alarmant se propage : rien ne doit subsister du camp, ni bâtiments, ni détenus. Une question angoissante nous taraude : aurons-nous tenu jusque là, entrevu la fin de nos souffrances, la délivrance, pour finir emmurés, ensevelis dans cette terre maudite devenue notre tombeau ? Cela peut aller vite maintenant, car nous entendons les grondements lointains d’une bataille qui se rapproche chaque jour davantage : ce sont les canons de l’Armée rouge qui tonnent sans arrêt. Dès lors, nous avons tout à redouter de nos bourreaux qui ne voudront pas laisser derrière eux le témoignage de leur barbarie.

Les SS prennent une première mesure : les détenus les plus âgés, les plus malades, seront chargés sur des péniches qui remonteront le Danube en direction du camp de Mauthausen où, s' ils y parviennent, ils seront sans nul doute exterminés. Les plus jeunes et les plus valides restent à Melk et j'en suis. Mais pour peu de temps, car pour nous aussi arrive le jour de quitter cette terre de souffrance et de mort, où tant de nos camarades ont trouvé un horrible chemin d’évasion : un chemin qui passait, hélas, par les fours crématoires crachant nuit et jour vers le ciel par leurs hautes cheminées de briques les volutes d’une fumée épaisse et nauséabonde qui assombrissait la lumière du jour : " C'est votre seule sortie", nous avait-on prévenu dès notre arrivée à Mauthausen.

Peu avant de quitter Melk, nous avons entendu une série de fortes explosions annonçant la destruction des entrées de l’usine souterraine que nous avions minées. Le 23 avril de cette année 1945, les quelque huit cents détenus survivants du camp de Malk et dont je fais partie, sont embarqués à la hâte dans un train, pour une destination inconnue. Le convoi est bien gardé. Il roule sans incident et s’éloigne de la zone des combats, maintenant toute proche. Soudain, nous entendons une fusillade nourrie. Le train s’arrête et des hommes s’en échappent en courant vers la forêt, tout en tiraillant sur les SS qui les poursuivent. Il s’ensuit un grand remue-ménage, des vociférations, des cliquetis d’armes : nous redoutons un moment que des détenus choisis parmi nous soient fusillés sur place en représailles. Nous apprenons vite ce qui s’est passé : un groupe de prisonniers russes a tenté de s’évader pour aller rejoindre leur armée toute proche. Les SS nous informent avec sadisme qu’ils ont tous été repris et exécutés sur le champ. Nous nous demandons comment ces hommes ont pu se procurer des armes. Ils ont dû agresser et malmener, voire tuer quelques gardes. Mais dans l’état physique où ils se trouvaient ils n’avaient aucune chance de réussir leur évasion.

Et ce que nous redoutions se produit. En représailles, des hommes pris dans les deux wagons encadrant celui des évadés russes sont désignés comme otages et seront fusillés dès l’arrivée au nouveau camp. La malchance nous poursuit, mes compagnons français de la Résistance encore en vie et moi-même : nous avons voulu rester ensemble pendant le transfert et nous sommes du lot ! Nous avions tenu jusque là. Mais nous ne verrons pas le bout du chemin. Quel est donc ce mauvais sort qui s'acharne sur nous, alors que nous avons tant voulu survivre ?