
Vers la ligne de démarcation

Le train que nous avons pris a maintenant atteint toute sa vitesse. Dans le compartiment où nous nous sommes installés, un prêtre nous tient compagnie. Il entame avec nous une longue conversation qui se veut réconfortante. Ainsi, le temps passe plus vite. Mais, toujours prudent et suspicieux, nous ne lui révèlons pas notre condition de fuyards, ni nos projets. Nous ne discutons que de religion et, très peu, de la situation de notre pays. Mais a-t-il malgré tout deviné qui nous sommes? Comme mon père, dans les circonstances dramatiques qui accablent la France, il met son espoir en Dieu, alors que je le mets plutôt en ceux qui luttent contre l'ennemi au péril de leur vie.
Nous sommes arrivés à Besançon sans encombre. Et nous nous rendons aussitôt à l'adresse indiquée par nos hôtes de Nancy. C'est un hôtel du réseau où, là encore, nous sommes bien accueillis . Nous allons y rester trois jours avant de reprendre notre voyage. C'est dans cette ville que je verrai plus tard, pour la première fois, des hommes et des femmes portant une étoile jaune cousue sur leurs vêtements. Ce signe distinctif les entraînera bientôt dans l'enfer du Satan germanique, de ses camps d'extermination et de ses fours crématoires. Mais alors, ils ne le savaient pas encore. Et moi non plus.
Nouveau départ vers le sud. Le voyage est court et sans histoire, car tout a été planifié avec soin par ses organisateurs. Nous entrons en contact avec le passeur qui nous a été désigné. Il n'y a pas de temps à perdre : attendre, c'est courir des risques inutiles. Nous prenons rendez-vous pour le soir même. A l'heure convenue, sur notre lieu de rencontre, nous nous retrouvons en compagnie d'un petit groupe d'hommes, de femmes et d'enfants qui se pressent autour du passeur. Puis c'est le départ dans la nuit, vers la forêt où notre petite troupe s'engage sans bruit. Cette marche rapide, entrecoupée de brèves haltes pour reprendre notre souffle, paraît interminable. Femmes et enfants sont bientôt épuisés. Ils doivent faire appel à leurs ultimes ressources pour trouver la force et le courage d'avancer encore.
Insensiblement, nous nous sommes rapprochés de la ligne de démarcation. Une cabane forestière nous offre son abri pour une dernière halte prolongée, durant laquelle nous nous reposons en nous restaurant. Les femmes sont à bout de résistance physique et nerveuse. Mais, réconfortées, encouragées, exhortées, elles repartent pour l'effort final. Nous sommes proches, maintenant, de la ligne. Le passeur arrête notre groupe et s'avance seul, en éclaireur. Soudain, une rafale de mitraillette déchire le silence. Nous resterons inquiets jusqu'à ce que notre passeur revienne. Ce n'était qu'une fausse alerte, mais elle démontre que les patrouilles allemandes ne sont pas loin. Nous repartons, redoutant les chiens qui accompagnent ces patrouilles, même si le dernier marcheur de notre colonne a semé du poivre fort derrière lui, dans la partie finale du trajet, pour empêcher les animaux de flairer notre piste.
Nous touchons au but. Et nous avons atteint l'endroit le plus critique. Soudain, un jeune enfant, presque un bébé, éclate en pleurs, au moment le plus risqué. Pris d'une colère que je ne contrôle pas, je le saisis et lui plaque ma main sur la bouche, réussissant à le faire taire. Aussitôt je regrette ce geste un peu brusque d'agacement. Mais nous ne pouvions pas courir le risque d'échouer si près du but. Dans certains circonstances, il arrive qu'il faille accomplir des actes pénibles, mais nécessaires, voire vitaux.