Beaucoup ne résistent plus que par une sorte de surexcitation nerveuse. Si bien que, pour un rien, des détenus en viennent à s’entretuer, ce qui n’est pas du goût des SS, qui acceptent de voir périr leurs esclaves, mais seulement à conditions que ce soit par le travail forcé, ou de leur main. Les pendaisons se succèdent le soir, au moment de l’appel, rapidement, par groupes de six, sans orchestre viennois ou tzigane, ni discours pompeux et périmé sur la grandeur du Reich et de son Führer auxquels leurs zélés louangeurs semblent croire de moins en moins au fur et à mesure que les jours passent. Une perche a été tendue entre deux sapins et fait office de gibet toujours bien garni, pour le plus grand bonheur des corbeaux qui volent autour en croassant. Toute espèce d’humanité nous a quittés et si ce n’était pas faire injure aux animaux, je dirais que nous sommes devenus des bêtes presque sauvages, une horde primaire aux abois, uniquement préoccupée de sa subsistance et de la satisfaction de ses besoins physiques les plus élémentaires, ne survivant que par le biais de ses instincts les plus primaires.
Il nous faut toute notre volonté pour maintenir encore la cohésion si nécessaire, vitale pour notre groupe, car comme tous ceux qui sentent venir la mort, nous avons tendance à nous replier sur nous-mêmes, dans une sorte de morne égocentrisme et d’indifférence au sort des autres. La vue des cadavres amoncelés nous indiffère. Ils préfigurent notre condition prochaine . Seule la puanteur qu'ils dégagent nous incommode encore un peu. Depuis mon arrivée au camp, je travaille dans les commandos de nuit. Le labeur y est très dur, mais cela me permet de dormir le jour, dans de meilleures conditions que celles, cauchemardesques, où les baraques sont plongées durant la nuit, dans une répugnate puanteur de crasse et d'excréments, avec leur surpopulation, leurs entassements anarchiques de corps décharnés, leurs malades, leurs mourants et ceux, de plus en plus nombreux, qui deviennent fous à force de privations, de misère, de souffrance et de désespoir. Je constate que désormais mes propres forces ont beaucoup décliné. Je sens bien que je ne possèderai bientôt plus assez d’énergie pour aller au travail. Et je sais qu’alors mon sort sera scellé ; nos geôliers ne nourrissent pas les bouches inutiles : quand je n'aurai plus la force de quitter mon grabat, de me rendre à l'appel, un coup de pelle bien asséné viendra à bout de moi. Il en est de même pour la plupart de mes camarades dont certains, comme moi, furent longtemps parmi les plus robustes. Pourtant, tout au fond de nous, un fétu d'espoir subsiste. Si nous sommes physiquement au bord du gouffre, en phase d'épuisement terminal, si notre coeur peut lâcher à tout moment, si le semblant de muscles qu'il nous reste peut soudain refuser de fonctionner, nos esprits s'accrochent, notre force mentale nous fait encore tenir debout. Mais pour combien de temps ?
Nous le devinons pourtant si proche ce grand jour de notre délivrance ! Beaucoup d' indices nous le font pressentir : les Kapos semblent inquiets, les SS ne s'exhibent plus avec autant de morgue et sont visiblement sur leurs gardes, des informations sur la progression de nos libérateurs, Russes ou Américains, qu'importe, circulent discrètement de bouche à oreille. Alors, nous vivrons jusque là. D’ailleurs un souffle nouveau va ranimer un peu la flamme vacillante de l’espoir. Une résistance secrète s’est organisée au sein du camp, patiemment élaborée, mise au point, en déjouant mille périls, par des hommes choisis comme responsables au sein de chaque regroupement de nationalités : une sorte d'union sacrée qui rassemble, sans distinction d'origine,de nationalité, d'opinion, tous les détenus du camp en état d'agir encore. Il faut absolument entretenir, renforcer cette résistance, afin qu'elle soit prête pour l'action au jour de l'ultime épreuve. Car nous connaissons le péril qui nous menace à brève échéance : être massacrés avant l’arrivée de nos libérateurs. Dans l'organisation de cette résistance, je me vois confier la fonction de chef de baraque.