
Le commencement de la fin.
Nous devons avant tout parvenir à nous procurer des armes pour nous défendre contre nos geôliers qui, nous le pressentons, risquent de devenir nos assassins. Mais si possible, nous voulons aussi faire justice, car nous avons au cœur une haine implacable et légitime. Si nous étions autrefois des hommes civilisés, la férocité de nos gardiens a fait de nous des loups impitoyables et nous ne rêvons que de la plus terrible vengeance. Le vieux cordonnier français, homme calme et bon, apprécié et aimé de tous, y compris des SS, qui lui accordent leur confiance, et ce n’est pas peu dire, a accès à l’armurerie contiguë à son atelier. Peu à peu des pièces détachées d’armes diverses sont discrètement subtilisées de leur arsenal et soigneusement dissimulées, tout ceci en dépit du danger mortel qui peut en découler pour notre brave cordonnier et pour tous ceux qui dissimulent les armes reconstituées. Un détenu spécialiste des transmissions a, par ailleurs, réussi à fabriquer une radio clandestine qui permet de capter les émetteurs allemands et alliés. Nous pouvons presque suivre en direct l'avance des armées qui vont bientôt libérer les camps et prendre connaissance des revers subis par la Wehrmacht.
La discipline est toujours stricte et exigeante, mais on perçoit cependant un très léger relâchement de la part des SS qui n'en proclament pas moins avec force menaces à la clé que le camp sera défendu jusqu’au dernier homme. Cet homme-là, dans leur esprit, ce sera sûrement le dernier d'entre nous. Car cette fois, c'est certain : les détenus qui travaillent au secrétariat ont appris de diverses sources officieuses que, d'ordre venu de très haut, tous les bagnards sans exception doivent être massacrés et toute trace de leur existence effacée avant l’arrivée des libérateurs : nous serons enfermés dans les galeries souterraines que nous avons nous-mêmes creusées et qui seront ensuite dynamitées. Ce que nous avions craint à Melk va donc se réaliser ici. Cette menace nous renforce dans notre détermination : s'il faut mourir, autant le faire en tâchant de résister et en tuant le plus possible de nos tortionnaires.
L’ordre clandestin est donné de refuser de se rendre aux galeries quand nous saurons que les Allemands veulent nous y conduire pour y être massacrés. Pour ma part, je me vois confier un groupe d’anciens maquisards, ce qui reste de mes camarades, tous logés dans la même baraque où nous avons réussi à nous regrouper et qui agiront le moment venu. Puis les événements se précipitent. Nous apprenons par la radio clandestine que les soldats américains ne sont plus qu’à une vingtaine de kilomètres d’Ebensee. Mais ils sont arrêtés dans leur progression, car ils n’osent pas s’aventurer sur l’unique route qui longe le lac et que borde une falaise, de crainte que les Allemands ne leur tendent un piège et fassent sauter cette falaise quand ils se seront engagés à son pied. Ils ne disposent pas d’unités amphibies qui pourraient arriver jusqu'au camp par le lac. Notre espérance et notre impatience sont décuplées par cette proximité. Il est grand temps de passer à l'action, car désormais, à tous points de vue, chaque minute compte. Alors tout va se précipiter.
Le jour où cette bonne nouvelle nous parvient, un détenu russe se présente dans notre baraque et demande à me parler : « Je suis le Lieutenant X…, responsable de la section K… Le déclenchement des opérations est prévu pour ce soir. Tenez-vous prêts. » Il fait ainsi le tour des baraques pour y contacter les responsables nationaux. La confirmation de cet ordre m'est donnée par notre responsable, chef du regroupement des Français. Rien pourtant ne semble changé dans la vie du camp et de sa routine quotidienne. A l’heure habituelle, les SS de service se présentent à l’appel du soir qui, comme souvent, s'éternise, puis ils donnent les ordres habituels : « Formez les colonnes ! » Alors, une immense et véhémente clameur de protestation leur répond avec force : « Non ! Pas d'usine, pas de travail cette nuit ! Nous ne bougerons pas ! » D'abord stupéfaits de ce refus, les SS ont vite fait de comprendre que l’acte final de la tragédie est engagé et qu'ils ont été pris de vitesse. Ils menacent de nous tuer tous et confirment que le camp sera défendu jusqu’à la dernière extrémité. Mais face au nombre et à la détermination des détenus, ils hésitent, préfèrent ne pas insister et se retirent dans leurs quartiers situés à l'extérieur du camp. Peut-être ont-ils pressenti ou appris que nous avions des armes. Cette reculade est pour nous un signe encourageant.
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