Nous rampons sur une bonne distance, puis, le dos courbé, nous continuons notre avance en progressant par bonds successifs. Nos cœurs battent violemment. Par chance, une forte pluie s'est mise à tomber et son bruit couvre tous les autres. Encore quelques bonds et nous pouvons nous relever. Nous venons de franchir la Ligne, à Mouchard-Vadans, dans le Doubs, ce lundi 9 juin 1941. Nous voilà en territoire libre. Enfin ! Une émotion profonde étreint nos cœur et nous pleurerions presque de joie. Mais nous n'osons pas encore trop nous féliciter de notre réussite.
Le secteur reste dangereux. Il faut s'en éloigner au plus vite et au plus loin. Après une dernière étape qui nous paraît encore très longue, nous arrivons au petit village jurassien de Poligny, où a lieu la dislocation de notre groupe. Je ne saurai jamais qui, dans cette aventure, hormis mon camarade, furent mes compagnons de route, ni ce qu'ils devinrent. Chacun partit vers son destin. C'est là, du reste, que Dilenseger et moi-même avions également convenu de nous séparer : les buts que nous nous étions fixés n'étaient pas identiques.
Je me rends au centre d'accueil du village, où je vais me reposer quelques jours, car notre course jusqu'à ce jour a été longue et rude. Mon plan est déjà tout prêt en vue de ma nouvelle vie. J'ai décidé de m'engager dans ce qui reste de l'armée française et que l'ennemi en tolère, après la lourde défaite qu'il lui a infligée. Je crois alors que c'est la seule façon de servir encore la France. Car comme tout le monde à cette époque, j'espère un sursaut de Pétain, une réaction salutaire de cette armée d'armistice et de ses chefs. Ayant reçu les papiers nécessaires à mon engagement, je me rends à Lons-le-Saunier, où se trouve encaserné le 151ème Régiment d'Infanterie ; là, je remets au Capitaine Jourdanet les documents qui lui étaient destinés. Je m'engage le 9 juin 1941. Je vais avoir dix neuf ans dans deux mois.
Me voici devenu soldat. Je suis plutôt fier de porter cet uniforme bleu qui n'a pourtant rien d'élégant. Sa couleur est un peu particulière. Mais c'est celle que j'ai choisie ; et je frémis à l'idée que j'aurais pu être contraint de revêtir l'uniforme abhorré, celui de couleur verte, après avoir été enrôlé de force dans l'armée ennemie, si je n'avais pas fui mon Alsace natale redevenue allemande.
Mon destin suit son cours. Les jours, les semaines passent. J'apprends à me familiariser avec la vie routinière de la caserne. C'est celle d'un soldat qui va à l'exercice et à la manoeuvre, en revient et y retourne, le ventre souvent vide car il y a pénurie grave de denrées : les pillages que l'occupant exerce sur les ressources alimentaires du pays se font cruellement sentir. Mais l'important est d'être libre, avec au cœur, l'espoir, la certitude de chasser un jour cet envahisseur qui, pour se venger de sa défaite passée, humilie et ruine la France. Je parviens même à donner de mes nouvelles à ma famille et à en recevoir d'elle. Nul n'a été inquiété après ma disparition et j'en suis soulagé.
J'ai, bien sûr, gardé mes contacts avec le réseau de renseignements Alliance, de la Résistance, auquel appartiennent des officiers de mon Régiment qui, très discrètement, se sont fait connaître de moi et, protégé par mon uniforme, couvert par mes excellents faux documents d'identité, j'effectue pour eux plusieurs missions qui me conduisent à Lyon, Marseille, Toulon, en France Libre, comme agent de liaison de notre réseau. Ces missions ne sont pas des plus risquées mais elles m'apprennent à acquérir du sang-froid et le contrôle de mes émotions, face à la police et la gendarmerie françaises qui examinent parfois les papiers des voyageurs et qui ne doivent rien soupçonnner ni de mes activités clandestines ni des documents que je transporte. Je dois être très prudent et sans cesse sur le qui-vive, car on sait que, parmi ces fonctionnaires français, il s'en trouve qui travaillent pour les services de renseignement allemands. Cet apprentissage me sera très utile par la suite.
Tout laisse croire que nous sommes installés pour longtemps encore dans la situation présente, où notre pays se trouve coupé en deux. Mais soudain, des rumeurs alarmantes se propagent : l'ennemi se préparerait à envahir les territoires qu'il avait jusqu'ici épargnés. Nous apprendrons que cette décison intervient après l'invasion de la Russie par l' Allemagne qui a rompu le pacte germano-soviétique de non-agression. Pour assurer sa défense, elle va étendre son emprise sur les côtes françaises de l'Atlantique et de la Méditerranée qui ne sont pas encore protégées. Ainsi, bien que son état-major ait tenté de l'en dissuader, Hitler a commis la lourde faute d'engager ses troupes en Russie, créant un nouveau front alors qu'il n'est pas venu à bout du premier où l'Angleterre lui résiste toujours. Nous nous en réjouissons, car si l'on en juge par Napoléon, cela devrait mal finir pour lui et sa clique. Il me faudra attendre longtemps et traverser des épreuves terribles avant de savoir que ce pronostic s'est réalisé.