Christian RICORDEAU
5e période de l'histoire de l'art
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À la fin de la 4e période, la notion de matière et celle d'esprit ont toutes les deux acquis le statut de notion globale, ce qui revient à dire que tous les faits distincts et variés qui semblent relever d'un effet de matière sont désormais regroupés dans une même notion, celle de matière, et que tous les aspects qui semblent correspondre à une manifestation de l'esprit sont désormais regroupés dans la notion d'esprit. Toutefois, si les deux notions sont maintenant érigées en notions globales, elles sont encore loin de former le couple de notions parfaitement complémentaires l'une de l'autre qu'elles réussiront à faire plus tard, au point que ce qui sera alors perçu comme n'étant pas un fait de matière sera immédiatement considéré comme relevant de l'esprit, et inversement. Pour en arriver là, il faudra d'abord qu'elles s'associent en couple, puis que, à l'intérieur de ce couple, chacune affirme de plus en plus fortement son identité propre tout comme ses différences, puis enfin qu'elles apprennent à devenir chacune le parfait complément de l'autre.
Le premier pas vers ce couplage en notions complémentaires est nécessairement celui de la mise ensemble, c'est-à-dire le groupement des deux notions désormais globales à l'intérieur d'une unité plus haute qui les rassemblera et où elles pourront commencer à s'affronter et à se modeler au contact l'une de l'autre. Ce qui sera l'objet de la 5e période.
Le groupement des deux notions en unité plus haute, on l'a déjà vu à l'occasion de la 2e période, et l'on se souvient notamment des étranges créatures nées de leur fusion, soit des pierres évoquant la présence d'un esprit en elles, soit des êtres dotés d'un esprit et qui semblaient avoir avalé une dalle en pierre. Ce genre de fusion invraisemblable n'était alors possible que parce que les deux notions n'avaient pas encore le statut de notions globales et qu'elles pouvaient donc se mélanger partiellement l'une avec l'autre. Maintenant que les deux notions ont acquis ce statut global, elles doivent s'assembler d'une façon plus mûre afin que l'on puisse bien les distinguer, même dans le cadre d'un couplage, mais elles ne sont pas encore suffisamment mûres pour s'affronter directement en tant que deux unités globales « de même type ». Pour comprendre ce que cela veut dire, il faut maintenant expliquer cette notion de « type », car la relation entre les deux notions se complexifie au fil des périodes et l'on a maintenant besoin de quelques mises au point.
On a déjà vu comment la relation entre les deux notions peut s'établir selon deux régimes différents. Soit l'on pose que les deux notions forment d'emblée un couple et qu'elles se différencient l'une de l'autre à l'intérieur de ce couple, et c'est cela que l'on l'a vu lors de la période précédente avec la filière chinoise. Soit l'on pose que l'on a affaire à une notion parfaitement indépendante à laquelle s'ajoute une autre notion tout aussi indépendante, et cette fois c'est ce que l'on a vu lors de la période précédente avec la filière occidentale. Il se trouve que la même alternative existe à l'intérieur même de chaque notion. Ainsi, d'une notion globale on peut envisager que tous ses aspects forment un groupe qu'on ne peut saisir que collectivement, c'est-à-dire que chacun ne pourra être saisi que comme une partie de ce groupe, et on peut aussi envisager qu'ils forment autant d'aspects indépendants que l'on ne pourra saisir que l'un après l'autre à l'intérieur de leur groupe. Pour signaler simplement que l'on se trouve dans un cas où dans l'autre, désormais nous allons dire qu'il s'agit de deux types différents. Celui dans lequel une notion globale doit fondamentalement s'envisager comme un groupe de multiples aspects distincts les uns des autres sera dit le type 1/x, et celui dans lequel une notion globale doit s'envisager comme une suite d'aspects s'ajoutant les uns aux autres bien que tous regroupés dans cette notion sera dit le type 1+1.
Le but est que les deux notions parviennent à s'assembler et à s'affronter directement à l'intérieur d'un couple où chacune sera de type 1/x, mais comme on l'a dit plus haut on n'en est pas encore là, et lors de la 5e période, puisque les notions ne sont pas encore assez mures pour s'affronter type 1/x contre type 1/x, l'une des deux notions doit se contenter du type 1+1. On dit se « contenter », car une notion du type 1+1 est intrinsèquement plus faible qu'une notion du type 1/x, dès lors que dans ce dernier cas tous ses aspects se renforcent collectivement alors qu'ils ne jouent que chacun pour soi dans le type 1+1.
Quelle sera la notion qui devra renoncer au type 1/x lors de la formation de leur premier couplage en tant que deux notions globales ? La réponse dépend en fait de l'assemblage que formaient les deux notions lors de la période précédente. Si elles étaient déjà en couple, comme dans le cas de la Chine, alors c'est la dernière notion ayant acquis son statut de notion globale qui remportera le type le plus fort, le type 1/x, tout simplement parce que sa situation en couple de deux notions affrontées l'a forcé, pour émerger en tant que notion globale, à se renforcer et à spécialement s'endurcir face à l'autre notion qui disposait déjà d'un caractère global. Dans le cas de la Chine, puisque c'est la notion de matière qui s'est érigée en dernière en tant que notion globale, c'est elle qui a appris à s'affronter victorieusement à l'autre notion et qui hérite maintenant du type 1/x, forçant simultanément la notion d'esprit à prendre le type 1+1. Si, comme dans la filière occidentale, les deux notions se comportaient indépendamment l'une de l'autre lors des deux périodes précédentes, celle qui a acquis en premier le statut de notion globale aura pu tranquillement se renforcer pendant que l'autre peinait à l'acquérir après elle, et lors de la 5e période c'est la notion d'esprit qui s'est forgée en premier qui héritera du type 1/x, la notion de matière devant se contenter du type 1+1. Dans la filière du Moyen-Orient, cette fois c'est la notion d'esprit qui s'est érigée en second, et comme dans cette filière les deux notions étaient en couple, c'est elle qui acquiert le type 1/x dont va profiter la filière musulmane tandis que la notion de matière y révélera un type 1+1, et dans la filière aux notions couplées qui deviendra celle de la civilisation chrétienne orthodoxe, par différence c'est la notion de matière qui aura le type 1/x.
Comme on l'a dit, la relation entre les deux notions commence à se complexifier significativement à l'occasion de la 5e période, et une seconde mise au point doit être faite pour permettre de bien comprendre ce qui s'y passe et qui différencie encore davantage les filières de civilisation.
On a donc maintenant affaire à deux notions globales qu'il s'agit d'assembler l'une avec l'autre, l'une ayant le type 1/x, l'autre le type 1+1, et des périodes précédentes on hérite de deux situations différentes qui perdurent dans chaque filière de civilisation, soit les deux notions sont pensées en couple de deux notions qui se distinguent à l'intérieur de ce couple, soit elles sont pensées l'une après l'autre. Pour simplifier les développements, il apparaît maintenant utile de désigner ces deux situations : lorsque les notions sont pensées en couple, on dira qu'elles sont en situation couplée, et lorsqu'elles sont pensées l'une après l'autre, on dira qu'elles sont en situation additive.
Maintenant vient la nouvelle subtilité : quelle que soit la filière, que ses notions soient couplées ou qu'elles soient additives, deux options restent ouvertes, les deux notions peuvent agir indépendamment l'une de l'autre ou bien elles peuvent agir de concert, c'est-à-dire qu'elles peuvent se compléter en profitant de leurs propriétés qui sont nécessairement différentes. Pour rester dans la désignation des situations, dans le premier cas on dira que les notions sont indépendantes, et dans le second cas qu'elles se complètent. Par différence toutefois avec les notions couplées ou additives qui s'imposent de façon très durable dans une filière de civilisation, l'indépendance ou la mutuelle complétude des deux notions est facilement réversible, et d'ailleurs non exclusive. Ainsi, dans la filière de civilisation occidentale où les notions sont additives, à l'époque médiévale l'Italie aura une préférence pour les notions indépendantes tandis que l'Europe du Nord aura une préférence pour les notions complémentaires, mais cela n'empêchera pas certaines œuvres d'art de mélanger des jeux de formes résultant de chacune de ces deux préférences, ou bien des artistes d'utiliser tantôt l'une et tantôt l'autre.
Selon que c'est la notion de matière ou la notion d'esprit qui dispose du type 1/x, dans chacun de ces deux cas, selon que l'on est dans une filière où les notions sont couplées ou dans une filière où elles sont additives, et enfin selon que la préférence est donnée aux notions qui veulent rester indépendantes ou aux notions qui cherchent à se compléter, on aboutit au total à 8 cas de figure. Pour les époques précédentes, sauf dans le texte complet de l'essai, on n'a pas envisagé l'architecture, seulement la sculpture ou la peinture, mais nous allons débuter cette 5e période par l'architecture de la période médiévale car elle permettra commodément de repérer les conséquences de cette division en multiples cas de figure. En pratique, on n'envisagera que 7 cas sur les 8 possibles, car la colonisation de la Méso-Amérique a impliqué le blocage de sa civilisation et la destruction d'une partie importante de son patrimoine architectural. On précise que la Méso-Amérique correspond au 8e cas qui manquera, celui d'une filière additive dans laquelle c'est la notion de matière qui dispose du type 1/x et qui a une préférence marquée pour les notions indépendantes l'une de l'autre.
Une présentation plus détaillée de l'évolution de cette 5e période est présentée dans le chapitre 18 du tome 5 de l'Essai sur l'art qui présente la totalité de l'hypothèse.
1- Les spécificités de l'architecture dans 7 filières de civilisations différentes
On ne va pas traiter de l'architecture de chacune des cinq étapes de la 5e période, seulement donner un exemple caractéristique de chacun des 7 cas de civilisation envisagés. Pour le déroulé étape par étape de l'architecture pendant cette période on pourra se reporter au chapitre 18 cité ci-dessus.
Tableau des différentes filières à l'époque médiévale
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Matière 1/x |
Matière 1+1 |
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additif |
couplé |
additif |
couplé |
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esprit 1/x |
indépendants |
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(1) Italie
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(3) Pétra, Est Musulman |
se complètent |
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(2) Europe du Nord |
(4) Ouest Musulman |
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esprit 1+1 |
indépendants |
Méso-Amérique (5) |
Chine (7)
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se complètent |
Orthodoxe (6) |
Khmer (8) Inde |
1- En Italie, avec la notion d'esprit de type 1/x et des notions additives indépendantes :
Comme les pays européens plus nordiques, l'Italie relève d'une filière où c'est la notion d'esprit qui dispose du type 1/x, celle de matière du type 1+1, et où les deux notions se lient de façon additive. Elle évolue toutefois de façon différente à l'époque dite médiévale puisque les deux notions y fonctionnent de façons indépendantes alors qu'elles cherchent à se compléter dans les régions plus nordiques.
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Partie haute de la façade de San Michele in Foro à Lucques, Italie (commencée vers 1210)
Source de l'image : https://commons.wikimedia.org |
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Comme exemple caractéristique de cette filière, la partie haute traitée en loggias de la façade de San Michele in Foro à Lucques. Ce style architectural est souvent qualifié à tort de roman car, car même s'il s'en différencie formellement, il correspond en fait à des effets propres à l'architecture gothique. Ce style est à rapprocher de celui de la Tour de Pise.
Bien entendu, une architecture est entièrement faite de matière, mais elle est pensée par l'esprit d'un ou d'une architecte, ou de tout autre constructeur, et il faut donc séparer ce qui, dans une architecture, fait un effet de matière de ce qui fait un effet qui s'adresse spécialement à l'esprit. En général, l'effet de matière est apporté par des effets de masse qui nous font saisir le volume du matériau utilisé, ou par des effets de surface qui nous font saisir la texture ou l'étendue de sa peau. De son côté, la notion d'esprit est spécialement concernée par les dispositions qui évoquent la mémoire historique de l'architecture puisque c'est l'esprit qui nous permet d'accéder à cette mémoire, ou par des dispositions qui attirent notre esprit par des détails spécialement captivants. Les colonnes, parce qu'on peut lire leur trajet « du bout des yeux », sont spécialement liées à la notion d'esprit car il faut un acte précis de notre volonté pour suivre ce trajet des yeux.
Le jeu des arcades du premier plan a des caractéristiques qui correspondent aux dispositions propres à porter la notion d'esprit telles qu'on vient de les évoquer. Notre esprit lit notamment ces colonnes « du bout des yeux », mais l'utilisation de colonnes et de chapiteaux faisait aussi nécessairement penser, pour quelqu'un d'un peu cultivé du début du XIIIe siècle, à l'architecture de l'Antiquité grecque ou romaine, et l'on peut encore ajouter que le jeu des arcades reliant les chapiteaux captive spécialement l'attention de notre esprit. Par différence, le mur du fond situé à l'arrière des arcades correspond pour sa part à un effet de matière : on apprécie sa continuité et la masse de sa pierre, donc sa solidité matérielle, et l'on repère l'empilement des rangs de sa matière les uns au-dessus des autres grâce aux bandes horizontales colorées différemment.
Clairement, et l'on peut même dire « objectivement », les effets liés à la notion d'esprit sont ici mis au premier plan tandis que ceux liés à la notion de matière sont relégués à l'arrière : on se trouve dans une filière où la notion d'esprit l'emporte en prééminence sur celle de matière grâce au fait qu'elle dispose du type 1/x, lequel correspond au fait que les arcades du premier plan présentent de multiples colonnes et de multiples arcades rassemblées de façon unitaire et sur une même surface.
Le mur du fond qui porte la notion de matière et les arcades du premier plan qui attirent l'attention de notre esprit sont des dispositions bien distinctes puisqu'elles correspondent à des plans différents et complètement écartés l'un de l'autre dans la profondeur. Ces deux plans ne font rien ensemble, ils ne génèrent pas une plus grande forme qui les réunirait, et sous cet aspect déjà on peut dire qu'ils s'ajoutent en 1+1 l'un derrière l'autre. Plus fondamentalement toutefois, ce qui fait que l'on a ici affaire à une relation de type additif est que ces deux plans ne font pas du tout la même chose : l'un fait un effet de planéité coupée par des horizontales tandis que l'autre fait un effet graphique linéaire d'arcades associé à un effet de verticales. Ils ne forment donc pas un couple aux comportements similaires, aux effets plastiques similaires, ils s'ajoutent simplement l'un derrière l'autre.
Pas plus qu'ils ne font des choses similaires ils ne réagissent l'un sur l'autre, ils ne s'impactent l'un l'autre. On pourrait envisager que la présence des colonnes et des arcades masque partiellement le mur du fond, gêne sa lecture et empêche de lire sa continuité, mais ce n'est pas véritablement le cas car les arcades sont suffisamment transparentes pour que l'on puisse très bien percevoir la continuité du mur, en prendre mentalement connaissance et l'intégrer dans notre perception. Cette absence de relation entre ce que font les formes qui portent la notion de matière et ce que font les formes qui portent la notion d'esprit implique que ces deux notions ne sont pas ici complémentaires mais qu'elles sont traitées indépendamment l'une de l'autre.
Au total, on est dans une filière dans laquelle la notion d'esprit est dominante tandis que les deux notions y sont traitées de façon additive et en indépendance l'une de l'autre.
2- En Europe du Nord, avec la notion d'esprit de type 1/x et des notions additives se complétant :
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La nef romane de la basilique de Vézelay (1120/1150)
Source de l'image : non connue |
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Dans cette introduction aux différents types d'architecture relevant de la 5e période, on ne se préoccupe pas de l'étape concernée. Dans chaque filière on prend l'exemple qui semble l'illustrer au mieux et, après l'époque gothique en Italie, on recule à l'architecture romane des pays plus nordiques pour envisager la nef de la basilique de Vézelay en France.
Ici, l'effet de matière est donné par la massivité continue des murs et par la surface des voûtes qui couvrent la nef. Quant à lui, notre esprit comprend que les constructeurs ont canalisé les forces de gravité en faisant saillir des arcs-doubleaux en pierres de couleurs alternées qui renforcent la voûte, et aussi en installant à l'avant des murs, mais bien liés à eux, des pilastres et des colonnes qui reprennent les forces communiquées par les arcs-doubleaux. L'attention de notre esprit est aussi attirée par les arcs bicolores qui reprennent le poids des murs latéraux de la nef et qui les communiquent visiblement aux chapiteaux puis aux colonnes des arcades qui donnent sur le bas-côté de la nef, et l'on comprend aussi que c'est l'esprit du constructeur qui a décidé de donner une forme de voûte d'arêtes au plafond de la nef, cela afin que les forces engendrées par le poids de cette voûte soient réparties le plus équitablement possible sur le mur et sur les arcs-doubleaux, et parce que les plis ainsi générés dans la surface de la voûte la rendent plus solide.
La volonté de l'esprit du constructeur de rendre visible les décisions qu'il a prises pour canaliser les forces qui se développent dans la matière et pour montrer comment, avec son intelligence, il a créé une disposition qui renforce au mieux la solidité matérielle de l'édifice, cela correspond de façon certaine à une situation où l'esprit est en capacité de se mettre en position privilégiée par rapport à la matière qui se retrouve par conséquent dans une situation subordonnée à celle de l'esprit. On est donc bien là dans une filière dans laquelle c'est la notion d'esprit qui dispose de la prééminence grâce à son type 1/x.
La matière fait des effets de masse et des effets de surface quand l'esprit nous donne à lire des formes linéaires transportant les forces ou des effets de géométrie liés au pliage des surfaces : la matière et l'esprit font des choses totalement différentes, ce qui correspond à leur relation additive dans laquelle ce que fait l'une ne peut que s'ajouter à ce que fait l'autre.
Par différence très nette, toutefois, avec ce que l'on a vu dans les loggias de Lucques, ce que fait l'esprit n'est pas complètement sans relation avec ce que fait la matière puisque, précisément, l'esprit s'efforce de montrer qu'il organise la matière et qu'il la complète en lui donnant visiblement des dispositions qui permettent de la rendre plus solide. Sous cet aspect, les deux notions ne sont pas indépendantes, elles se complètent.
Au total, on a avec cet exemple d'architecture romane française des dispositions qui montrent une filière dans laquelle les deux notions sont en situation additive tout en se complétant, et dans laquelle c'est la notion d'esprit qui dispose du type 1/x.
3- En Jordanie, avec la notion d'esprit de type 1/x et des notions couplées indépendantes :
Cette filière correspond principalement à l'architecture musulmane dans la partie plutôt moyenne orientale de cette civilisation. L'exemple que l'on va envisager correspond à la première étape de la 5e période et ne relève pas de la civilisation musulmane puisqu'il précède son début. Il s'agit du temple dénommé le Deir dans la ville nabatéenne de Pétra en Jordanie. On remarquera son analogie avec des exemples d'architecture romaine, telle que la façade de la bibliothèque de Celcius à Éphèse, une analogie qui concerne notamment la façon dont les deux colonnes portant les morceaux de frontons de l'étage s'appuient sur des entablements différents au rez-de-chaussée.
Cette filière prend la suite de l'Égypte pharaonique dont on a vu que sa notion d'esprit s'était érigée en unité globale postérieurement à la notion de matière. Comme on l'a expliqué dans l'introduction à cette 5e période, cela implique que la notion d'esprit s'est formée en confrontation à la notion de matière déjà établie, et donc qu'elle a dû apprendre à devenir plus forte que la notion de matière pour pouvoir se construire et s'établir malgré sa présence. En conséquence, dès qu'elle est pleinement établie en qualité de notion globale, la notion d'esprit acquiert le type 1/x qui lui permettra de conserver la supériorité qu'elle a été obligée d'acquérir sur la notion de matière.
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Pétra, Jordanie : la façade du Deir (probablement vers 70 à 106 de notre ère)
Source de l'image : https://i.pinimg.com |
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Comme à la façade de San Michele in Foro de Lucques, la notion d'esprit se fait valoir ici dans le jeu plastique des colonnes, des chapiteaux, des entablements et des frontons à corniche du premier plan, tandis que la notion de matière est portée par l'effet de surface et de massivité compacte de la pierre située en arrière-plan.
Par différence toutefois avec les loggias de San Michele in Foro, la surface massive de l'arrière-plan n'est pas franchement reculée de l'avant-plan et ne peut jamais être envisagée isolément. Au rez-de-chaussée notamment, cette surface matérielle de la pierre est constamment coupée, interrompue, par la présence des colonnes, ce qui est caractéristique d'une situation couplée où les effets qui se rapportent à la notion de matière ne peuvent être envisagés isolément des effets correspondant à la notion d'esprit à cause de leurs constantes interpénétrations : il est impossible de lire isolément l'arrière-plan de la façade parce qu'il est constamment coupé par les colonnes, et il est impossible de lire les colonnes sans constater qu'elles sont accolées au mur d'arrière-plan qui empêche qu'on puisse les saisir comme des colonnes complètement dégagées. Ces deux effets sont couplés parce qu'ils font finalement la même chose, en l’occurrence un plan dans lequel ils se superposent et s'encombrent mutuellement, ce qui se voit très clairement au rez-de-chaussée mais vaut aussi pour l'étage où l'arrière-plan des colonnes forme des zigzags qui, tour à tour, l'enfoncent dans la profondeur puis le ramènent vers l'avant, et chaque fois le pli de cet arrière-plan coïncide à la présence d'une colonne.
Comme à Lucques, l'importance plastique des effets liés à l'esprit domine ceux qui sont liés à la matière, d'autant que seuls les jeux de colonnes, d'entablements et de frontons forment une unité globale visuellement repérable quand les effets de plan et de masse produits par la matière sont constamment tronçonnés en morceaux dont il est difficile de lire la continuité.
Comme à Lucques également, les effets plastiques correspondant à la notion d'esprit ne complètent nullement ceux qui correspondent à la notion de matière, ils se contentent de se superposer à eux, et bien loin de les compléter de quelque manière, ils les gênent en contrariant leur perception. Il s'agit donc d'un cas où les deux notions s'expriment de façons indépendantes, bien que couplées. Elles sont nécessairement associées en couple puisqu'elles s'interpénètrent, mais elles ne font rien ensemble dans le cadre de ce couplage.
Au total, on est dans une filière dans laquelle la notion d'esprit domine la notion de matière grâce à son type 1/x, les deux notions y étant couplées mais indépendantes l'une de l'autre.
4- En Espagne musulmane, avec la notion d'esprit de type 1/x et des notions couplées se complétant :
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Coupole de la Chapelle de Villaviciosa dans la Grande Mosquée de Cordoue, Espagne (962/966)
Source de l'image : https://commons.wikimedia.org |
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Pour cette filière, l'exemple est celui de la chapelle maintenant dite de Villaviciosa dans la Grande Mosquée de Cordoue en Espagne. Elle constituait à l'origine la salle de prières du calife al-Hakam II lorsqu'il fit procéder à l'agrandissement de cette mosquée entre 962 et 966.
Dans la partie basse, deux étages de piliers montés l'un au-dessus de l'autre reprennent la disposition initiale utilisée dans cette mosquée, mais les simples arcs outrepassés initiaux sont maintenant remplacés par des arcs polylobés dont certains s'entrecroisent au deuxième étage. Quant à elle, la coupole est portée par des arcs eux aussi outrepassés qui s'entrecroisent et qui semblent s'appuyer partiellement sur le vide.
On a là affaire à des colonnes et à des arcs qui affirment de façon spectaculaire et quelque peu sophistiquée, voire gratuite, la manière dont l'esprit des constructeurs a organisé le développement des forces dans la matière. Ce qui correspond certainement à une volonté de domination de l'esprit sur la matière et qui signale que c'est la notion d'esprit qui bénéficie de la force donnée par le type 1/x.
Par différence avec l'architecture romane de Vézelay, on serait bien embarrassé ici pour séparer clairement ce qui relève de l'effet de matière (notamment les effets de plans qui résultent de l'imbrication des arcs polylobés) et ce qui relève de la volonté de l'esprit de mettre en scène cette matière, de telle sorte que l'on doit conclure que l'on est dans une situation où les notions de matière et d'esprit sont inséparables, et donc couplées.
Dans une telle architecture la matière fait visiblement son travail de soutien, notamment dans les colonnes qui se hissent à l'étage et portent les arcs polylobés, et aussi dans les arcs entrecroisés qui supportent la coupole centrale et les plus petites coupoles qui l'entourent. Quant à lui, l'esprit des constructeurs a fait tout autre chose, que l'on pourrait qualifier de « décoration », sans toutefois que ce qualificatif n'ait ici le moindre aspect péjoratif et veut seulement dire que l'architecte a fait en sorte que non seulement la matière porte et enveloppe l'espace, mais aussi qu'elle le fasse d'une façon spectaculaire et qui réjouit l'esprit. On est par conséquent dans un cas de figure où les notions de matière et d'esprit sont inséparables, donc couplées, mais aussi où elles se complètent puisqu'elles ne font pas des choses qui s'ignorent comme dans la façade du Deir de Petra mais des choses qui s'enrichissent mutuellement : l'effet visiblement porteur des arcs de la coupole enrichit l'effet de graphisme géométrique produit par leur croisement, et l'effet plastique « moussant » des arcs polylobés des murs enrichit l'impression de stabilité et de clôture donnée par l'aspect matériel continu de cette paroi qui résulte de l'entrecroisement des arcs.
En résumé, on est ici dans une filière où la notion d'esprit est dominante, avec une solution dans laquelle les notions de matière et d'esprit forment un couple de deux notions qui se complètent.
6- Dans la filière chrétienne orthodoxe, avec la notion de matière de type 1/x et des notions additives se complétant :
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Église de Sainte Paraskevi, Tchernigov, Ukraine (1201) Source de l'image : https://www.dreamstime.com/stock-images-church-st-paraskeva-chernigov-image11148584 |
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À l'occasion des deux premiers exemples on a vu que la religion chrétienne catholique s'était développée dans une filière où la notion d'esprit était prépondérante. Par différence, la religion chrétienne orthodoxe s'est développée dans une filière où c'est la notion de matière qui était prépondérante, et l'on peut supposer que cette différence a suffi pour générer cette scission de la chrétienté.
Comme exemple caractéristique de l'architecture orthodoxe, l'église de Sainte Paraskevi à Tchernigov, en Ukraine, qui date de 1201. Il ne fait pas de doute que l'effet de matière y est produit par la massivité compacte de sa construction en brique dont les reliefs verticaux et les creusements d'ouvertures, souvent aveugles, accusent fortement son type 1/x, c'est-à-dire l'affirmation de sa décomposition en multiples parties s'érigeant en unité globale. Du fait qu'il fait contraste à cette compacité de la maçonnerie, le fractionnement, voire l'éclatement de la couverture attire spécialement l'attention et l'intérêt de notre esprit : par ses multiples vagues arrondies, continues entre elles ou détachées en cascade les unes au-dessus des autres, et par la sortie de la coupole centrale qui semble en jaillir.
Tout captivants qu'ils soient pour notre esprit, ces effets de toiture ne sont toutefois que des épiphénomènes locaux qui terminent le haut de la masse matérielle de l'église sans avoir une force visuelle suffisante pour remettre en cause la compacité de cette masse. On a donc affaire à une subordination des effets portant la notion d'esprit à ceux qui relèvent de la notion de matière, ce qui est cohérent avec le caractère très affirmé du type 1/x de la maçonnerie et avec l'absence de forme globale pour la toiture dont les éléments qui captivent notre esprit ne s'ajoutent les uns aux autres qu'en 1+1.
Les effets qui portent la notion d'esprit correspondent à des arcs successifs ou décalés les uns des autres, voire complètement détachés pour ce qui concerne l'arrondi de la coupole sommitale, tandis que les effets qui portent la notion de matière génèrent un grand volume très compact. Puisque les deux notions génèrent des effets complètement étrangers l'un de l'autre, elles ne font que s'ajouter l'une à l'autre et relèvent donc d'une relation additive. Par différence avec les filières dans lesquelles l'interpénétration systématique des deux types d'effets implique nécessairement des notions couplées, la localisation bien séparée à une extrémité du bâtiment des effets liés à la notion d'esprit permet aisément la lecture séparée des deux notions, et donc le repérage de ce caractère additif de leur relation.
S'ils sont étrangers, ces effets ne sont toutefois pas sans lien puisque les arrondis des tronçons de toiture s'accordent parfaitement aux arrondis successifs qui terminent la partie haute du bâtiment et aux divisions verticales de sa masse construite : autant de divisions et d'arrondis de la maçonnerie, autant de surfaces arrondies en couverture pour y correspondre. Par ailleurs, on ne peut envisager ce type de bâtiment sans couverture, si bien que celle-ci ne forme pas un registre de formes autonome mais remplit un rôle indispensable pour compléter fonctionnement de la masse construite. Toutes ces raisons impliquent que les effets produits par les deux notions se complètent mutuellement.
Au total, nous avons vu que l'architecture orthodoxe correspond à une filière dans laquelle la notion de matière est prédominante, que les notions de matière et d'esprit y sont en relation additive, et aussi qu'elles se complètent.
7- En Chine, avec la notion de matière de type 1/x et des notions couplées indépendantes :
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Pagode de Songye si, Mont Song, Henan, Période des 6 dynasties (523) Source de l'image : https://www.wikiwand.com/en/Songyue_Pagoda |
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En Chine, ainsi qu'on l'a observé lors des deux périodes précédentes, comme en Occident c'est la notion d'esprit qui a acquis en premier son caractère de notion globale, mais à la différence de l'Occident elle l'a fait dans le cadre d'une relation couplée, et c'est donc la notion devenue globale en dernier qui se retrouve prépondérante à l'occasion de la 5e période, et qui pour cela relève du type 1/x. La pagode de Songye si du Mont Song dans le Henan correspond à la première étape de la 5e période en Chine.
D'emblée, on saisit qu'il n'est pas question de lire cette pagode comme un empilement de 1+1 étages mais qu'elle se lit comme une grande tour massive à l'unité verticale bien affirmée et recoupée horizontalement par de multiples excroissances similaires : elle est donc du type 1/x. Cette pagode est la plus ancienne pagode en brique conservée et la notion de matière y est évidemment évoquée par la massivité compacte et continue de cette grosse et haute tour en maçonnerie très peu percée relevant du type 1/x. Quant à l'attention de notre esprit, elle est attirée par la présence des rangées de 1+1 faux balcons qui sortent de son volume et dont la présence, inévitablement, gêne la lecture de son haut volume fuselé.
La situation seulement périphérique des effets qui attirent l'attention de l'esprit et la situation de dépendance technique de ces balcons en encorbellement sur la forme massive qui les porte indiquent que la notion d'esprit est subordonnée à la notion de matière qui est ici prépondérante. La présence des excroissances qui attirent l'attention de notre esprit rend impossible une lecture autonome de la masse de la tour qui relève de la notion de matière, ce qui est typique d'une situation dans laquelle les deux notions sont couplées, et l'on peut arriver aussi à cette conclusion en disant que les formes correspondant aux deux notions sont constamment imbriquées, les bandes horizontales permettant de voir le volume de la tour étant systématiquement incrustées entre les bandes horizontales des faux balcons. Cette imbrication caractéristique d'une situation où les deux notions sont couplées fait clairement contraste à l'exemple précédent d'une architecture chrétienne orthodoxe dans laquelle les effets de toiture portant la notion d'esprit étaient complètement reportés à une extrémité du bâtiment en laissant voir sans aucune difficulté l'entièreté du volume matériel du bâtiment. Autre façon encore d'arriver à la conclusion que l'on est dans une situation couplée : la notion de matière et la notion d'esprit font la même chose : ici, elles font toutes les deux une haute surface de forme fuselée en se superposant l'une à l'autre sur cette forme.
Ce qui amène à maintenant considérer leurs différences : elles font la même forme, la même surface, mais la massivité matérielle se lit comme un jet vertical continu alors que notre esprit est attiré par la lecture horizontale des faux balcons. Puisque l'une des notions fait la verticalité et que l'autre fait des effets d'horizontalité, elles font des choses complètement indépendantes l'une de l'autre. Dans ce cas précis, on pourrait même aller jusqu'à dire qu'elles font des choses qui se contrarient, mais ce n'est ici qu'un cas particulier et il nous suffit de noter qu'elles font des choses indépendantes.
En résumé, cette architecture montre qu'en Chine de cette époque c'est la notion de matière qui est prépondérante grâce à son type 1/x, et que les notions de matière et d'esprit y sont à la fois couplées et indépendantes.
8- Dans la civilisation khmère, avec la notion de matière de type 1/x et des notions couplées se complétant :
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Temple Phnom Bakleng sur le site d'Angkor, Khmer (vers 893) Source de l'image : Angkor, dans la collection Architecture universelle aux Éditions Office du Livre (1970) |
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Le Temple Phnom Bakleng de la civilisation khmère se présente fondamentalement comme une grosse pyramide à étages en retraits successifs, et la masse matérielle imposante de cette pyramide y correspond évidemment à la notion de matière. Pour sa part, la notion d'esprit est portée par les alignements de petits prasats et par les alignements d'échiffres en relief bordant les escaliers et portant chacun une sculpture de lion, tous alignements qui attirent l'attention de l'esprit et dont les détails sculptés le captivent.
Tant du fait de la disproportion entre l'importance massive de la pyramide et l'aspect menu des prasats montés sur ses étages, que du fait de la situation de dépendance technique des prasats vis-à-vis de la pyramide qui les porte, on devine que la matière a ici un rôle central et prédominant. La forme matérielle de ce bâtiment, en pyramide centrée divisée en multiples étages bien distincts et comme rayonnant d'un axe central, correspond parfaitement au type 1/x qui permet à la notion de matière de bénéficier de ce rôle prédominant.
Les alignements de prasats et d'échiffres font ensemble un même effet de gradins obliques, sur chacune des quatre faces de la pyramide mais aussi sur ses quatre coins puisque des alignements obliques de prasats y accompagnent l'alignement des coins de chacun des étages de la pyramide. Matière et esprit font donc ensemble la même chose, en l’occurrence des effets de pyramide, nous sommes dans une situation couplée.
Par différence avec la pagode chinoise du Mont Song, la lecture de l'effet de matière n'est pas gênée par la lecture des alignements de prasats qui attire l'attention de notre esprit. Au contraire, la présence de ces alignements souligne la forme pyramidale de l'ensemble du monument, elle la magnifie, elle complète sa perception en l'enrichissant par des formes qui se dressent verticalement et qui rendent ainsi mieux visibles la progression et la continuité de ses retraits. On est par conséquent dans un cas où les notions de matière et d'esprit ne sont pas indépendantes mais où elles se complètent.
En résumé, ce premier temple construit sur le site d'Angkor montre que la notion de matière est prédominante et bénéficie du type 1/x dans la civilisation khmère, et que les notions de matière et d'esprit y sont à la fois couplées et complémentaires.
2- L'évolution de la sculpture dans la civilisation occidentale
On vient d'utiliser l'architecture pour montrer, à travers la diversité des filières de civilisation, la grande variété des façons dont la notion de matière et la notion d'esprit pouvaient s'assembler à l'occasion de la 5e période. Avec la sculpture, puis plus tard avec la peinture, nous allons voir l'évolution de leurs relations aux différentes étapes de cette période, mais nous allons devoir renoncer à la diversité des filières pour se contenter de la civilisation occidentale dans laquelle, toutefois, nous allons envisager le cas où les notions restent indépendantes entre elles et le cas où elles cherchent à se compléter. Rappelons que dans cette civilisation c'est la notion d'esprit qui est prédominante car elle bénéficie du type 1/x, et que les deux notions se groupent par addition l'une avec l'autre, et donc de façon additive.
Comme on l'a indiqué en introduction, le but de cette période est de faire tenir ensemble les deux notions qui ont maintenant toutes les deux leur statut de notions globales, et leur couple ne pouvant être encore que dissymétrique, la notion d'esprit de type 1/x doit donc finir par s'associer clairement à la notion de matière au type 1+1.
Étape C0-31 – Une première étape de 1000 ans :
Le grand sarcophage Ludovisi, représentant une bataille entre Romains et Barbares, Rome (vers 250)
Source de l'image :
http://carnetvoyagesbf. canalblog.com/albums/ grands_musees_a_rome /photos/103389328- dscn5795.html |
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La première étape s'étire exceptionnellement sur une très longue période, puisqu'elle va approximativement de l'an 10 AEC à l'an 1000. Le grand sarcophage Ludovisi date de 250 environ, et son panneau principal représente une « bataille entre Romains et Barbares ».
Précédemment, avec l'architecture, on était dans le domaine de la matière construite, et il était alors souvent possible de séparer la partie de cette matière qui faisait pleinement un effet de matière de sa partie qui était spécialement organisée par l'esprit du constructeur pour captiver notre esprit. Avec la sculpture nous avons toujours affaire à de la matière réelle, mais cette fois elle est entièrement organisée pour captiver notre esprit. Dans ce sarcophage, il se trouve que les deux notions ne cherchent pas à se compléter mais interviennent de façons indépendantes sur la même matière sculptée, ce qui implique que la même matière doit y être envisagée séparément en tant que pure matière et en tant que pur effet destiné à l'esprit. Comme dans tous les cas où les deux notions sont indépendantes, le plus simple pour considérer son aspect « purement matière » est d'ignorer ce qui est représenté et de la traiter comme s'il s'agissait d'une pure sculpture abstraite en envisageant seulement l'effet de ses masses. Par différence, pour considérer son aspect « purement destiné à captiver l'esprit », il faudra s'intéresser en premier chef à ce qui est représenté.
Si l'on néglige donc qu'il s'agit de personnages et de chevaux, on constate que la matière de cette sculpture se développe sur un plan continu au moyen d'une succession continue mais très irrégulière de volumes en relief coupés les uns des autres par de profondes crevasses. Si maintenant on s'intéresse à ce qui est représenté, on voit qu'il s'agit de personnages et de chevaux que l'on peut tous distinguer de façon indépendante mais qui tous font partie d'une scène commune et sont donc liés les uns aux autres par leur participation à une même scène. On retrouve donc facilement ici la différence de type entre les deux notions : ce qui est lu par l'esprit est une scène globale divisée en multiples « mini-scènes » correspondant chacune à une portion de ce que raconte la scène globale, ce qui relève du type 1/x, tandis que le matériau sculpté ne forme qu'une addition côte à côte de volumes indépendants les uns des autres qui ne génèrent ensemble aucun rythme collectif régulier ni aucune forme globale que l'on pourrait repérer, ce qui relève cette fois du type 1+1.
On peut remarquer que la matière de la sculpture est la même sur toute la surface, elle y est toujours traitée de la même façon au moyen de vagues de bosses et de creux, mais si l'on s'intéresse à ce qui est représenté et que comprend notre esprit, on observe cette fois de grandes différences d'un endroit à l'autre, puisque parfois il s'agit de soldats romains, parfois de soldats dits barbares, parfois de chevaux, et aussi puisque les gestes, les postures, les parties représentées de chaque personnage ou de chaque animal sont toujours très différents d'un endroit à l'autre. Plus fondamentalement, on peut constater que l'organisation des coupures entre les divers reliefs matériels est totalement autonome par rapport à la décomposition de la scène en ses différents personnages telle que lue par notre esprit. Ainsi, par exemple, dans le haut de la sculpture, des lignes de force diagonales se font échos de gauche à droite, l'une correspondant au bras d'un soldat barbare, la suivante à la tête de cheval, la suivante au bras du général romain, la suivante au museau de son cheval, et la suivante encore à un fin cylindre tenu par un soldat romain. Autre exemple, dans la partie centrale de la moitié basse diverses formes en léger biais font écho à celle de la jambe du général romain, les unes correspondant à des bras ou à des jambes de soldats barbares et les autres correspondant à des pattes de cheval. Ces saccades matérielles n'aident aucunement à déchiffrer l'organisation des formes lues par notre esprit ni la signification de ce qu'elles représentent, et puisque les notions de matière et d'esprit n'interviennent décidément pas de concert, elles sont bien ici en situation additive.
Enfin, l'organisation des masses sculptées sur trois étages et tassées les unes contre les autres est complètement indépendante de la façon dont notre esprit peut reconstituer la réalité de la bataille représentée, de telle sorte que la matérialité des formes sculptées et la reconstitution de la même scène par notre esprit sont très indépendantes l'une de l'autre, qu'elles ne sont nullement complémentaires.
Étape C0-32 – À l'époque romane :
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Façade de la cathédrale Saint-Pierre d'Angoulême, France (1110 à 1130)
Sources des images : https://www.romanes.com/
Angouleme/Cathedrale
_Saint_Pierre_d_ Angouleme.html#38 wiki/Fichier: Angouleme_cathedral _StPierre_a.jpg |
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Détail de la façade de l'église Notre-Dame-la-Grande à Poitiers, France (vers 1130)
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La deuxième étape de la 5e période correspond à l'époque de l'art roman qui va approximativement de l'an 1000 à 1150. Nous n'allons pas nous intéresser ici au style même de cet art, ce que nous ferons avec sa peinture, mais à la relation entre la sculpture et l'organisation architecturée de la façade de la cathédrale Saint-Pierre d'Angoulême, sculptée vers 1110 à 1130. Le même type de relation vaut d'ailleurs pour la façade de Notre-Dame-la-Grande à Poitiers qui date aussi approximativement de 1130.
De façon évidente, la façade de la cathédrale d'Angoulême organise une série d'arcades indépendantes qui sont toutefois liées les unes aux autres par leur accolement sur un même mur qui leur sert de fond, par la continuité de leurs arcades à l'endroit où elles rebondissent sur les chapiteaux, par les liaisons qu'assurent les colonnes de l'arcade centrale entre les différents niveaux, et enfin par les échos visuels provoqués par la répétition de leur même forme en arcade. Puisqu'il s'agit là du rythme de l'organisation de la matière de la façade, cette organisation rend compte de la notion de matière.
Quant à lui, notre esprit est captivé par le rythme de ces arcades dont il relève à la fois la régularité de la forme et la variété des dimensions. Surtout, à l'intérieur de ces arcades, des sculptures captent spécialement l'attention de notre esprit tout en représentant des personnages eux-mêmes dotés d'un esprit. Pour ces sculptures, les arcades forment comme des niches, et à l'exception des deux figures représentant des diables et des deux figures de méchants qu'ils sont en train de supplicier, elles se tordent toutes le cou pour regarder dans la direction de la mandorle du Christ située en haut de l'arcade principale. Ainsi, les différents personnages sculptés participent à une même scène orbitant autour de la figure du Christ au moment de son ascension, et par ailleurs ils sont différents entre eux puisqu'il y a là onze apôtres différents, la Vierge, des anges sur la rangée la plus haute, ainsi que deux diables tourmentant deux damnés.
Les personnages sculptés qui captivent l'esprit participent tous à la même scène qui se lit donc en 1/x, ce qui est le type de la notion d'esprit, tandis que le regroupement des arcades qui représentent la notion de matière ne génère pas la lecture d'une forme globale de plus grande échelle, de telle sorte qu'elles ne forment qu'une suite de 1+1 arcades de tailles différentes côte à côte et au-dessus les unes des autres. On retrouve bien là la répartition entre les types 1/x et 1+1 caractéristiques de la filière occidentale.
Enfin, on remarque que les arcades forment des suites de courbes linéaires toutes liées les unes aux autres tandis que les figures sculptées sont des figures ponctuelles disséminées sur la surface de la façade sans aucun lien matériel entre elles. Puisque la notion de matière et la notion d'esprit font des choses aussi autonomes l'une de l'autre, elles ne se conduisent pas comme des membres d'un couple et sont donc dans une relation de type additif. Toutefois, dans cette relation elles jouent des rôles complémentaires puisque la matière se creuse spécialement pour générer des niches qui servent d'encadrements aux statues. On retrouve cette fois la préférence pour faire jouer la complémentarité des deux notions spécialement fréquente en Europe du nord, alors qu'avec le sarcophage Ludovisi on avait expérimenté la préférence de l'Italie pour l'utilisation de notions intervenant de façons indépendantes l'une de l'autre.
Étape C0-33 – À l'époque du gothique classique :
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Détail et vue d'ensemble du tympan du portail de la Vierge de la cathédrale Notre-Dame de Senlis, France (1165/1170)
Source des images : http://www.ville-senlis.fr/Decouvrir-Senlis/Patrimoine-Histoire/Patrimoine-architectural/La-Cathedrale-Notre-Dame-de-Senlis
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Après l'étape romane on passe au gothique classique, soit à la période qui va approximativement de 1135 à 1220, et cela avec des personnages sculptés sous les voussures du portail dit de la Vierge de la cathédrale Notre-Dame de Senlis qui date des années 1165/1170.
On y repère aisément les rôles complémentaires de la surface du bâtiment qui fait un effet de matière par sa seule présence continue seulement creusée de sillons en arcades et des personnages sculptés à sa surface qui captivent notre esprit, des personnages qui sont donc portés par la matière des voussures : les notions de matière et d'esprit sont en situations complémentaires.
Les personnages sculptés sur les voussures captivent spécialement notre esprit par leur disposition complexe qui joue sur la relation entre l'intérieur et l'extérieur : tous sont à l'intérieur d'un petit abri végétal tandis que leurs pieds sont à l'intérieur d'une autre volute végétale qui s'appuie sur l'abri du personnage situé immédiatement en dessous, cela de telle sorte que le bas et le haut de leur corps sont à la fois exposés à l'extérieur et abrités à l'intérieur d'une forme végétale, que le personnage situé à l'intérieur de chaque unité visuelle s'appuie sur l'extérieur de l'unité visuelle du dessous, et que chaque niche végétale forme un creux intérieur qui est en situation extérieure. Cette disposition engendre notamment un division de chaque bande de personnages en une multitude de sculptures bien distinctes les unes des autres, ce qui fait contraste à la continuité uniforme de chacune des bandes de voussures qui portent la notion de matière.
Les figures qui occupent le tympan du portail, c'est-à-dire la Vierge, le Christ et divers anges, sont toutes situées également à l'intérieur d'une espèce d'arcade. Celle incluant la Vierge et le Christ est divisée en deux dans sa partie haute, ce qui rappelle la forme des niches végétales abritant chacun des personnages représentés sur les voussures. Ces rappels visuels entre les figures centrales du tympan et les figures excentrées des voussures contribuent à faire du tympan et de sa couronne de voussures une scène unique hiérarchisée comprenant des personnages divins encadrés par des personnages saints, un ensemble qui est donc à la fois un et multiple et relève par conséquent du type 1/x. Par différence, pour rendre compte de la matérialité de la paroi, les morceaux de voussures qui sont visibles entre ces rangées de personnages ne forment qu'une suite discontinue de sillons écartés les uns des autres et de morceaux de voussure séparés les uns des autres par des sculptures, ce qui se lit comme 1+1 sillons +1+1 morceaux de voussure.
La notion de matière s'affirmant notamment par des bandes linéaires continues tandis que la notion d'esprit s'affirme toujours par des suites linéaires discontinues que l'on peut également lire comme rayonnant à partir du foyer visuel que sont la Vierge et le Christ, on en déduit que les deux notions font des choses trop étrangères l'une de l'autre pour être en situation couplée et quelles sont donc en situation additive, mais, comme on l'a déjà dit, cela dans une relation complémentaire puisque la surface de la matière du porche porte les personnages sculptés dont les détails de la disposition captive notre esprit et qui sont soumis à la hiérarchie voulue par l'esprit religieux de cette époque.
Étape C0-34 – À l'époque du gothique dit rayonnant :
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Nicola Pisano (1215/1230-1278/1284) : Le massacre des Innocents (1265-1266), chaire de la cathédrale de Sienne, Italie
Source de l'image : https://www.gettyimages.ch/detail/nachrichtenfoto/the-massacre-of-the-innocents-detail-carved-relief-of-nachrichtenfoto/594774044?language=fr |
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Dans les exemples de sculptures romanes et gothiques françaises que l'on a envisagés, chaque fois on a eu affaire à la complémentarité des notions, et pour retrouver un exemple aux notions indépendantes il suffit de retourner en Italie. Fondamentalement, à cette époque la complémentarité des notions s'appuie sur le fait que le bâtiment forme une masse matérielle sur laquelle viennent se greffer des sculptures mises en forme par l'esprit du sculpteur, et toutes les façades romanes et gothiques garnies de sculptures, comme tous les porches romans et gothiques garnis de sculptures, en sont la démonstration : la matière y joue son rôle de support et les sculptures façonnées dans le détail par l'esprit de l'artiste y jouent un rôle complémentaire. Par différence, lorsque les notions interviennent de façons indépendantes il n'est pas question de séparation entre le support matériel et les sculptures qui s'y accrochent, c'est l'ensemble de la sculpture qui porte les deux notions : la sculpture dans son ensemble forme une série de vagues matérielles, et l'esprit du sculpteur les utilise pour générer des scènes significatives sans que l'organisation de celles-ci ne s'appuie sur, ni même ne respecte, les rythmes générés par ces vagues.
De telles vagues parcourant la totalité de la masse matérielle, c'est ce que l'on a vu à la première étape avec le sarcophage Ludovisi réalisé vers 250. Il se dit que c'est en s'inspirant des sarcophages romains de cette époque que le sculpteur Nicola Pisano (1215/1230 - 1278/1284) a réalisé les panneaux qui recouvrent la chaire du baptistère de Pise, puis celle de la cathédrale de Sienne. C'est l'un des panneaux de cette dernière que nous allons examiner, représentant « Le massacre des Innocents » et réalisé à Sienne en 1265 ou 1266.
Comme pour le sarcophage Ludovisi, il n'y a pratiquement pas de fond visible à cette matière sculptée qui s'organise en ondes de personnages dont les masses se répartissent verticalement en plusieurs étages et qui butent en tous sens les uns contre les autres. D'un point de vue strictement plastique il n'y a aucune organisation dans ces ondes de matière sculptée, lesquelles ne génèrent aucune forme d'ensemble repérable et s'ajoutent seulement les unes à côté des autres en 1+1. Chaque personnage a une forme globale repérable et notre esprit est captivé par ses multiples détails, ce qui relève cette fois du type 1/x : 1 personnage et ses x détails. Mais le type 1/x dont bénéficie la notion d'esprit s'exprime aussi à l'échelle globale de la sculpture, par le constat que fait notre esprit du regroupement dans un même panneau continu de multiples scènes individuelles qui ont toutes rapport à un seul événement, celui dit du massacre des innocents ordonné par le roi Hérode qui trône vers l'extrémité gauche de la rangée du haut.
Les deux notions se différencient aussi par la façon dont chacune se rassemble ou pas en unité : à l'échelle d'ensemble les multiples ondes de matière que forment les personnages ont réussi à se rassembler en se tassant les unes contre les autres et en s'étalant de façon uniforme sur l'ensemble de la surface pour former un tapis assez homogène quant à sa densité, d'autant que leurs différentes formes ont toutes à peu près la même taille, mais pour notre esprit qui s'intéresse à qui sont ces personnages et à ce qu'ils font il n'y a là aucun rassemblement d'ensemble puisque l'on y trouve aussi bien le roi Hérode qui a ordonné le massacre, que les soldats qui le perpétuent, et que les mères des enfants qui tentent de les protéger. Puisque la lecture par notre esprit de l'organisation signifiante de la scène est complètement autonome de notre lecture de l'organisation de ses masses matérielles, il s'ensuit que les deux notions sont ici en situation additive.
Enfin, l'organisation des masses sculptées sur trois étages et tassées les unes contre les autres est complètement indépendante de la façon dont notre esprit peut reconstituer la réalité d'un tel massacre, évidemment dispersé en plusieurs lieux et non pas concentré en un seul, qui plus est avec ses protagonistes tassés les uns sur les autres et les uns au-dessus des autres. Puisque la matérialité des formes sculptées et la reconstitution du même évènement par notre esprit sont très indépendantes, les deux notions sont indépendantes l'une de l'autre.
En résumé, en Italie on est toujours dans une filière dans laquelle la notion d'esprit est en situation prépondérante, les notions de matière et d'esprit en situation additive, et elles agissent indépendamment l'une de l'autre.
Étape C0-35 – Au 14e siècle, juste avant la Renaissance :
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Andrea Pisano : Saint-Jean-Baptiste baptisant ses partisans, l'un des panneaux de la porte sud du baptistère de Florence, Italie Source de l'image : https://www.italianartsociety.org/2016/06/today-june-24th-is-the-feast-day-of-st-john-the-baptist/ |
Andrea Pisano : le transport du corps de Saint-Jean-Baptiste, l'un des panneaux de la porte sud du baptistère de Florence, Italie (1329-1336) Source de l'image : L'Histoire de l'Art, Alpha Éditions (1977) |
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Si l'on compare ce qu'on a pu dire à l'occasion de la première puis de la quatrième étape, chaque fois dans une circonstance où les notions se comportaient de façon indépendante l'une de l'autre, aucune différence essentielle n'en ressort : les deux fois on a observé une décomposition des unités matérielles complètement indépendante de l'organisation de la scène telle qu'elle est comprise par notre esprit. C'est à la dernière étape que s'opère brutalement la maturation qui était l'objet de cette 5e période : comme depuis la première étape, les notions de matière et d'esprit sont toujours différenciées par une dissymétrie liée à leur type, 1/x pour l'esprit et 1+1 pour la matière, mais elles sont maintenant distinctement confrontées tout en étant clairement associées dans une unité qui les rassemble sans les fondre indistinctement. C'est ce que l'on va maintenant observer à l'occasion de deux sculptures réalisées par un même artiste et ayant toutes les deux trait à l'évocation de Saint-Jean-Baptiste, l'une dans laquelle les notions de matière et d'esprit interviennent de façons indépendantes tandis qu'elles interviennent de façons complémentaires dans la seconde. Ces deux sculptures correspondent à deux des vingt-huit panneaux fondus dans le bronze par le sculpteur italien Andrea Pisano (vers 1290-1348 ou 1349) pour la porte sud du baptistère de Florence, la réalisation de ces panneaux l'ayant occupé de 1329 à 1336.
Le premier panneau montre Saint-Jean-Baptiste en train de baptiser un groupe de ses partisans dans un paysage rocheux. Ce paysage et les personnages qui s'y trouvent forment une scène qui se distingue du fond plan de la paroi, lequel peut lui-même correspondre au ciel du paysage. Ce paysage est l'environnement rocheux matériel dans lequel évoluent les personnages dotés d'un esprit, il correspond donc ici à la notion de matière tandis que ces personnages portent la notion d'esprit.
Le paysage forme un ensemble continu réparti sur deux zones : l'avant-plan sur lequel se dressent les personnages, et l'arrière-plan de montagne devant lequel ils se détachent. Serrés les uns contre les autres, les personnages forment un groupe compact de multiples personnages, un groupe qui est donc type 1/x, le dessus des têtes de certains émergeant seulement au-dessus de leur paquet. Ce regroupement compact est souligné, voire amplifié, par la couleur dorée qui les recouvre et qui les différencie du ton uniformément vert du paysage. Outre la couleur, les notions de matière et d'esprit se différencient aussi par le traitement plastique de leurs formes : à la complexité et au réalisme des multiples détails des vêtements et des traits des personnages s'opposent en effet les grandes surfaces nues du paysage, sans aucun détail, et avec seulement un arbre isolé pour symboliser la végétation au lieu d'une représentation réaliste de celle-ci. On a évoqué le type 1/x du groupe de personnage qui porte la notion d'esprit, mais par différence on peut observer que la partie du paysage en avant-plan et celle de l'arrière-plan ne sont pas compatibles avec la perception globale d'un paysage unique puisqu'elles semblent toutes les deux placées dans le même plan de la profondeur alors qu'elles se réfèrent à des endroits très distants. Faute de cohérence globale, le paysage se lit donc comme l'addition de 1+1 morceaux de paysage incompatibles entre eux.
Comme les détails des personnages sont fouillés, ceux-ci ne se fondent pas dans le paysage aux surfaces beaucoup plus lisses et uniformes et qui vont même jusqu'à être complètement planes pour ce qui concerne le ciel. Cette absence de fusion entre les personnages et le paysage correspond à une relation de type additive entre les deux notions qui ont des rythmes d'évolution trop différents et qui font des choses trop différentes pour être en situation couplée : la complexité des détails pour l'une, la simplicité des grandes surfaces pour l'autre. À cette absence de fusion s'ajoute aussi la différence brutale des coloris qui fait que le groupe doré des personnages et le paysage uniformément vert se lisent indépendamment l'un de l'autre, ce qui correspond cette fois à l'indépendance des deux notions.
En résumé, les deux notions sont en relation additive, elles sont indépendantes l'une de l'autre, et c'est toujours la notion d'esprit qui bénéficie du type 1/x qui la rend prédominante.
Le deuxième panneau sculpté par Andrea Pisano correspond au transport du corps de Saint-Jean-Baptiste porté par six personnages, trois qui sont vus de dos et trois qui sont vus de face. Cette fois il n'est pas question d'un groupe de personnages évoluant dans une représentation de paysage, mais d'un groupe de personnages brutalement confronté à la surface matérielle du panneau qui les porte. Une sorte de console, tout à fait artificielle, fait office de sol vu en coupe sur lequel ils appuient leurs pieds. Ce fond matériel uniforme qui fait valoir sa simple surface nue porte ici la notion de surface matérielle, et pour leur part les personnages dont les détails captivent notre esprit et qui correspondent à des êtres dotés d'un esprit portent évidemment la notion d'esprit. Le fond équipé d'une console et la sculpture plaquée sur ce fond et portée par cette console jouent des rôles complémentaires, de support pour l'un et de figuration portée pour l'autre, les notions qui leur correspondent sont donc complémentaires. Au passage, et comme on l'avait annoncé en introduction, on voit ici que les caractères indépendants ou complémentaires des notions sont facilement réversibles puisque le même artiste peut aussi bien faire jouer leur indépendance dans une œuvre que leur complémentarité dans une autre.
Comme dans la sculpture précédente, les notions de matière et d'esprit se différencient par leur aspect : à la complexité des détails du groupe des personnages qui captent l'intérêt de notre esprit, s'oppose ici encore plus violemment l'aspect du fond matériel qui ne montre cette fois qu'une nudité uniforme de surface plate. L'une des notions fait donc un effet de surface totalement plane quand l'autre propose des volumes aux circonvolutions complexes, elles sont en relation additive puisqu'elles font des choses à ce point autonomes et sans aucun rythme commun.
Le groupe des personnages est globalement perçu en tant que groupe unique, mais également en tant que groupe rassemblant de multiples personnages bien distincts les uns des autres, ce qui relève du type 1/x. Par différence, la surface du fond matériel du panneau a sa continuité très morcelée et très contrariée par la présence des personnages et par les replis du cadre, ce qui implique qu'elle n'est jamais perçue globalement mais seulement sous forme de l'addition de 1+1 morceaux de surface. On peut aussi considérer que si le morceau de sol sur lequel s'appuient les personnages fait bien un effet de matière, puisqu'il semble les soutenir, sa lecture est complètement distincte de celle du fond du panneau qui lui est perpendiculaire, ces deux aspects matériels se lisant donc également comme 1+1 morceaux étrangers l'un pour l'autre.
En résumé, comme pour le panneau précédent on trouve donc que les notions de matière et d'esprit sont dans une relation de type additif et que c'est la notion d'esprit qui relève du type 1/x, mais cette fois leurs fonctions sont complémentaires, simple support pour l'une et sculpture figurative pour l'autre.
Dans chacun des deux panneaux on a donc vu le contraste bien affirmé à cette étape entre le type 1/x de ce qui relève de l'esprit et le type 1+1 de ce qui relève de la matière, et on a vu aussi que l'ensemble de la disposition se présente comme un dialogue bien affirmé entre ces deux notions désormais clairement distinctes l'une de l'autre. C'était là le but de la 5e période : mettre clairement en relation les deux notions distinctement différenciées l'une de l'autre, et faute qu'elles puissent déjà se supporter l'une en face de l'autre en disposant toutes deux de la force que donne le type 1/x, les mettre en relation de façon dissymétrique.
Et maintenant, la Renaissance :
Dans le cas du premier panneau de Pisano, des personnages dotés d'un esprit évoluant dans un paysage matériel ont suffi pour que le regroupement des deux notions apparaisse réalisé, tandis que la couleur dorée réservée aux personnages a suffi pour qu'ils soient simultanément perçus d'une façon bien distincte du paysage. Dans le cas du transport du corps de Saint-Jean-Baptiste, l'adhérence du groupe des personnages sur le fond matériel du panneau a cette fois suffi pour figurer un regroupement entre le fond matériel et le groupe des personnages, et là encore la différence de couleur a suffi pour que l'on perçoive que le fond et les personnages correspondent à des réalités indépendantes l'une de l'autre.
C'est cette séparation forcenée entre environnement matériel et personnages, ou entre fond et personnages, qui disparaîtra à l'étape suivante. En effet, grâce à l'évolution qui s'est produite pendant la 5e période, puisque dès le début de la 6e période les notions de matière et d'esprit forment désormais un couple de deux notions, elles n'évolueront dorénavant que l'une par rapport à l'autre et seulement comme partenaires à l'intérieur de ce couple.
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Lorenzo Ghiberti : Isaac avec Esaü et Jacob, l'un des panneaux de la Porte du Paradis du baptistère de Florence, Italie (1425-1452)
Source de l'image : L'Histoire de l'Art, Alpha Éditions (1977) |
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Au tout début du XVe siècle, Lorenzo Ghiberti gagna le concours ouvert pour la réalisation d'une autre porte du baptistère Saint-Jean de Florence, et quelques dizaines d'années plus tard il lui fut confié la réalisation d'une autre porte encore, que Michel-Ange dénommera plus tard la porte du Paradis. C'est un panneau de cette porte, représentant Isaac avec ses fils dans un cadre architectural, qui nous servira à montrer la mutation qui apparaît dès la première étape de la 6e période grâce au passage que l'on vient d'envisager par la dernière étape de la 5e.
Ce panneau est évidemment à comparer avec celui du Saint-Jean-Baptiste en train de baptiser dans un paysage qui correspondait à la notion de matière. Ici c'est le bâtiment, prolongé par des pavages et par un paysage que l'on perçoit à sa droite, qui correspond à la notion de matière, c'est-à-dire à la notion d'environnement matériel à l'intérieur duquel se déplacent des personnages dotés d'un esprit. La différence est flagrante entre ces deux représentations : chez Pisano, bien qu'associés dans une même vue le paysage matériel et les personnages qui s'y trouvent sont perçus de façons bien distinctes, tandis qu'ils fusionnent dans une même continuité perspective chez Ghiberti, et même la couleur dorée se poursuit maintenant indistinctement sur le cadre architectural et sur les personnages. Ce que montre cette continuité, c'est que la notion de matière et la notion d'esprit sont désormais associées en couple et qu'elles ne peuvent plus être ressenties séparément. Comme on le verra, toute la 6e période consistera à établir une frontière repérable de façon de plus en plus claire et tranchée entre les deux notions maintenant irréversiblement associées à l'intérieur d'un couple de notions globales.
3- L'évolution de la peinture dans l'Europe du Nord
Étape C0-31 – Une étape de 1000 ans :
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Illustration du psaume 5 du Psautier d'Utrecht (vers 820-840) Source de l'image : |
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Comme exemple pour la première étape, le style des dessins illustrant le psaume 5 du Psautier d'Utrecht, spécialement caractéristique de l'art dit carolingien, confectionné vers 820-840, probablement dans la région de Reims. Réparties côte à côte sur le fond continu blanc de la feuille, plusieurs scènes se déroulent comme si elles étaient indépendantes. À gauche, une construction correspond à un sanctuaire dans lequel entre le psalmiste. Au-dessus de lui, à sa droite, un ange portant bouclier et couronne vole vers un groupe de martyrs portant des palmes, et derrière l'ange la Main de Dieu sortant du ciel tend vers ce groupe une autre couronne. Au-dessous, un démon ailé fuit le sanctuaire et se dirige vers un groupe de réprouvés, plus à droite trois démons poussent des damnés qui se tordent dans une fosse de feu. En haut à droite, diverses montagnes et bâtiments ou murailles, un peu partout sur l'image, des mouvements de terrains assez informes ponctués d'arbres et de végétations plus légères. En bas, sous le démon, un sarcophage ouvert fait allusion au « sépulcre ouvert » dont il est question dans le psaume 5.
La notion de matérialité est ici rendue par les éléments du paysage, ses vallonnements, ses rochers abrupts, sa végétation, et par la présence des diverses murailles et constructions. Tous ces éléments se répartissent de façon continue sur le fond blanc de la feuille où ils s'organisent en îlots coupés les uns des autres, et à l'intérieur de chacun de ces îlots les enrochements ou les vallonnements forment des séries continues de protubérances ou de vagues que le graphisme détache les unes des autres.
À l'intérieur de ce paysage, des personnages isolés ou des groupes isolés de personnages correspondent à autant de scènes indépendantes qui sont cependant liées les unes aux autres par leur participation à ce même paysage tout comme au contenu du psaume 5, et dans chacun des groupes chaque personnage est visible de façon indépendante bien qu'ils soient liés les uns aux autres pour former un paquet compact. Tous ces personnages, qu'ils soient humains, ange ou démons, sont supposés dotés d'un esprit, c'est spécialement leurs aventures, narrées dans le texte du psaume, qui captivent l'esprit du lecteur de ce psautier, et par conséquent ce sont eux qui prennent en charge la notion d'esprit, même si, sur le plan purement graphique, les éléments matériels du paysage attirent tout autant l'attention de notre esprit du fait de leurs enchaînements et de leur variété.
Les notions de matière et d'esprit se différencient par l'utilisation de graphismes différents pour représenter les les éléments du paysage matériel et pour représenter personnages dotés d'un esprit : autant les formes du paysage sont molles et incertaines, autant les personnages sont représentés de façon nerveuse et détaillée, et autant les formes du paysage restent ouvertes, sans limites précises sur plusieurs de leurs côtés, autant les personnages forment des entités bien fermées, bien cernées. Lorsque l'on considère l'original du dessin en suivant le lien donné comme source de l'image, on peut d'ailleurs ajouter que la différence du traitement plastique est aggravée par une couleur assez pâle pour tous les éléments de l'environnement matériel et par un graphisme très foncé pour ce qui concerne les personnages, et donc la notion d'esprit. Du temple situé à l'extrémité gauche on peut dire que son graphisme s'apparente à celui utilisé pour représenter les personnages, mais il s'agit d'un temple dédié au culte divin.
Les éléments de paysage ne forment pas une vue globale repérable, seulement une addition de 1+1 reliefs ou vallonnements. Par contre, les personnages prennent part à une unité significative globale qui est le texte du verset illustré, et puisque ce verset regroupe différents épisodes, la lecture de cette image correspond pour l'esprit de celui qui lit le psaume à une lecture du type 1/x.
Il est évident que l'esprit de l'artiste rend compte de la matérialité des scènes de façon très libre et complètement détachée de ce que l'on peut en imaginer, ce qui implique que les deux notions sont en relation additive. Comme on l'a vu toutefois, elles utilisent des éléments graphiques bien distincts, le mou, le clair et l'incertain pour l'environnement matériel, le nerveux, le foncè et le précis pour les personnages, des expressions bien distinctes qui aident à repérer que les deux notions jouent ici des rôles complémentaires : la matérialité organise le paysage et le décompose en multiples lieux qui distribuent dans l'espace de la page les différentes scènes jouées par les personnages munis d'un esprit et comprises par notre esprit.
Au total, on a vu que l'art carolingien trahit le type 1/x de la notion d'esprit et que les deux notions y sont en relation additive et complémentaires, par différence avec la sculpture romaine de la même étape qui faisait valoir l'indépendance des deux notions.
Étape C0-32 – À l'époque romane :
La construction de la tour de Babel, détail des fresques sur voûte de l'Abbaye de Saint-Savin-sur-Gartempe, Vienne, France (vers 1100)
Source de l'image : https://inventaire.poitou-charentes.fr/operations/le-patrimoine-roman/64-decouvertes/392-l-eglise-romane-de-saint-savin-une-voute-peinte-exceptionnelle |
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Comme exemple de peinture romane, une fresque peinte vers 1100 sur la voûte de l'église de l'Abbaye de Saint-Savin-sur-Gartempe dans la Vienne, en France. Le détail que nous allons considérer représente la construction de la tour de Babel. Des ouvriers sont affairés à transporter des matériaux dans sa partie droite, et dans sa partie gauche un groupe compact de personnages se tourne vers le Christ.
Même si le bâtiment représentant la tour a un aspect très anormal et une dimension très anormale par rapport à la taille des personnages, on peut admettre qu'il s'agit matériellement de la représentation d'une tour, et comme de plus les personnages se tiennent normalement sur le sol et supportent matériellement l'effet de la pesanteur qui s'applique sur leur corps et sur les matériaux qu'ils transportent, on peut considérer que la notion de matière est portée par l'ensemble des dispositions matérielles représentées. Ce qui captive notre esprit, c'est le dynamisme des personnages et la complexité de leurs mouvements qui sont principalement rendus par les tracés qui cernent les figures et leurs différentes parties. Ainsi, la marche du Christ fait balancer ses vêtements, et la même chose vaut pour les habits de tous les personnages dont la partie basse vole en l'air, et l'on voit bien leurs corps ployer sous les charges, ou s'incliner vers un seau, ou se retourner vers le Christ en tournant leurs paumes vers lui. Bref, dans une même scène notre esprit repère des personnages différents qui font des choses différentes, et cela en s'activant dans des postures chaque fois différentes que soulignent les mouvements différents qu'ils font. Et si à l'intérieur de chacun des deux groupes principaux de personnages tous font à peu près la même chose, s'agitent à peu près de la même façon, ils le font cependant de façons différentes, l'un portant par exemple une pierre en y mettant les deux mains quand un autre la porte d'une seule main. Toutes différences qui captent évidemment l'attention de notre esprit.
Les notions de matière et d'esprit se différencient par des effets qui s'appuient sur les relations entre l'intérieur et l'extérieur. La relation entre les personnages et la tour de Babel est spécialement révélatrice puisque, en étant beaucoup trop petit, ce bâtiment est matériellement situé à l'intérieur du groupe des personnages alors que, en rétablissant sa taille réelle par l'imagination de notre esprit, nous ressentons bien que les personnages devraient être beaucoup plus petits et donc physiquement à l'extérieur du bâtiment. Dans chaque personnage les contours dessinés dont le détail captive notre esprit séparent différentes surfaces matérielles à l'intérieur d'un vêtement de même couleur, et pour des personnages voisins à l'intérieur d'un groupe, les changements systématiques de couleur qui intéressent notre esprit soulignent que la matérialité de chacun est extérieure à celle des autres.
Comme dans l'exemple de l'étape précédente, il est évident ici que l'esprit du peintre ne s'est pas senti tenu de rester attaché à l'apparence matérielle de la scène, qu'il l'a représentée au contraire en faisant preuve d'une très large autonomie par rapport à elle, ce qui implique que les deux notions ne sont pas en situation couplée mais additive. Dans le cadre de cette relation, elles ont trouvé le moyen de se rendre complémentaires puisque, de façon grossière, on peut dire que la notion de matière met physiquement en place les différents éléments de la scène pendant que la notion d'esprit les met en mouvement et donne un sens à la façon dont ils s'activent. Comme le sens de cette scène est donné par l'activité des multiples personnages qui y participent, c'est la lecture correspondant à la notion d'esprit qui dispose du type 1/x. Si l'on néglige la signification de l'activité des personnages, et si l'on néglige aussi qu'il s'agit de la tour de Babel, on ne lit matériellement que l'addition de 1+1 personnages au voisinage d'un bâtiment sans qu'il n'en résulte une forme globale spécialement lisible pour leur rassemblement. On retrouve donc une nouvelle fois que dans cette filière la notion de matière est subordonnée à celle d'esprit qui décide fondamentalement de la signification de la scène, et même de celle de son organisation matérielle.
Étape C0-33 – À l'époque du gothique classique :
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Les Rois mages reçus par le roi Hérode, dans le psautier d'Ingeburge (entre 1195 et 1214) Source de l'image : Codices illustres - Éditions Taschen (2001) |
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Pour l'âge du gothique classique, la miniature des Rois mages reçus par le roi Hérode qui fait partie d'un psautier probablement réalisé entre 1195 et 1214 pour une reine de France, Ingeburge de Danemark.
Le fond en or de cette image joue un rôle essentiel. D'une part parce qu'il éblouit et empêche de saisir la relation entre les différents personnages sans être influencé par sa présence, d'autre part parce qu'il impose un caractère plus symbolique que réaliste à cette scène malgré ses détails très réalistes : les personnages ne sont pas inclus dans un paysage ou dans une architecture comme le sont nécessairement des personnages réels, ils se découpent sur un fond uniforme abstrait qui ne représente rien, et la ligne de sol ondulée sur laquelle s'appuient partiellement les Rois mages et aucunement le tabouret du roi Hérode a également un caractère très abstrait, ne renseignant aucunement sur l'endroit où se trouvent les personnages et n'ayant qu'un rapport très ténu avec la façon dont les personnages ou les sièges s'appuient sur le sol. Toutefois, mis à part la couleur dorée du fond, les gestes des personnages et les plis de leurs vêtements suivent très précisément ce que l'on peut attendre de la réalité anatomique des personnages et des plis que doivent faire leurs vêtements sous le poids de l'étoffe soumise à l'effet de la pesanteur.
En résumé, le dessin noir du contour des personnages et le dessin en coloris plus ou moins clairs et plus ou moins foncés des plis de leurs habits s'appuient sur la réalité matérielle représentée et portent donc la notion de matière, tandis que la couleur irréelle du fond doré et la ligne de sol ondulée tout aussi irréelle correspondent à une pure invention de l'esprit pour la première et à une pure convention de l'esprit pour la seconde, par conséquent elles portent la notion d'esprit. Il convient toutefois d'ajouter que si l'utilisation de coloris plus ou moins clairs intervient pour renseigner sur la réalité matérielle des plis des étoffes, et donc pour la notion de matière, elle séduit aussi notre esprit par le chatoiement de ses variations colorées, lesquelles soulignent effectivement les volumes des étoffes et des corps mais se révèlent tout à fait irréalistes pour ce qui concerne leur traduction de l'effet de la lumière : les profondeurs des plis sont systématiquement plus foncées, mais aucune partie de vêtement ne porte ombre sur l'autre, et aucun membre des personnages ne porte ombre sur ses habits. Non seulement les personnages sont baignés dans un fond doré irréel, mais ils sont également baignés dans une lumière irréelle qui ne porte pas ombre de telle sorte que l'irréalité des variations de coloris est aussi à mettre au compte de la notion d'esprit.
Les notions de matière et d'esprit se différencient par la régularité ou non de leur traitement : le fond doré est d'une couleur absolument uniforme, ponctuée de façon uniforme par une trame de petits reliefs creux en forme de trèfle (à peine visible sur la photographie), il est donc toujours le même, comme est toujours le même l'effet de la lumière d'ambiance uniforme et sans ombre portée, ce qui vaut aussi pour la ligne de sol qui est traitée de la même manière sur toute sa longueur ; par différence, les personnages sont de formes très variées, aussi bien globalement que dans le détail, ils ont des attitudes différentes, et bien sûr leurs couleurs sont différentes. Comme l'esprit du peintre a fait preuve de beaucoup d'autonomie par rapport à l'apparence de la matérialité représentée, du moins par rapport à l'idée que l'on peut se faire de son aspect réel, il s'ensuit que les deux notions ne sont certainement pas en relation couplée mais en relation additive, et par ailleurs les deux notions se complètent puisque l'une donne des indications réalistes tandis que l'autre rappelle qu'il ne s'agit pas d'une scène de la vie quotidienne réelle mais d'une scène symbolique, baignant pour cela dans une lumière irréelle.
L'unité globale de l'image est donnée par le fond doré irréel omniprésent et par la ligne de sol symbolique qui tiennent ensemble tous les personnages : la notion d'esprit relève d'une lecture du type 1/x. Quant à eux, les différents personnages correspondent à des représentations matérielles qui ne font pas ensemble un groupe à la forme distinctement affirmée, ils s'ajoutent seulement les uns à côté des aux autres en 1+1 formes plongées séparément dans la couleur irréelle de ce fond d'or.
En résumé, les deux notions se révèlent additives et complémentaires, et elles confirment que l'on est dans une filière dans laquelle la notion d'esprit est prépondérante.
Étape C0-34 – À l'époque du gothique dit rayonnant :
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La naissance du Christ est annoncée aux bergers, aux humbles - extrait du Livre d’images de madame Marie (vers 1285-1290) - BnF, Naf 16251, fol. 22v. Source de l'image : https://www.pinterest.fr/pin/420312577708367219/ |
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La quatrième étape correspond à la période du gothique rayonnant. Nous l'illustrons avec une représentation de « La naissance du Christ annoncée aux bergers, aux humbles » tirée du « Livre d’images de madame Marie » réalisé vers 1285-1290 dans le Hainaut ou le Brabant. Comme par exemple le Psautier de Saint-Louis réalisé vers la même époque (1260-1270), toutes les scènes de ce livre d'images se situent dans une sorte d'architecture même si, comme ici, il s'agit d'une représentation d'une scène de campagne sous un ciel étoilé.
L'apparence matérielle de cette scène et sa situation matérielle à l'intérieur d'une architecture imaginaire sont ici ce qui porte la notion de matière. Quant à lui, notre esprit est attentif à la façon mi-réaliste mi-symbolique avec laquelle cette matérialité est représentée. Ainsi, le ciel évoque bien l'aspect d'un ciel réel, mais la régularité trop grande de sa teinte bleue et de la répartition du semis des étoiles en fait tout autant un ciel irréel, purement symbolique. Les arbres aussi rappellent suffisamment l'apparence matérielle d'arbres véritables pour qu'on les reconnaisse comme tels, mais la couleur uniforme de leur tronc et de leur feuillage n'a rien de réel, tout comme la forme tassée en boule de leur feuillage, l'ensemble correspondant donc plus à une idée d'arbre qu'à un arbre réel. Même chose pour les personnages dont l'habit est de couleur uniforme, nullement marquée différemment de place en place par l'ombre que devrait normalement générer l'obscurité de la scène nocturne, et là encore cet aspect irréel des habits est produit par l'unité trop grande de sa couleur que de multiples plis divisent en multiples morceaux de même ton. Quant aux animaux tout blancs, aux visages presque blancs des personnages et à leurs mains presque blanches, ils ont beau avoir des apparences assez réalistes, leur vive luminosité en pleine nuit est tout aussi irréelle. Toutes ces parties sont unifiées par une même couleur blanche répartie sur de multiples surfaces bien distinctes, et la même chose vaut pour la couleur verte maculée de noir qui est répandue sur deux arbres et sur la surface herbeuse, et aussi pour la couleur orangée plissée de rougeâtre qui est répandue sur l'habit d'un personnage, sur l'habit de l'ange et sur le terrain rocheux sur lequel se tient le chien. Chaque fois donc, des effets d'unification accusent les effets d'irréalité de la scène qui captent l'attention de notre esprit.
Les notions de matière et d'esprit se différencient par le contraste entre l'apparence matérielle crédible de la scène et les anomalies et les irréalismes par lesquelles la notion d'esprit transforme cette scène en une représentation purement symbolique d'une scène de l'Évangile. Ces anomalies relèvent d'un principe global d'irréalisme qui unifie l'aspect et la signification de cette image et qui est réparti en de multiples aspects, ce qui fait que la notion d'esprit liée à ces anomalies relève d'une lecture du type 1/x. Matériellement, on a une scène de plein air, visiblement en pleine campagne, et on a un cadre architectural pour enclore et abriter cette scène : ces deux aspects matériels sont incompatibles et ne peuvent que s'ajouter l'un à l'autre en 1+1 éléments qui ne font rien ensemble de crédible. On est donc toujours dans une filière dans laquelle la notion d'esprit est prépondérante et dispose seule du type 1/x.
La notion de matière s'efforce d'apporter des éléments réalistes pour construire la scène et la notion d'esprit s'efforce de la transformer en une scène symbolique, c'est-à-dire pratiquement l'inverse. Puisqu'elles interviennent de façons autonomes les deux notions sont en relation de type additif, mais si la matérialité et l'esprit ne font pas du tout la même chose, leurs interventions se complètent puisque c'est le réalisme matériel qui sert de base à sa transformation symbolique réalisée par l'esprit de l'artiste, ce qui revient à dire que les notions de matière et d'esprit agissent ici de manières complémentaires.
Étape C0-35 – Au 14e siècle, juste avant la Renaissance :
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Maître du Remède de Fortune : Guillaume de Machaut arrive au château de sa dame, folio 23 des Œuvres poétiques de Guillaume de Machaut (vers 1350-1360) Source de l'image: |
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Pour la dernière étape, le moment où Guillaume de Machaut arrive au château de sa dame. Il est tiré des illustrations réalisées vers 1350-1360 par le peintre dénommé « le Maître du Remède de Fortune » pour le recueil des Œuvres poétiques de Guillaume de Machaut dont l'un des poèmes porte ce titre.
Le château n'est pas qu'un simple symbole de château puisqu'il en a quelque peu l'apparence, avec sa muraille, ses tourelles, ses fenêtres, ses créneaux, ses toitures, son porche, ses cheminées, sa chapelle, la couleur de sa pierre, celle des ardoises de sa toiture, celle de la végétation qui l'entoure, et de la même façon les personnages ont une apparence matérielle qui se rapproche assez de l'apparence réelle de personnages réels. Tous ces aspects donnant des renseignements sur l'apparence matérielle des éléments représentés, même visiblement déformés tels que l'échelle relative entre la taille du bâtiment et la taille des personnages, renvoient à la notion de matière.
De son côté, la notion d'esprit dévoie ces différents éléments matériels puisque la fantaisie de l'artiste fait rater le réalisme de la scène en lui donnant un caractère fictif, imaginaire. Pour commencer, la façon d'encadrer l'image avec une bordure rectiligne sur laquelle poussent des végétaux nie qu'il puisse s'agir d'une représentation de la réalité, car il est tout à fait fantaisiste de penser que des végétaux aussi souples que ceux qui sont montrés puissent pousser d'une tige absolument rectiligne. On a déjà évoqué l'irréalisme de l'échelle des personnages par rapport à la dimension du bâtiment, ce qui lui donne l'apparence d'une sorte de maison de poupée, mais le bâtiment connaît également des invraisemblances dans sa représentation, des invraisemblances qui tiennent au caractère beaucoup trop compact de sa forme qui ne se développe pas suffisamment dans l'étendue, mais qui tiennent surtout à l'incompatibilité des divers points de vue utilisés : la muraille sur la droite et le perron d'entrée sont en vue très plongeante depuis le dessus tandis que le plafond du porche voisin est vu d'en dessous et que la chapelle à proximité est à nouveau vue depuis son dessus, à gauche de l'étage percé de fenêtres très verticales le bâtiment se retourne en axonométrie montant vers le haut tandis que les toitures de l'étage du comble ont leur faîtage en perceptive se dirigeant vers le bas, etc. Bien entendu, l'invention de l'esprit de l'artiste qui génère le plus d'irréalité est sa façon de remplacer le ciel par des enroulements de fins végétaux orangés. D'ailleurs, est-ce que le ciel devrait descendre si bas, comme si la silhouette des personnages masculins se découpait tout en haut d'une colline alors que l'architecture du bâtiment suggère que le terrain monte bien plus haut ?
En résumé, la notion de matière apporte des indications matérielles réalistes qui permettent de comprendre où l'on est et ce qui se passe, tandis que la notion d'esprit fait rater le réalisme de la scène pour en faire une scène imaginaire et de l'ordre du légendaire. Un tel caractère artificiel s'accorde parfaitement ici avec la notion de licence poétique propre à un recueil de poèmes, mais il vaut tout aussi bien pour des images qui illustrent des scènes religieuses évoquant des événements très anciens, ainsi que l'a fait par exemple l'enlumineur français Jean Pucelle dans son « Bréviaire de Belleville » qui date des années 1323-1326.
L'incompatibilité entre les différents éléments matériels empêche que ceux-ci puissent s'ajouter pour former ensemble une réalité matérielle globale, et tout spécialement le ciel orangé parcouru de fins enroulements de feuillages ne peut s'ajouter de façon crédible à cette architecture pour correspondre à une vision réaliste du site. Ces éléments matériels qui ne font globalement rien de censé s'ajoutent donc en 1+1 éléments matériels, mais pour l'esprit de l'artiste toutes ces bizarreries matérielles participent à l'effet global d'irréalisme de cette sorte de scène enchantée, une scène dont la lecture est du type 1/x puisqu'il s'agit d'une scène globalement irréaliste obtenue par la combinaison d'une multitude d'aspects irréalistes. À la dernière étape de la 5e période, comme on l'avait vu avec la sculpture, cette enluminure nous montre une nouvelle fois que l'on est dans une filière dans laquelle la notion d'esprit est prédominante et bénéficie du type 1/x.
L'esprit de l'artiste a traité l'apparence matérielle de la scène en toute autonomie, sans se croire nullement tenu de respecter sa vraisemblance. Il va donc de soi que ces deux notions ne sont pas ici couplées mais en relation additive, et pour s'en convaincre il n'est qu'à comparer l'irréalisme de la représentation de l'architecture dans cette enluminure à l'architecture d'un bâtiment de l'époque Yuan telle qu'elle est représentée par le peintre Wang Zhenpeng dans « la Régate du Bateau Dragon », à son réalisme très scrupuleux, aussi bien dans l'allure globale que dans les détails, et cela pour la même étape de la même 5e période mais dans le cadre d'une civilisation où les deux notions sont cette fois en situation couplée.
Dans l'enluminure du « Maître du Remède de Fortune » les deux notions utilisent les mêmes formes auxquelles elles s'efforcent de donner, pour l'une, un certain réalisme, pour l'autre, une apparence irréaliste, ce qui implique que, comme dans le cas de « La naissance du Christ annoncée » de l'étape précédente, les deux notions interviennent ici de façons complémentaires, la matérialité y servant de base aux transformations opérées par l'esprit pour produire au total un effet de scène enchantée, mi-réelle, mi-imaginaire.
Alors qu'au XIIIe siècle les enluminures figuraient très souvent les scènes à l'intérieur d'une architecture imaginaire comme il en allait de « La naissance du Christ annoncée », ou à l'intérieur d'un artificiel jeu de cadres comme dans le cas du Psautier de Blanche de Castille (vers 1220-1230), du moins en Europe du Nord aux relations additives et complémentaires, au XIVe siècle les enluminures se présentent le plus souvent comme de véritables tableaux autonomes, seulement encadrés comme ici par une fine bordure et non plus inscrits dans une très prégnante architecture factice ou un très prégnant jeu d'encadrement. On peut estimer que c'est de cette façon que se marque à la dernière étape l'affirmation et la réussite du couplage dissymétrique entre la notion d'esprit qui organise à sa guise la matière sur l'enluminure et la notion de matière qui fournit seulement à l'artiste une « matière à peindre ». Même l'encadrement dans de fins dessins sur lesquels poussent librement des végétaux ou sur lesquels s'installent des animaux plus ou moins bizarres, une disposition très fréquente au XIVe siècle, est encore un jeu de l'esprit utilisant des aspects matériels et non plus un encadrement purement matériel.
Et maintenant, comme en sculpture, la Renaissance :
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Jan van Eyck ou disciple : Le baptême du Christ, détail d'une page du livre d'heures de Milan-Turin (vers 1422-1424)
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Comme avec la sculpture, nous examinons maintenant la façon dont le basculement dans la 6e période se traduit en peinture. Pour cela, nous donnons l'exemple du baptême du Christ qui figure en bas d'une page du livre d'heures de Milan-Turin illustré vers 1422-1424 par le peintre flamand Jan van Eyck. Ce livre d'heures faisait initialement partie des « Très Belles Heures de Notre-Dame », un manuscrit commandé par le duc Jean Ier de Berry en 1389. Certains doutent qu'il s'agisse d'une enluminure réalisée par Van Eyck lui-même, mais cela ne changerait rien qu'elle soit de l'un de ses disciples.
Bien qu'il s'agisse d'une scène qui se serait produite quatorze siècles auparavant, le baptême du Christ est représenté dans un paysage très naturaliste dont l'architecture des bâtiments et la présence d'un moulin dans le lointain font croire qu'il s'agit d'une scène contemporaine dont le peintre aurait pu être le témoin. Par différence avec l'exemple de « Guillaume de Machaut arrive au château de sa dame », aucun aspect étrange irréaliste dans cette représentation : les lieux du lointain sont de dimension très normalement décroissante comme le veut l'effet de la perspective, les lointains se baignent progressivement dans une brume bleutée comme le veut l'épaisseur croissante de la couche d'atmosphère qui nous en sépare, et les bâtiments et autres éléments du paysage sont très normalement affectés par des zones ombrées ou éclairées qui résultent de la position du soleil dans le ciel. Sous cet aspect, la seule anomalie irréaliste concerne les personnages du premier plan, le Christ et Saint-Jean-Baptiste, puisqu'ils sont comme éclairés depuis l'avant-plan alors que la luminosité vient de l'arrière-plan. Cette anomalie d'éclairage ne fait que s'ajouter à l'anomalie de la présence, dans un paysage du XVe siècle, de ces personnages qui sont supposés avoir vécu au début de l'ère commune, et elle peut s'expliquer par le fait qu'il s'agit de personnages sacrés qui, symboliquement du moins, ne peuvent être affectés par l'obscurité.
Mis à part la présence et l'éclairage du Christ et de Saint-Jean-Baptiste, il n'y a donc rien dans cette représentation qui soit bizarre ou irréaliste, il pourrait presque s'agir d'une photographie, et même les entorses au réalisme matériel de l'éclairage des personnages du premier plan sont en phase avec l'intention de l'esprit de l'artiste puisqu'elle était d'attirer l'attention sur le fait qu'il s'agissait d'une scène religieuse particulière. Autrement dit, c'est le caractère réaliste systématique du paysage représenté qui permet à notre esprit de comprendre que l'absence de réalisme des personnages du premier plan est significative, la notion de matière qui rend compte des aspects matériels de la scène y intervient donc parfaitement de concert avec la notion d'esprit qui donne sens à cette scène : les deux notions agissent désormais en couple et non plus en relation additive comme elles étaient en Occident pendant toute la phase précédente.
Aux étapes précédentes, lorsqu'il s'agissait d'une scène ayant un caractère quelque peu irréel, que ce soit dans « La naissance du Christ est annoncée aux bergers » du Livre d’images de madame Marie ou que ce soit dans « Guillaume de Machaut arrive au château de sa dame », les notions de matière et d'esprit tiraient cette scène en sens inverses, indépendamment l'une de l'autre, l'une y apportant des aspects matériels réalistes quand l'autre y apportait des invraisemblances imaginées par l'esprit de l'artiste. Puisqu'elles étaient encore autonomes, c'était le seul moyen pour ces notions de suggérer l'existence d'une situation quelque peu anormale, une situation irréelle mais s'enracinant pourtant dans le réel. À la 6e période, puisque les deux notions sont désormais en couple elles ne peuvent plus agir de façons autonomes, raison pour laquelle la notion d'esprit utilise la matérialité objectivement normale du paysage pour faire comprendre qu'une scène divine s'y produit, et donc ici pour suggérer que le Christ est toujours présent dans le monde. De la même façon, on ne compte pas le nombre de peintures ou de fresques flamandes aussi bien qu'italiennes montrant un paysage ou un bâtiment respectant strictement l'effet de la profondeur géométrique dans lesquelles apparaissent des personnages de la Bible ou des Évangiles. La notion de matière se charge alors de proposer un cadre matériellement réaliste à la scène et, dans ce cadre et strictement dans ce cadre, la notion d'esprit introduit des personnages religieux ou mythologiques dont la présence détonne, les deux notions intervenant alors de concert au lieu d'agir indépendamment l'une de l'autre comme il en allait dans la période précédente.
(dernière version de ce texte : 31 janvier 2023) - Suite : 6e période