Christian RICORDEAU

 

6e période de l'histoire de l'art

- de 1400 à 1750 -

 

 

retour à la 5e période ou retour à la liste des périodes

 

Pour cette 6e période on se contentera de suivre la filière occidentale. Comme on l'a vu on y dispose désormais d'un couple de notions dissymétriques puisque la notion d'esprit prédominante dispose du type 1/x tandis que la notion de matière relève du type 1+1. Les deux notions ont toutes les deux le caractère d'une notion globale et depuis la fin de la 5e période elles sont en relation l'une avec l'autre.

On peut schématiser ainsi cette situation, étant précisé que la notion d'esprit forme une masse claire compacte centrale pour rendre compte de son type 1/x et de sa prédominance, tandis que la notion de matière forme une couronne plus sombre périphérique par rapport à la notion centrale, elle est continue pour rendre compte de son caractère de notion globale mais s'échelonne en plusieurs masses distinctes pour rendre compte de son type 1+1. L'association étroite des deux notions dans le croquis correspond au fait qu'elles sont désormais en relation l'une avec l'autre.

 

 

situation à la fin de la 5e période et au début de la 6e :

 

 


 

 

Comme les deux notions, sous leur aspect de notions globales, ne sont en relation que depuis la dernière étape de la précédente période, elles n'ont pas encore eu l'occasion de se frotter l'une à l'autre pour éprouver leurs différences, ce qui se traduit dans le croquis précédent par le caractère flou de leur séparation puisque leur différence n'est pas encore bien tranchée. Ce sera précisément l'objet de la 6e période que d'utiliser leur mise en relation toute neuve pour établir le plus clairement possible ce qui différencie l'une de l'autre, et cela de plus en plus fortement au fil des étapes. À la fin de cette période, le caractère flou de la séparation entre les deux notions sera remplacé par une limite bien tranchée, si bien que le croquis précédent sera remplacé par celui-ci :

 

 

situation à la fin de la 6e période :

 

 


 

 

Ces deux croquis résument donc l'essentiel de ce qui se passera à la 6e période : la différence entre les deux notions, d'abord floue, va devenir aussi affirmée que possible. Nous aurons toutefois l'occasion de faire d'autres observations. Ainsi, si lors de la période précédente nous avons vu que l'Italie se différenciait du Nord de l'Europe pour l'indépendance des notions par préférence à leur collaboration complémentaire, on verra que cette différence s'est prolongée lors des siècles suivants, cette fois sous la forme du conflit maintes fois décrit entre « la nouveauté » de la Renaissance italienne et ce qui serait un attachement archaïque et obsolète aux solutions gothiques dans le nord de l'Europe pendant les XVe et XVIe siècles, puis sous la forme du conflit bien connu entre le baroque italien et le classicisme français à partir du XVIIe siècle. Cette différence régionale toutefois ne peut plus être liée à la différence entre notions indépendantes et notions se complétant puisque celle-ci n'a plus de sens après la 5e période : les deux notions ont désormais réussi à former un couple de deux notions, et bien qu'ainsi groupées leur indépendance est acquise grâce à leur situation dissymétrique à l'intérieur de ce couple dont, par ailleurs, elles sont nécessairement deux aspects complémentaires. À l'occasion de l'architecture, on verra que cette opposition entre indépendance et complémentarité, dès qu'elle est devenue caduque, a été remplacée par une autre opposition, cette fois entre conflit et autonomie.

De même que l'indépendance et la complémentarité étaient deux aspects qui devaient être simultanément préservés pour parvenir à la fin de la 5e période à grouper correctement les deux notions dans une même unité, même si l'on pouvait remarquer une préférence pour l'un ou l'autre de ces aspects, le conflit et l'autonomie sont désormais les deux aspects simultanément indispensables pour parvenir à la fin de la 6e période à différencier au mieux les deux notions, c'est-à-dire à les séparer au mieux à l'intérieur de leur couple, ce qui suppose effectivement qu'elles soient capables d'autonomie l'une par rapport à l'autre, mais aussi qu'elles fassent mûrir leurs différences en s'affrontant l'une à l'autre de façon conflictuelle. Comme il en allait pour la différence entre indépendance et complémentarité pendant la période précédente, la différence entre conflit et autonomie ne doit pas être prise comme une différence absolue générant des usages systématiquement opposés, seulement comme des tendances préférentielles liées à des habitudes régionales.

 

Une présentation plus détaillée de l'évolution de cette 6e période est présentée dans le chapitre 7 du tome 1 de l'Essai sur l'art, mais on y trouvera aussi des développements complémentaires au chapitre 10 du tome 2 et au chapitre 18.3 du tome 5.

 

 

 

1- En architecture, style renaissance contre gothique tardif, puis baroque contre classique

 

 

>>>  les mêmes notions présentées de façon plus complète (texte en pdf)

 

Étape D0-11 – L'époque de la Renaissance du XVe siècle :

 

 


Alberti : façade sur rue du palais Rucellai de Florence, Italie (1446-1451)

 

Source de l'image :http://nyitarch161.blogspot.com/2016/12/palazzo-rucellai-firenze-italy-1446.html

 

 

Pour la première étape de la 6e période, la façade sur rue du palais Rucellai de Florence, conçu entre 1446 et 1451 par l'architecte Leon Battista Alberti (1404-1472). Dans un même plan vertical s'imbriquent et se confrontent deux techniques différentes de mise en œuvre de la matière : l'une qui est celle d'un mur continu en pierres assemblées par assises successives, l'autre qui est celle de portiques à l'antique embrassant d'un coup toute la hauteur d'un étage, étant toutefois précisé qu'à la différence de l'architecture antique il ne s'agit pas de vraies colonnes portant de vrais entablements mais seulement de pilastres, et qu'il s'agit donc d'une sorte de trompe-l'œil puisque ces pilastres sont eux-mêmes réalisés en pierre de taille et que c'est seulement le dessin de leurs joints qui produit cet effet d'imbrication de deux systèmes constructifs.

Dans cette architecture, on a l'imbrication d'une mise en œuvre qui peut sembler « purement matérielle » puisqu'elle consiste à simplement empiler des pierres, et d'autre part d'une mise en œuvre par pilastres et entablements évoquant l'Antiquité et faisant appel pour cela à la mémoire historique qui est une propriété de l'esprit. Comme annoncé, les deux notions sont en couple, et à l'intérieur de ce couple, dès la première étape, elles s'affrontent donc directement l'une à l'autre pour se différencier. Si l'on met de côté cette confrontation de techniques et que l'on s'attache seulement aux effets qui en résultent, on doit conclure que la séparation des deux techniques se double d'une séparation des effets visuels. Pour ce qui la concerne, la surface en pierres de taille de grandes dimensions met en valeur ce matériau et suggère que l'intérieur du bâtiment est protégé par une solide masse matérielle continue et compacte, tandis que pour sa part la technique des pilastres portant des bandeaux utilise un système croisé de formes linéaires verticales et horizontales qu'il est facile de lire « du bout des yeux », et donc seulement avec son esprit, sans avoir besoin d'intégrer en soi la pesanteur matérielle impliquée par la lecture de la surface en pierres appareillées. Dans cette lecture purement linéaire et seulement du bout des yeux, on peut inclure la lecture des colonnes verticales qui séparent les baies jumelées ainsi que la lecture des traits horizontaux que dessinent les linteaux soutenant les oculus en demi-cercle.

Les deux techniques de mise en œuvre de la matière, celle par pierres appareillées et celle par pilastres et entablements ne peuvent se lire en même temps, seulement en deux temps séparés, ce qui correspond à une lecture du type 1+1 pour ce qui est de la matière, et l'on peut ajouter que la surface maçonnée en pierre de taille ne peut se lire de façon continue, c'est-à-dire comme une unité intrinsèque, seulement comme 1+1 petits morceaux de surface à cause de la présence prédominante de la technique par pilastres et entablements valorisée par l'esprit et qui recoupe constamment la surface en pierres de taille. Quant à lui, l'esprit lit donc préférentiellement les grandes lignes horizontales des corniches et des bandeaux d'entablement qui peuvent se lire rapidement, comme du bout des yeux, et ces divisions horizontales de la façade au niveau des entablements permettent de lire que la surface totale unitaire de cette façade est subdivisée en multiples niveaux, ce qui relève cette fois d'une lecture du type 1/x. Lecture 1/x pour l'esprit et lecture 1+1 pour ce qui relève de la mise en œuvre de la matière, lecture de la technique valorisant la matière contrariée par celle valorisant l'esprit, on est bien dans une filière où la notion d'esprit est prédominante grâce à son type 1/x.

 

 

Toujours pour la première étape, on donne maintenant un exemple de palais construit en France à la même époque : le palais de Jacques Cœur à Bourges conçu par les architectes Pierre Jobert et Jacquelin Collet, construit de 1443 à 1451.

 


Ci-contre : façade sur rue du palais de Jacques Cœur à Bourges, France (1443-1451)

 

Source de l'image :
https://www.bourgesberrytourisme.com
/destination-bourges/best-of
/le-palais-jacques-coeur/

 

 

 

Cette construction est qualifiée de « gothique » sur la base du style de ses décorations qui utilisent des ogives d'où sortent des crochets figurant des plantes ainsi que des quadrilobes ou des formes en flammes, un style tout à fait similaire aux motifs utilisés dans les églises gothiques de la même époque. La notion de matière y est portée par la technique en pierre de taille massive et continue, tandis que notre esprit est captivé par les lignes et les motifs décoratifs en surface de cette maçonnerie ou bien formant des acrotères ajourés en bas de la toiture.

Dans l'exemple italien précédent, typique de l'architecture dite Renaissance, la notion de matière et la notion d'esprit étaient en conflit direct puisqu'elles se concurrençaient pour occuper la même surface, ce qui impliquait que le mode constructif par pilastres et entablements lié à la notion d'esprit contrariait la continuité de la construction en grandes pierres massives valorisant les capacités de la matière, et en retour celui-ci niait de fait la prétention de l'autre à enjamber de grandes distances libres entre piliers. Par différence, ici la matière des murs massifs et les décorations qui animent sa surface ou qui la bordent ne sont nullement en conflit : les notions portées par ces aspects s'accompagnent paisiblement et chacune joue son rôle propre, soit de paroi portante, soit d'animation décorative de cette paroi. À la place du conflit entre les deux notions que l'on a trouvé dans les palais italiens, on trouve donc cette fois l'exposition de deux fonctions autonomes liées l'une à l'autre puisque accolées l'une à l'autre, l'une de ces fonctions étant associée à la notion de matière, et l'autre étant associée à la notion d'esprit. On a ici un parfait exemple de la différence entre conflit et autonomie que l'on a présentée en introduction pour remplacer en 6e période les préférences régionales pour l'indépendance ou la complémentarité.

 

 

 


Alberti : le porche d'entrée de la Basilique Sant'Andrea à Mantoue (commencée en 1472)

 

Source de l'image : https://structurae.net/fr/ouvrages/basilica-di-santandrea-di-mantova

 

 

Après les murs, nous envisageons la différence entre l'Italie et l'Europe du Nord dans la façon de couvrir les espaces.

Pour la Renaissance italienne, la formule la plus caractéristique est celle du plafond à caissons. On en trouve réalisé en surface horizontale, comme à la Basilique San-Lorenzo à Florence que l'on doit à Brunelleschi, en coupole, comme dans le porche de la chapelle des Pazzi à Florence que l'on doit également à Brunelleschi, et en voûte semi-cylindrique comme dans le porche d'entrée de la Basilique Sant'Andrea à Mantoue, commencée en 1472 et que l'on doit à Alberti. C'est cette solution en voûte semi-cylindrique, utilisée dans le porche de Sant'Andrea selon deux sens croisés, que nous allons analyser. La surface de la voûte fait nécessairement un effet matériel, ne serait-ce que parce qu'elle clôture l'espace et fait donc un effet de paroi matérielle protectrice, tandis que notre esprit remarque le caractère géométrique du quadrillage de la voûte, tout en étant aussi captivé par la répétition des motifs floraux qui occupent le centre de chaque caisson, et qui occupent également, quoique plus discrètement, les rencontres des lignes qui forment le quadrillage de la surface inférieure de la voûte.

Comme sur les façades de la Renaissance italienne il y a là un conflit par concurrence entre les aspects qui font la matérialité de la voûte et les aspects qui captent l'attention de notre esprit puisqu'ils se superposent exactement, les motifs floraux à l'aspect purement décoratif gênant la perception de l'effet de paroi opaque des caissons qu'ils occupent, et contrariant aussi une limpide perception du décalage en profondeur des deux surfaces qui constituent ensemble la continuité matérielle de la voûte. Examinant ces voûtes, nous sommes tenus de choisir entre plusieurs lectures en conflit : soit de percevoir un quadrillage de creux enfoncés depuis la surface inférieure de la voûte et la complétant pour réaliser une clôture continue de l'espace, soit de percevoir un tapis de grosses fleurs engoncées dans ces niches, soit encore de percevoir un quadrillage structurel assurant la continuité matérielle de la voûte, ou soit de lire une myriade de petites décorations systématiquement situées aux croisements de ce réseau et gênant la lecture de sa continuité.

 

 

 


Jakob Grimm : voûte de l'église St Lorenz à Nuremberg, Allemagne (1464-1477)

Source de l'image : https://www.nuernberg.museum/projects/show/83-st-lorenz-hallenchor-bauphase-jakob-grimm

 

 

De la même première étape, la voûte de l'église St Lorenz à Nuremberg en Allemagne, édifiée entre 1464 et 1477 et que l'on doit à l'architecte Jakob Grimm (mort en 1490). On n'a pas envisagé, lors de la 5e période, le système des nervures de l'époque classique du gothique, mais chacun l'a en tête et, tout comme les arcs-doubleaux de la nef romane de Vézelay que l'on a alors analysée, les nervures du gothique de cette époque signalaient que l'esprit des constructeurs y avait canalisé les forces de gravité venues de la voûte pour les conduire jusqu'au sol de façon bien visible, cela au moyen d'un réseau hiérarchique de colonnes et de colonnettes dont la disposition était étroitement corrélée au découpage de la voûte en différents voutains portés par les nervures qui les renforçaient de façon également très visible. De ce réseau de nervures quadrillé dans l'église St Lorenz, sauf à titre de raidisseur, on peut douter qu'il porte réellement la voûte située au-dessus, notamment à cause de sa surface assez plate dans la partie la plus haute de la voûte. En tout cas, on ne se pose pas cette question en regardant cette architecture : on ressent la voûte comme une surface matérielle se poursuivant en toute autonomie au-dessus des nervures, et c'est aussi en toute autonomie par rapport à l'uniformité continuelle de la surface de la voûte que ces nervures s'organisent en figures qui captivent notre esprit, cela selon des densités variables qui dévoilent des surfaces plus ou moins grandes de voûte d'un seul tenant.

Par différence avec la trame des figures florales des voûtes de Sant'Andrea qui se calquait exactement sur la décomposition en caissons de ces voûtes et ne laissait aucune possibilité de percevoir une quelconque autonomie entre ces deux trames, ici on peut parfaitement considérer isolément la voûte dont la surface se continue en une uniformité homogène, seulement déformée pour s'organiser en champignons s'épanouissant au-dessus de chaque pilier, et considérer séparément, c'est-à-dire en toute autonomie, les dessins de carrés et d'étoiles formés par les nervures situées dans l'axe de la nef et par les nervures émergeant à partir du haut des piliers. Comme pour les murs, on retrouve donc pour les couvertures des espaces la même différence entre la préférence italienne et la préférence de l'Europe plus septentrionale : en Italie, conflit par concurrence visuelle entre la matérialité de la décomposition de la voûte porteuse et les formes qui captivent notre esprit et qui se décomposent de la même façon, plus au nord, autonomie de la surface matérielle de la voûte et du dessin de ses nervures qui captivent notre esprit.

 

 

 

>>>  les mêmes notions présentées de façon plus complète (texte en pdf)

 

Étape D0-12 – L'époque dite Maniériste, au XVIe siècle :

 


Jules Romain : façade arrière du palais du Te à Mantoue, Italie (1525-1536)

 

 

Source de l'image : http://manierisme.univ-rouen.fr/spip/?2-1-1-Melancolie-de-la-beaute&id_document=57

 

 

Pour la deuxième étape, l'une des façades du palais du Te de Mantoue construit entre 1525 et 1536 par l'architecte Jules Romain (1492/1499-1546). Comme au palais Rucellai de l'étape précédente, deux modes constructifs sont ici confrontés : l'un accole matériellement des pierres les unes aux autres pour générer une surface murale continue, l'autre use de pilastres et d'entablements rythmés par des triglyphes et des métopes que l'esprit doté de mémoire associe à l'architecture de l'Antiquité. Ces deux modes constructifs se font toutefois contraste de façon plus énergique qu'à l'étape précédente puisque la matérialité de l'aspect de certaines pierres est renforcée par un martelage de leur surface, et puisque l'ordre monumental à l'antique s’enhardit à embrasser d'un seul coup toute la hauteur de l'édifice. Chacun hausse donc le ton, et la force de leur contraste n'étant d'ailleurs plus compatible avec une cohabitation dans un même plan, ils sont maintenant décalés dans la profondeur pour mieux se séparer. Il est à noter que les grosses pierres des chaînages et linteaux des baies interviennent en tant qu'effets de matière, exacerbés pour cela par le martelage de leur surface et par leurs dimensions colossales induisant un effet de solidité matérielle, mais aussi en tant qu'effets de l'esprit puisqu'elles sont agencées de façon très visiblement géométrique et symétrique.

 

 

 


Façades sur cour de l'hôtel de Cluny à Paris, France (fin du XVe)

 

Source d'une image équivalente : https://www.connaissancedesarts.com/musees/musee-cluny/le-musee-de-cluny-a-paris-une-architecture-unique-ou-le-moyen-age-dialogue-avec-lantiquite-11173852

 

 

De la même étape, mais antérieur d'une trentaine d'années et cette fois en France, l'hôtel de Cluny à Paris, pour l'essentiel reconstruit à la fin du XVe siècle sous l'instigation de Jacques d'Amboise, abbé de Cluny de 1485 à 1510. Comme le palais de Jacques Cœur, cette construction est qualifiée de « gothique » sur la base du style de ses décorations qui est tout à fait similaire aux motifs utilisés dans les églises gothiques de la même époque. Et comme au palais de Jacques Cœur la notion de matière est portée par la technique en pierre de taille massive et continue tandis que notre esprit est captivé par les lignes et les motifs décoratifs en surface de cette maçonnerie ou formant des acrotères ajourés en bas de la toiture.

La comparaison entre cette architecture française et celle italienne du palais du Te nous amène à observer la même différence que celle analysée à l'étape précédente : en Italie, on a affaire à un conflit ouvert entre deux modes constructifs qui se disputent la même surface de façade, l'un qui valorise la matérialité de la pierre et l'autre qui fait appel à la mémoire historique qui est une propriété de l'esprit, et en France on a affaire à la cohabitation paisible entre la matière « nue » des murs massifs qui fait seulement valoir son rôle de paroi portante et les décorations qui animent sa surface ou qui la bordent, qui captivent notre esprit qui en suit les lignes « du bout des yeux », tandis que la maçonnerie portante ne se laisse saisir que par surfaces, lesquelles exigent que l'on ressente leur étendue dans la matière de notre propre corps. Conflit donc entre les deux notions en Italie, en France, cohabitation des deux notions bien autonomes l'une de l'autre dans leurs fonctions respectives.

 

 


Façade sur cour de l'aile François Ier du Château de Blois (1515-1529)

 

Source de l'image : https://fr.wikipedia.org/wiki/Château_de_Blois

 

 

Très caractéristique de la différence entre l'attitude italienne et la française, l'adaptation du style Renaissance sur la façade sur cour de l'Aile François Ier du Château de Blois. Comme dans les exemples italiens il y a bien là une concurrence entre deux modes constructifs, l'un par assises de pierres continues et l'autre par pilastres écartés reliés par des entablements horizontaux, mais, à la différence des exemples italiens, la structure à pilastres et entablements n'est pas encastrée à l'intérieur de la construction par assises continues, elle est appliquée « à la française » sur sa surface, comme s'il s'agissait d'une décoration de surface évoquant à l'esprit l'architecture antique. Cette solution « à la française » du Château de Blois propose donc deux modes de construction autonomes, l'un portant réellement et assurant réellement le rôle de paroi, l'autre fictif et seulement destiné à la satisfaction de l'esprit captivé par le style de la Renaissance italienne, mais pas deux modes de construction en conflit car encastrés l'un dans l'autre et se contrariant mutuellement comme il en va dans les solutions « à l'italienne ».

 

 


 


 

 

Probablement de l'architecte Benedikt Rejt : la voûte de l'église Saint-Nicolas à Louny, Tchéquie (1520-1538)

Source de l'image : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:LounyKostelKlenba.jpg

 

 

Erhard Heydenreich : voûte d'une chapelle de l'église Notre-Dame à Ingolstadt, Allemagne (vers 1512)

 

Source de l'image : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Ingolstadt_Liebfrauenm%C3%BCnster_Jakobskapelle_Luftrippen.JPG

 

 

On doit aussi évoquer le système de voûtement de l'Europe du Nord, car à cette étape l'autonomie entre la surface matérielle des voûtes et le dessin des nervures s'exacerbe significativement par rapport à ce que l'on a envisagé à l'église St Lorenz de Nuremberg. L'église Saint-Nicolas à Louny, en Tchéquie, a probablement été conçue par l'architecte Benedikt Rejt (ou Benedikt Ried, 1451-1534), spécialement connu pour avoir réalisé la voûte de la salle Vladislav du château de Prague. Sous la voûte de Louny, réalisée vers 1520-1538, une partie des nervures ne se donne même plus la peine de se réunir dans un réseau continu mais s'interrompt soudainement après leur croisement avec les nervures qui montent depuis les piliers, générant ainsi un dessin de nervures discontinu très autonome par rapport à la surface matérielle continue des voûtes. Réalisées vers 1512 dans les chapelles latérales de l'église Notre-Dame à Ingolstadt, en Allemagne, certaines des nervures ne méritent même plus ce nom de nervure tellement elles sont éloignées de la surface matérielle de la voûte pour créer un réseau de faux branchages dont la présence inattendue captive l'esprit. En fait, sous la surface lisse et bombée de la voûte, plusieurs réseaux se succèdent : d'abord des nervures courbes fortement saillantes qui se croisent de façon très dense, puis des espèces de branchages suspendus en l'air d'où émergent des boutons floraux à leurs intersections, puis au centre une espèce d'étoile végétale d'où sort un autre bouton floral. Ce complexe réseau inattendu forme évidemment pour l'esprit un enjeu d'intérêt complètement autonome de la présence matérielle de la voûte qui ferme l'espace au-dessus, autonome car éloigné de toute notion de paroi et incapable d'aider à porter la voûte puisque, à l'inverse, il y est suspendu, au moins en partie.

Ce type de disposition n'a rien à voir avec le rôle complémentaire que jouaient les nervures à l'époque gothique classique en matérialisant des endroits de renfort de la voûte et en suggérant qu'elles canalisaient l'écoulement des forces de gravité à travers la construction, ce n'est certainement pas de complémentarité dont il est question ici, mais bien d'autonomie entre la voûte matérielle et les nervures captivant l'esprit par leur dessin.

 

 




 

La voûte du jubé de la Cathédrale Sainte-Cécile à Albi, France (vers 1500)

 

Source de l'image : http://www.mascoo.com/2719508-CPM-neuve-81-ALBI-Basilique-Ste-Cecile-Les-Clefs-de-voute-du-Jube.html?jpeWlo6kWqR0l3iSjm5aXXeUkaF0mGyVjm5ao3ikb194fmte

 

La voûte du choeur de la chapelle d'Henry VII à l'abbaye de Westminster à Londres, Angleterre (1503-1519)

Source de l'image : https://www.thegeographicalcure.com/post/the-exquisite-henry-vii-chapel-in-westminster-abbey

 

Andrea Palladio : la façade de l'église San Francesco della Vigna à Venise, Italie (vers 1570)

 

Source de l'image : http://carnetvoyagesbf.canalblog.com/archives/2019/03/27/37212830.html

 

À cette même deuxième étape de la 6e période, l'indépendance des formes captivant l'esprit par rapport à la nécessaire solidité de la construction va se concrétiser de façon encore plus nette par la création de formes s'appuyant littéralement sur le vide, du moins semblant s'appuyer sur le vide.

Ainsi en va-t-il des clés de voûte démarrant en l'air, sans soutien apparent, réalisées vers 1500 dans le jubé de la cathédrale Sainte-Cécile à Albi. Ainsi en va-t-il aussi des voûtes en éventail de la chapelle d'Henry VII à l'abbaye de Westminster à Londres, dont les pointes s'appuient sur le vide et que l'on peut dater de 1503 à 1519. À Albi, ce sont les piliers les plus proches et la continuité de la matière de la voûte qui nous rassurent sur la solidité matérielle de l'édifice. À l'abbaye de Westminster, ce sont les arcs de soutien qui s'accostent aux piliers latéraux et qui viennent rencontrer la voûte. Pour ne pas se disperser et pour se concentrer sur la relation entre la notion de matière et celle d'esprit, dans cette histoire de l'art découpée en 12 périodes on n'envisage pas les effets plastiques qui sont par contre longuement évoqués dans le texte complet de l'essai, mais l'exemple de ces voûtes semblant porter sur le vide oblige à signaler que, à cette deuxième étape de la 6e période, l'un des effets plastiques prédominants a pour fonction de nous déstabiliser, et quoi de plus déstabilisant que de faire croire à notre esprit que les voûtes s'appuient sur le vide et qu'elles devraient donc s'effondrer, une impression qui vient en parfaite autonomie par rapport à la disposition matérielle qui, visiblement, ne s'effondre pas et qui fait ainsi preuve de la solidité que l'on attend normalement d'un bâtiment.

Par différence, et à la même deuxième étape, en Italie la déstabilisation qui utilise aussi les forces de pesanteur n'a pas recours à des dispositions autonomes captivant notre esprit. Dans la façade de l'église San Francesco della Vigna à Venise, conçue vers 1570 par Andrea Palladio, ce n'est pas ce qui se passe en hauteur qui nous désarçonne, c'est ce que se passe au niveau de l'appui du bâtiment sur le sol, car le bâtiment dispose de deux appuis au sol qui se font concurrence de telle sorte que le dessin qui captive notre esprit n'agit pas de façon autonome par rapport à la matérialité du bâtiment mais lui fait une véritable concurrence qui nous laisse indécis : faut-il faire confiance à notre esprit qui lit que la façade dessinée commence à bonne distance du sol tout comme le font ses colonnes, ou faut-il faire confiance à notre sens de la pesanteur qui nous dit que le bâtiment commence évidemment au moment où sa matière s'appuie sur le sol ?

Encore une fois on retrouve la même différence entre l'architecture italienne et l'architecture du nord de l'Europe : en Italie les notions de matière et d'esprit s'affirment par des dispositions qui se font concurrence et sont donc en situation conflictuelle, plus au nord chacune affirme vigoureusement son autonomie par rapport à ce que fait l'autre.

 

 

 


Giacomo della Porta : façade de l'église du Gesù à Rome

 

Source de l'image : https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89glise_du_Ges%C3%B9_de_Rome

 

 

La façade de l'église du Gesù de Rome, construite en 1575 par l'architecte Giacomo della Porta (1533-1602), nous donne l'occasion de revenir sur l'évolution du conflit entre deux procédés constructifs tel qu'on l'a envisagé au palais Rucellai de Florence pour la première étape, puis au palais du Te de Mantoue pour la deuxième, afin d'examiner la façon dont il a évolué avant même la période baroque qui ne fera que très rarement usage de solutions en grosses pierres aux joints très affirmés.

Hormis ses reliefs, cette façade est plate et sans rien des plis en courbes et contre-courbes que l'on a vues à Saint-Charles-des-Quatre-Fontaines. Fondamentalement, l'ordre monumental de ses pilastres n'y est pas différent de celui du palais du Te : ils sont en relief sur le nu du mur et ils embrassent deux étages d'un seul coup, du moins pour ce qui concerne le niveau bas de la façade dont la coupure par un bandeau saillant sous les niches de statues est bien visible. L'expression de la matérialité du mur courant, toutefois, n'est plus du tout la même : plus de joints en creux marqués entre les pierres, et plus de martelage de celles-ci pour mieux souligner leur aspect matériel. La pierre est désormais aussi lisse sur le plan du mur continu qu'elle l'est sur le fût des pilastres, en soubassement, sur les entablements, sur les divers bandeaux et frontons, et sur les colonnes engagées qui encadrent l'entrée. Cette perte d'expression spécifique de la matérialité du mur courant implique que, désormais, l'ensemble de la façade a fusionné dans un même matériau, lequel est aussi bien le matériau du mur courant continu que celui des pilastres, des colonnes, des entablements et des frontons qui correspondent à la notion d'esprit.

Ce qui veut dire qu'il n'y a plus deux techniques de construction distinctes et imbriquées l'une dans l'autre comme au palais Rucellai ou comme au palais du Te, il y a maintenant deux techniques qui se concurrencent à l'intérieur d'un même matériau continu, deux techniques qui sont donc désormais indémêlables bien qu'affrontées. La perte d'indépendance de leurs expressions ne conduit pas à adoucir leur conflit, au contraire elle le renforce car les deux techniques de construction sont désormais partout en conflit, toujours en lutte l'une contre l'autre, aucune ne disposant plus d'une surface réservée lui permettant de se faire valoir indépendamment de l'autre. Ainsi, par exemple, les pilastres sont bien exprimés dans un plan différent de celui de la surface du mur courant continu, mais comme leur surface et leurs chants ont le même aspect que le mur courant, on peut aussi bien considérer qu'ils font complètement parties du mur courant dont ils ne seraient plus que des reliefs en saillie.

 

 

 

>>>  les mêmes notions présentées de façon plus complète (texte en pdf)

 

Étape D0-13 – Le XVIIe siècle baroque et classique :

 

Si l'on passe maintenant au XVIIe siècle pour la troisième étape de la 6e période, la référence au gothique a pour beaucoup disparu de l'Europe du Nord qui s'engoue désormais de l'architecture Renaissance inaugurée par l'Italie. Toutefois, cela ne met pas fin à la divergence entre l'architecture italienne et l'architecture plus nordique, et l'on a d'ailleurs vu, au XVIe siècle déjà, que l'importation du style « à l'italienne » sur la façade sur cour de l'aile François Ier du Château de Blois ne s'était pas faite sans le trahir quelque peu.

Fondamentalement, le XVIIe siècle a été marqué par la différence entre le baroque italien et le classicisme à la française, et pour en traiter on va confronter l'église baroque Saint-Charles-des-Quatre-Fontaines à Rome, construite de 1638 à1667 et que l'on doit à l'architecte Francesco Borromini (1599-1667), à la façade d'entrée du château de Vaux-le-Vicomte, construit de 1656 à1661, à l'architecture classique et que l'on doit à Louis le Vau (1612-1670).

Sur la façade baroque romaine, l'effet de matière est porté par le mur de fond essentiellement opaque, par des niches à statues et par des panneaux en relief recevant des sculptures, par un fronton ovale soutenu par deux statues, et même par une espèce de petite guérite ovale à l'arrière du balcon de l'étage. Quant à lui, notre esprit suit des yeux le trajet droit des colonnes de grande taille et de plus petite taille, ainsi que les trajets courbes ou ondulants des architraves et des corniches qu'elles portent. Toutes ces surfaces matérielles et ces trajets suivis par l'esprit sont soumis au très violent contraste entre des formes concaves ouvrant leurs creux devant nous et des formes convexes se refermant devant nous. On trouve les surfaces concaves de chaque côté de la façade, les surfaces convexes dans sa partie centrale, avec sa guérite qui propose même une forme complètement fermée, tandis que la grande architrave à mi-hauteur ondule pour se soumettre aux deux courbures contraires. Les surfaces ondulantes qui portent la notion de matière et les lignes des architraves et des corniches qui captivent notre esprit se font donc concurrence pour affirmer le plus fort possible le contraste entre des formes concaves et des formes convexes, et elles se font concurrence parce qu'elles produisent toutes les deux cet effet de contraste, mais aussi parce qu'elles sont constamment imbriquées les unes dans les autres, même lorsqu'elles ne sont pas courbes mais raides droites comme il en va pour les colonnes que l'on suit des yeux : horizontalement, les panneaux courbes des surfaces matérielles sont imbriqués entre les colonnes verticales, et verticalement ils sont systématiquement imbriqués entre deux lignes d'architraves ou entre une ligne d'architrave et une ligne de corniche. Faisant la même chose et gênant mutuellement leur lecture par leurs imbrications, les notions de matière et d'esprit y sont constamment en concurrence, et donc en conflit.

 



 

À gauche, Francesco Borromini : Saint-Charles-des-Quatre-Fontaines à Rome (1638-1667) Source de l'image : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:San_Carlo_alle_Quattro_Fontane.jpg

 

Ci-dessus, Louis le Vau : côté entrée du château de Vaux-le-Vicomte (1656-1661)

Source de l'image : https://www.wikiwand.com/fr/Ch%C3%A2teau_de_Vaux-le-Vicomte

 

 

Il en va tout autrement au château de Vaux-le-Vicomte : sa masse matérielle s'affirme dans une continuité horizontale, sur deux niveaux et en alternant les volumes saillants convexes et les creux concaves, et pour sa part notre esprit est attiré par la lecture du dessin des façades, par son alternance d'ordonnances verticales à fronton et de bandeaux et corniches horizontales accusant les plis de la matière. Au niveau des toitures aussi, le matériau en ardoise forme une continuité horizontale tandis que le dessin des combles lu par notre esprit fait alterner des formes verticales pointues qui poursuivent l'élan vertical des façades à frontons triangulaires et des plissements qui complètent l'ondulation horizontale des autres façades. Ainsi, et seulement sur certaines parties du bâtiment, le dessin des frontons plaqués sur la matière des façades en pierre de taille nous introduit à une lecture verticale qui est complètement autonome de la lecture horizontale du plissement général de la matière du bâtiment. Effet de matière et lecture par l'esprit sont nécessairement liés puisqu'ils sont portés par les mêmes formes, mais ils sont autonomes puisqu'ils correspondent à deux temps de lecture différents, et donc sans qu'un conflit ne soit généré entre eux.

Comme la différence entre style Renaissance et style gothique tardif, la différence entre baroque et classique relève donc également d'une différence entre formes en conflit mutuel et formes autonomes les unes des autres.

 

 

 

>>>  les mêmes notions présentées de façon plus complète (texte en pdf)

 

Étape D0-14 – Fin du XVIIe siècle, début du  XVIIIe :

 

L'étape suivante, à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle, est la dernière de la 6e période. En Allemagne et en Europe de l'Est, cette période correspond au style dit rococo, lequel est souvent limité en France aux aménagements intérieurs, l'architecture extérieure s'y définissant plutôt comme une poursuite du style classique « à la française ».

 


 

Ci-dessus, Jules Hardouin Mansart : l'église St Louis des Invalides à Paris (1670-1677)  Source de l'image : https://fr.wikipedia.org/wiki/Hôtel_des_Invalides

 

À droite, Christoph Dientzenhofer : chapelle du château de Smirice, Tchéquie (vers 1700-1713)  Source de l'image : https://www.turistika.cz/vylety/smirice-zamecka-kaple-zjeveni-pane--1/foto


 

 

On commence par l'église St Louis des Invalides à Paris (1670-1677) que l'on doit à l'architecte Jules Hardouin Mansart (1646-1708). Deux techniques de construction y sont confrontées, comme en Italie à la Renaissance et à l'époque maniériste, mais à la différence de l'Italie elles ne se font pas ici concurrence puisque chacune se développe de façon autonome sur un plan différent de la profondeur : en arrière, la surface massive en pierre de taille qui valorise le matériau pierre, et au premier plan la structure en colonnes, entablements et fronton qui évoque à l'esprit la mémoire de l'architecture antique et dont l'esprit lit les lignes en les suivant « du bout des yeux ».

Comme exemple d'architecture rococo, la chapelle du château de Smirice, en République tchèque, construite vers 1700-1713 et que l'on doit à l'architecte Christoph Dientzenhofer (1655-1722). Ses façades latérales ondulent et le fronton de son pignon se déchire. Comme dans l'architecture française, c'est la surface courante de la maçonnerie qui porte par sa continuité la notion de paroi matérielle, tandis que l'esprit est captivé par le dessin des pilastres, des colonnes, des bandeaux, des corniches et des frontons qui viennent en applique sur la maçonnerie courante et qui évoquent pour l'esprit les formes de l'architecture antique. Par différence avec l'architecture baroque italienne, les surfaces courantes de la maçonnerie et le dessin de l'ordonnance qui évoque l'architecture antique ne sont pas en conflit puisqu'elles font exactement la même chose en se superposant et non pas en s'imbriquant de façon concurrentielle : les lignes des corniches et des frontons latéraux se tordent en même temps que la surface de la maçonnerie courante, et les lignes du fronton du pignon se brisent en suivant les mêmes cassures que la surface de ce fronton et de son entablement qui prolonge simplement l'arrondi de la surface courante du mur en dessous de lui. Sans se concurrencer, puisque faisant la même chose, au même moment mais à des profondeurs différentes, l'effet de surface produit par la maçonnerie courante et l'effet de lignes que notre esprit suit « du bout des yeux » forment toutefois un contraste surface/ligne qui assure l'autonomie respective des deux notions.

 

 



Filippo Raguzzini : Piazza Sant'Ignazio à Rome, Italie (vers 1727-1728)

 

Sources des images :
https://www.wikiwand.com
/fr/Piazza_Sant%27Ignazio

et https://www2.gwu.edu/
~art/Temporary_SL/131
/Images/113L22_2.html

 

 

Pour la même dernière étape de la 6e période, mais en Italie, d'abord les immeubles résidentiels de la Piazza Sant'Ignazio à Rome que l'on doit à l'architecte Filippo Raguzzini (1690-1771) qui l'a conçue vers 1727-1728 et qui en fit alors le plan reproduit ci-dessus.

De chaque côté de la place, des creux latéraux en forme d'ellipses sont formés par la réunion de surfaces appartenant chaque fois à trois bâtiments séparés, et les trois surfaces décalées du bâtiment central se courbent également pour suggérer une portion d'ellipse. Ce sont évidemment les surfaces continues courbes des bâtiments, de teinte orangée, qui font un effet de paroi matérielle. En contraste, des croisements de lignes de couleur blanche forment des tracés qui sont lus par notre esprit, soit pour souligner verticalement les angles entre les divers plans des bâtiments, soit pour les rediviser horizontalement en étages superposés. Comme sur la chapelle de Smirice, les lignes lues par l'esprit sont en relief sur les surfaces courantes des bâtiments, mais ici elles forment un quadrillage orthogonal qui n'est pas du tout suggéré par le développement de ces surfaces mais vient au contraire en contraste brutal et conflictuel avec le déroulé uniquement horizontal de leurs creux elliptiques.

 

 

 


Bernardo Vittone : intérieur du Sanctuaire de la Visitation à Valinotto, près de Carignano, Italie (1738)

 

Source de l'image : http://www.agostinomagnaghi.it/portfolio/santuario-della-visitazione-di-maria-a-santa-elisabetta-detto-del-valinotto-carignano-to-progetto-di-restauro/   

 

 

Autre exemple italien de la dernière étape, l'intérieur de la coupole à étages multiples du petit Sanctuaire de la Visitation à Valinotto, près de Carignano dans le Piémont. On le doit à l'architecte Bernardo Vittone (1704-1770).

Qu'est-ce qui fait, ici, effet de matière : on peut le dire, ce sont les piliers sur lesquels s'appuient les arcades de la voûte, c'est la voûte elle-même de la coupole, ce sont les murs qui cernent à distance cette coupole en laissant passer la lumière entre eux-mêmes et cette coupole, mais si on peut le dire, il est impossible de définir la forme de cette matière car elle est sans cesse percée de trous, comme spongieuse, traversée de partout par la lumière, celle qui vient de la couronne de lanterneaux tout autour de la coupole et qui traverse même sa paroi au-dessus des arcades qui la portent, celle qui pénètre directement par le rond central qui en marque le centre, et celle qui éclaire les fresques orangées qui trouent de multiples fois sa surface d'hexagones et de demi-ronds. En fait, si la matière fait ici effet de masse, ce n'est pas par sa forme propre que l'on perçoit sa masse, mais par la lumière qui la creuse et qui la traverse de part en part. Quant à notre esprit, c'est sans difficulté qu'il lit le trajet des arcades qui soutiennent la voûte à son niveau le plus bas en s'appuyant sur les piliers, et qu'il lit le dessin en étoile des arcs qui s'appuient sur le dessus de ces arcades pour donner sa forme à la coupole. En fait, la lisibilité du dessin en couronne de ces arcades comme du dessin en étoile des arcs de la coupole sont d'une telle force qu'ils nous empêchent de saisir les volumes de la masse matérielle dont on a déjà dit qu'ils étaient trop complexes pour être appréhendés et qu'ils ne se laissaient trahir que par les trajets de la lumière qui les transperce.

Il y a certainement lutte, conflit, entre la perception de la masse matérielle et la perception des trajets que notre esprit suit du bout des yeux, et c'est certainement ce que lit notre esprit qui domine l'effet de matière, comme il convient bien sûr puisque l'on est ici dans la filière occidentale. Et si l'on revient sur la Piazza Sant'Ignazio de Rome, on ne peut manquer de remarquer la ressemblance de la disposition de sa masse avec celle de la coupole du Sanctuaire de la Visitation, car elle aussi ne peut être saisie dans son entièreté à cause des jours qui la traversent et qui correspondent cette fois aux rues étroites qui y pénètrent, et si la perception de sa masse matérielle est contrariée par sa non-continuité, celle-ci ne gêne nullement la lecture globale des lignes blanches horizontales et verticales que saisit notre esprit en les lisant du bout des yeux.

 

 

Indépendamment de la préférence pour le conflit des deux notions en Italie et de la préférence pour leur cohabitation en deux notions autonomes plus au nord de l'Europe, pour finir cette 6e période on peut jeter un coup d'œil rétrospectif sur l'évolution de la relation entre matière et esprit au cours de cette période.

En Italie, sur la façade du palais Rucellai de Florence, on a vu démarrer le conflit entre la lecture de la masse matérielle du bâtiment et la lecture par notre esprit des lignes de force tracées sur cette masse, cela sous la forme du conflit entre une technologie de maçonnerie en pierres de taille et une technologie par pilastres et entablements évoquant l'architecture antique. À la deuxième étape, on a vu ce conflit s'exacerber au palais du Te de Mantoue, avec une maçonnerie plus présente grâce à son martelage de surface et des pilastres et entablements s'enhardissant désormais à embrasser plusieurs étages d'une seule volée. À la même étape, avec l'église du Gesù de Rome, ce conflit s'est encore exacerbé du fait de l'utilisation continue d'un matériau à même apparence pour réaliser les deux technologies. À la dernière étape, enfin, avec l'intérieur de la coupole du Sanctuaire de la Visitation de Valinotto, le conflit a atteint un maximum de tension avec la concurrence que s'y font la limpide et forte lecture des arcs et arcades par notre esprit, et la lecture de la masse matérielle du bâtiment impossible à véritablement saisir du fait de la complexité de sa décomposition et du fait des multiples trouées qu'y fait la lumière. À chaque étape le conflit est un cran plus fort, et donc la différence plus marquée entre ce qui fait effet de matière et ce qui est lu par notre esprit. C'était très précisément l'objet de cette 6e période que d'établir une différence la plus marquée possible entre la matière et l'esprit, après que la 5e les ait mis ensemble.

Plus au nord, on a d'abord vu la maçonnerie du palais de Jacques Cœur de Bourges accueillir sur sa surface matérielle lisse les lignes de décor captivant notre esprit de façon autonome vis-à-vis de la technologie en pierres de taille utilisée pour édifier la masse des façades, puis ces décors prendre davantage d'importance à l'hôtel de Cluny de Paris aussi bien que sur la façade sur cour de l'Aile François Ier du Château de Blois. À la troisième étape, côté entrée du château de Vaux-le-Vicomte, on a vu le dessin de l'architecture classique envahir toutes les surfaces du bâtiment et y proposer la lecture de rythmes essentiellement verticaux en toute indépendance des plis horizontaux réalisés par ses masses matérielles. À la dernière étape, à l'église St Louis des Invalides de Paris, on a vu le jeu de colonnes et d'architraves lu par notre esprit et lui rappelant l'architecture antique prendre une autonomie complète par rapport à la masse matérielle du bâtiment en s'établissant à distance même de cette masse, et cela sans générer un conflit avec la forme de cette masse puisqu'il reprend la forme pyramidale que génère cette masse cubique quand on lui ajoute la coupole qu'elle porte. À la chapelle du château de Smirice, le décalage entre la masse du bâtiment et l'ordre architectural dessiné à sa surface est moindre puisque les colonnes sont souvent remplacées par de simples pilastres, mais l'autonomie des deux dispositions est préservée du fait que la masse matérielle du bâtiment se lit dans le développé des surfaces tandis que notre esprit lit l'ordre architectural par la décomposition de ses lignes, et cela sans qu'un conflit ne naisse entre les deux puisque le mouvement de ces lignes suit scrupuleusement les déformations de la surface des parois. Comme en Italie, en Europe du Nord on voit donc que s'exacerbe au fil des étapes la différence entre la notion de matière et la notion d'esprit, cela par le biais d'une autonomie de plus en plus grande assumée par chacune.

 

 

 

 

2- En peinture, construction progressive d'une frontière entre matière et esprit

 

On rappelle que, au départ de la 6e période, la matière et l'esprit ont tous deux acquis le statut de notions globales, mais comme c'est la première fois qu'elles sont mises en relation en tant que notions globales, elles n'ont pas encore appris à bien se différencier l'une de l'autre dans cette circonstance. On peut donc dire que la frontière qui les sépare est encore floue, impossible à clairement saisir ou ressentir, et c'est cette situation que vivent les artistes de cette époque et à laquelle ils s'affrontent, raison pour laquelle ils n'auront cesse de rendre de plus en plus tangible et de mieux en mieux marquée la frontière entre ce qu'ils ressentent être leur esprit et ce qu'ils ressentent être la matière. C'est le progrès dans la netteté de cette frontière qui sera l'objet des quatre étapes successives de la 6e période.

Le souci de brièveté oblige à restreindre drastiquement le choix des œuvres évoquées, seul le trajet d'une époque à l'autre étant ici pris en compte, et pour le même souci de brièveté on s'abstiendra de traiter de la différence entre l'Italie et l'Europe du Nord, l'analyse qu'on en a faite pour l'architecture semblant suffisante pour révéler son existence.

 

 

Étape D0-11 – L'époque de la Renaissance du XVe siècle :

 

À l'occasion de la 5e période, juste après avoir présenté l'évolution de la sculpture puis celle de la peinture, on a évoqué la transition avec la Renaissance du XVe siècle, en l'occurrence avec une sculpture de Lorenzo Ghiberti représentant Isaac avec ses fils dans un cadre architectural, et avec une enluminure attribuée à Jan van Eyck représentant le baptême du Christ dans un paysage très naturaliste, deux œuvres qui utilisaient le procédé de la perspective pour représenter le paysage et y intégrer les personnages. À cette époque, il existe deux types de perspective : la perspective atmosphérique, venue des pays du Nord, et la perspective géométrique, venue d'Italie. La perspective atmosphérique est notamment obtenue par le bleuissement des lointains lié à l'épaisseur de l'air traversé par le regard ainsi que par une modification de la teinte du ciel selon la position plus ou moins haute de la portion de voûte observée. Le « Baptême du Christ » de Van Eyck offre un bon exemple de perspective atmosphérique, et l'on renvoi à sa représentation vers la fin de la 5e période. Quant à la perspective géométrique, la tradition dit qu'elle aurait été inventée vers 1425 par Filippo Brunelleschi (1377-1446), lequel dessina le baptistère de Florence sur un panneau percé d'un trou et à l'aide d'un miroir pour faire correspondre exactement la vue représentée à la vue réelle. Cette perspective se caractérise par l'utilisation d'un point de fuite qui permet au paysage représenté de rapetisser progressivement vers le lointain, approximativement comme cela se passe lorsque nous regardons un paysage réel. C'est ce type de construction, avec point de fuite central, qui a été utilisé par Lorenzo Ghiberti pour représenter Isaac avec ses fils, on en propose un autre exemple dans « L’Annonciation » réalisée vers 1445 par Domenico Veneziano (vers 1400-1461) dans la prédelle du « Retable de Santa Lucia dei Magnoli ».

 


Domenico Veneziano :

L’Annonciation (vers 1445 -

prédelle du retable de

Santa Lucia dei Magnoli)

 

Source de l'image :

https://commons.wikimedia.org
/wiki/File:Annunciation_%28
predella_3%29,_fitzwilliam_
museum,_Cambridge.jpg

 

 

La perspective a très normalement une place essentielle dans la peinture à partir de la Renaissance. En effet, du moins si elle représente un aspect réaliste ou imaginaire de la réalité, toute peinture est foncièrement une situation dans laquelle l'esprit de celui qui observe l’œuvre est face à la matière qui y est représentée. Puisqu'à la 6e période l'esprit est maintenant ressenti comme une réalité globale et compacte désormais en relation avec le monde matériel, lui aussi ressenti comme une entité globale et continue, on doit attendre de la peinture qu'elle soit une occasion de mettre en évidence cette nouvelle relation, c'est-à-dire qu'elle soit l'occasion pour l'esprit de se trouver en relation directe, et non plus seulement symbolique, avec le monde réel qui l'entoure. L'usage de la perspective qui met le sujet qui observe au centre de l'univers matériel qu'il observe se présente donc comme un moyen privilégié, et même inévitable, pour rendre compte de cette mise en relation directe de l'esprit qui regarde avec l'univers matériel qui l'entoure. En ce sens, on peut dire que l'utilisation de la perspective à partir du XVe siècle en Occident était aussi inévitable que la confrontation au paléolithique de la représentation d'animaux dotés d'un esprit avec la surface purement matérielle d'une grotte afin de réaliser, par ce moyen, la confrontation au cas par cas nécessaire à cette époque entre la notion d'esprit et la notion de matière, et aussi inévitable, dans les millénaires suivants, que la création d'être monstrueux nécessaire pour figurer la fusion, toujours au cas par cas, de réalités aussi incompatibles entre elles que des êtres dotés d'un esprit et de la matière servant à les concrétiser.

Et puisqu'en Occident l'esprit possède désormais le type 1/x qui lui donne un caractère compact, on doit reconnaître aussi que le type 1+1 de la matière est aussi parfaitement pris en charge par un effet de perspective qui permet au monde matériel de s'étaler en 1+1 aspects s'ajoutant les uns à côté des autres et jusqu'à l'infini autour de l'esprit compact qui le regarde.

 

Si l'on considère L’Annonciation de Domenico Veneziano, on constate toutefois que le réalisme géométrique de l'effet de perspective centrale est confronté à une utilisation de la lumière et des ombres qui est pour sa part assez irréaliste. Même si l'on admet que les ombres projetées par les portiques sont très lumineuses, d'où le gris très clair utilisé, on se demande quand même comment il se fait que la corniche du portique de droite ne fait aucune ombre portée sur l'extrémité droite du portique central, comment il se fait que toutes les colonnes du portique de droite sont illuminées de la même manière alors que celles qui sont dans le fond devraient porter l'ombre du caisson qui les surmontent, comment il se fait que les murs situés sous le portique de droite ne soient pas plus ombragés puisque le mur situé en face de nous devrait normalement bénéficier d'une moindre pénombre. Et si l'on peut comprendre que l'ange ne projette aucune ombre sur le sol du fait de sa nature immatérielle, on ne comprend pas, même d'un point de vue théologique, pourquoi la vierge ne projette pas d'ombre sur le sol, ni d'ailleurs la chaise située sous le portique de gauche.

En fait, toutes ces anomalies que l'on vient de décrire, et il y en aurait d'autres à signaler, concourent à donner à la scène une luminosité spécialement claire qui se démarque volontairement avec la luminosité d'une scène réelle. Si l'on peut éventuellement évoquer la nature extraordinaire ou magique d'une telle scène dans laquelle un ange vient rencontrer sur terre une personne humaine, cette explication ne peut pas être évoquée pour justifier la luminosité éclatante de la peinture que l'on va évoquer maintenant et qui rend compte d'une série de décapitations.

 

 


Fra Angelico : Le Martyre des saints Cosme et Damien (1438 à 1443)

 

Source de l'image : http://cartelfr.louvre.fr/cartelfr/visite?srv=car_not_frame&idNotice=1198

 

 

Il s'agit d'un élément de prédelle de Fra Angelico (vers 1400-1455), Le Martyre des saints Cosme et Damien daté de 1438 à 1443. On trouve dans cette prédelle de retable l'une des particularités typiques du style de Fra Angelico : des couleurs acidulées assez criardes et relativement peu marquées par les ombres qui restent elles-mêmes très lumineuses. L'ensemble du paysage et des personnages est assez réaliste, il s'étage normalement dans la profondeur de la perspective, mais ses taches colorées trop criardes, trop lumineuses et trop peu marquées par l'ombre tranchent avec ce que serait l'apparence réelle de la scène.

Ces couleurs trop criardes et ces ombres trop lumineuses, ce sont les procédés utilisés par l'esprit de Fra Angelico pour forcer la frontière de la matière à se révéler afin de combattre l'aspect flou qu'il en ressent, ce qui est, comme on l'a dit en introduction, le but de cette 6e période, et à sa première étape on a seulement affaire à une lumière anormalement vive et anormalement uniforme qui irradie et tranche ainsi avec l'aspect naturel de la scène. Les ombres sont trop lumineuses, mais des montagnes aussi on peut dire qu'elles sont trop uniformément marron ou vertes, du chemin qu'il est trop uniformément gris, des murailles qu'elles sont trop uniformément claires. La lumière sert ici à exciter la surface de la matière pour la sortir de son flou, mais elle est encore peu contrastée à l'intérieur même de chacune des surfaces colorées, et c'est ce qui va se modifier au cours des étapes suivantes.

 

 

Étape D0-12 – L'époque dite Maniériste, au XVIe siècle :

 

 


 

 

 

Titien : Portrait du Doge Andrea Gritti (vers 1515 – détail)  Source de l'image : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Titian_-_Portrait_of_Doge_Andrea_Gritti_-_WGA22956.jpg 

 

 

Nous prenons comme premier exemple une peinture du Titien (vers 1488-1576), le portrait du Doge Andrea Gritti dont un détail est donné ci-dessus. Cette fois encore, nous examinons ce qu'il en est du traitement de la couleur et de sa lumière.

La différence avec les deux exemples précédents saute aux yeux : finies les couleurs très uniformes. Désormais, d'un coup de pinceau à l'autre la nuance du rouge, du blanc ou du beige se modifie, la couleur ayant gagné en richesse et en somptuosité complexe ce qu'elle a perdu en cristalline homogénéité. Finie la luminosité trop uniforme et les ombres aussi lumineuses que les plages éclairées, désormais, d'un endroit à l'autre de la surface, la lumière ne cesse de se disputer avec le sombre et les ombres sont désormais vraiment brunes ou noires, et vraiment profondes. Auparavant, les ombres n'étaient que des renseignements indiquant comment le volume tourne dans l'espace malgré l'uniformité de sa luminosité, maintenant, accompagnées d'éclats de lumière, elles animent dans le détail les textures des tissus et des peaux, l’œil ne cessant de parcourir ces détails qui se modifient sans cesse sans jamais pouvoir trouver un repos en se fixant sur une quelconque surface enfin uniforme ou stable.

 


 

Léonard de Vinci : La Joconde

(détail - vers 1503-1506)

Source de l'image : https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Joconde


 

 

 

El Greco (Domenikos Theotokopoulos) : L'Ouverture du cinquième sceau de l'Apocalypse (1608-1614, détail)

Source de l'image : https://www.francetvinfo.fr/culture/arts-expos/peinture/madrid-le-greco-inspirateur-de-la-peinture-moderne-au-prado_3364243.html

 

 

L'instabilité de la couleur implique une instabilité de notre regard, mais le même résultat peut être obtenu par l’insaisissabilité de la forme, ainsi que le fait, par exemple, le sfumato de Léonard de Vinci (1452-1519). Ce procédé consiste à relier en continu toutes les surfaces les unes aux autres tandis que se détache doucement, ici ou là, une zone ombrée sur un fond lumineux qui reste continu, à moins que ce ne soit, au contraire, un éclat de lumière qui se détache de façon très amortie sur un fond d'ombre. La Joconde est l'archétype de cet effet, l'insaisissabilité de sa forme, en particulier de son sourire, correspond parfaitement à l'instabilité propre à cette étape : impossibilité de saisir la forme qui se dérobe aussitôt que l'on croit l'avoir cernée, instabilité de notre regard que les doux vallonnements de la forme entraînent toujours un peu plus loin sans jamais que l'on puisse déceler le contour qui pourrait en être la limite.

 

En matière d'instabilité de la couleur, difficile de ne pas évoquer le peintre El Greco (1541-1614) qui relève de la même étape. Dans son « Ouverture du cinquième sceau » qui date de la période finale de son activité, non seulement on ne peut jamais fixer notre regard tellement sa touche colorée ne cesse de nous déstabiliser pour nous entraîner plus loin, mais ce sont les formes mêmes des personnages et des nuages qui se révèlent comme instables, en constant mouvement.

 

 

Étape D0-13 – Le XVIIe siècle :

 

 


Vermeer de Delf : La Jeune Fille à la perle (1665 – détail)

 

Source de l'image : https://commons.wikimedia.org
/wiki/File:Johannes_Vermeer_%281632-1675%29_-_
The_Girl_With_The_Pearl_Earring_%281665%29.jpg

 

 

Pour la troisième étape, le visage de « La Jeune Fille à la perle » de Vermeer (1632-1675), une peinture qu'il a réalisée vers 1665 et dont la différence avec La Joconde sera l'occasion de montrer l'évolution qui s'est produite depuis l'étape précédente.

Tout comme le visage de La Joconde, celui de La Jeune Fille à la perle présente des surfaces lisses et de doux vallonnements qui permettent au regard de circuler sans heurt, par exemple du menton aux joues, puis au nez, puis au front. Mais il en va autrement pour les éclats de lumière qui font briller la perle à son oreille, les deux points éclatants sur l'iris de ses yeux, la petite tache claire à la commissure de ses lèvres et les éclats de lumière qui montrent le mouillé de ses dents et de sa lèvre inférieure. Ces points lumineux-là, et même celui du blanc de son col, forment autant d'éclats sur lesquels notre regard doit s'arrêter, se fixer. Et le mieux est encore de les fixer tous ensemble, à moins de se laisser aller à basculer sans arrêt de l'un à l'autre car, pour notre regard, aucun n'apparaît plus important ou plus central que les autres.

Cet effet se manifeste aussi d'une autre façon : alors que le visage de La Joconde était tout entier fait de zones aux formes insaisissables obligeant notre regard, sans cesse déstabilisé, à passer en continu d'une forme à l'autre, cette fois-ci notre regard est constamment obligé de choisir entre, d'une part des formes lisses et sans aspérité (le visage), à moins qu'elles soient rapidement brossées et sans détails sur lesquels s'arrêter (le turban, le col de la chemise), et d'autre part des éclats de lumière bien localisés que nous ne pouvons pas saisir sans les fixer. Bref, notre regard est constamment partagé entre des surfaces qu'il peut parcourir à toute vitesse, des surfaces « vite lues », « vite circulées du regard », et des points fixes sur lesquels il doit s'arrêter. Ce procédé est fréquemment utilisé par Vermeer qui entraîne souvent notre regard dans une circulation rapide sur des surfaces lisses ou brossées à grands traits et sans détail pour nous y arrêter, et qui aussi, à l'inverse, le retient sur des zones très détaillées qui ne peuvent être lues de la même façon mais seulement par une longue inspection minutieuse. Ainsi, par exemple, dans sa Vue de Delf, au grand ciel pommelé de grands nuages sans détail et vite lus, ainsi qu'au quai du premier plan uniforme et également vite regardé, s'opposent les infinis détails des toits, des murs et des arbres qui obligent sans cesse notre regard à s'arrêter pour examiner, qui une tuile qui brille au soleil, qui un rang de briques un peu plus claires ou un peu plus rouges dans un mur, qui des feuilles qui brillent dans les arbres, etc. Ou bien ce sont les mains et les bras de La Laitière qui, presque flous d'être si grossièrement peints et sur lesquels notre regard ne peut que glisser rapidement, s'opposent aux éclats minusculement détaillés sur le rebord du broc ou sur la croûte des pains. Ce sont encore le mur uniforme, le meuble, les mains, le visage et les tissus en grands plans simples de La Dentellière sur lesquels notre regard peut circuler rapidement qui s'opposent aux détails presque microscopiques des fils de son ouvrage, ou qui s'opposent à quelques tracés colorés et à quelques minuscules points lumineux répartis çà et là.

 

 

Étape D0-14 – Fin du XVIIe siècle, début du  XVIIIe :

 


 

Jean-Antoine Watteau - Assemblée dans un parc (vers 1716-1717 – détail)  Source de l'image : https://collections.louvre.fr/en/ark:/53355/cl010059596

 

Nous arrivons à la dernière étape pour y observer comment l'esprit du peintre réussit finalement à forcer la limite de la matière à se révéler en accentuant les effets qui soulignent son enveloppe extérieure. Ainsi, considérons les personnages qui sont au premier plan de « l'Assemblée dans un parc », un tableau peint par Jean-Antoine Watteau (1684-1721) vers 1716-1717.

On ne peut manquer de constater que Watteau rend ici les plis des vêtements extrêmement lumineux en faisant violemment trancher leur couleur sur la couleur de la partie courante de l'étoffe. Bien que la lumière soit supposée venir de la gauche du tableau et laisser dans l'ombre une grande partie des personnages, Watteau utilise le prétexte de la brillance de la soie des habits pour faire violemment ressortir la lumière de leurs plis : tracés blanc rosé éclatants qui tranchent sur le fond rouge vif de la femme de gauche, hachures et tracés blanc brillant sur fond beige foncé de la fillette au petit chien, coulées de blanc rutilant sur la robe presque noire de l'avant-dernière femme à droite, flaque de lumière jaune éclatant sur fond brunâtre pour la femme assise à l'extrémité droite, etc. Même les herbes brillent, en séries de hachures qui tranchent sur le fond sombre de la pelouse. Ces éclats de lumière par lesquels les crêtes des plis des vêtements tranchent de façon excessive sur le reste de l'étoffe constituent une déformation que le peintre apporte à la réalité supposée de cette scène, c'est-à-dire une exagération que le peintre apporte aux reflets de la lumière sur les plis de la soie afin de forcer, par des moyens visuels à la disposition de l'esprit, la matérialisation d'une frontière plus tranchée et mieux marquée autour de la matière. En fait, à cause de la luminosité excessive de ces éclats, les plis des vêtements donnent l'impression qu'ils ne sont pas adhérents au reste de l'étoffe. Ou plutôt, qu'ils sont les seuls à rendre compte du volume réel des corps tandis que la position du volume correspondant au reste de l'étoffe semble se dérober, presque dans certains cas comme s'il s'agissait de trous sombres n'enveloppant pas réellement le corps. Ainsi en va-t-il de la robe de la fillette debout à côté du petit chien, sa teinte brune en partie basse ne se distinguant pas de la pelouse alentour : du fait de l'identité de couleur entre celle de la robe et celle de la pelouse, c'est comme si la robe était totalement transparente, sans volume réel, et que seuls les plis lumineux de la soie tenaient son volume dans l'espace, comme une sorte de squelette extérieur marquant les limites du volume qu'il enferme. La deuxième femme à partir de la droite est également remarquable, mais d'une autre façon : il semble impossible de visualiser ensemble les surfaces lumineuses de la robe qui ruissellent depuis ses genoux et les zones sombres ou dorées – difficile de décider – qui subsistent en îlots séparés entre ces coulées lumineuses. On devine qu'il y a là le volume d'un corps de femme et d'une robe de femme parce qu'on voit bien que le haut du corps est celui d'une femme, mais les renseignements visuels donnés, imbriquant seulement une surface très brillante qui se tortille et des îlots de surface sombre écartés les uns des autres, ne permettent pas de reconstituer réellement son volume.

 

 

Un rapide bilan de l'évolution qui va de Fra Angelico à Watteau :

 

On l'a déjà dit, depuis la fin de la période précédente, les notions de matière et d'esprit sont chacune ressentie de façon globale et elles sont désormais en relation l'une avec l'autre, mais la frontière qui les sépare est encore floue, impossible à clairement ressentir, car c'est la première fois qu'elles sont affrontées dans de telles conditions et elles n'ont donc pas encore eu l'occasion de bien se différencier, de bien se séparer. C'est la situation que vivent les artistes de cette époque, mais on a vu que leur art « n'exprime pas » cette situation, qu'il n'en est pas le « reflet ». Au contraire, leur art apparaît comme le moyen par lequel les artistes cherchent à dépasser cette situation en remédiant au flou qui lui est inhérent et qui les gêne, et pour cela ils s'efforcent de rendre plus tangible et mieux marquée la frontière entre ce qu'ils ressentent être leur esprit et ce qu'ils ressentent être la matière.

À la Renaissance du XVe siècle tout d'abord, il faut pouvoir rendre compte de l'aspect du monde matériel pour pouvoir y mettre en scène les modifications que les artistes entendent lui apporter, et pour cela les peintres italiens vont apprendre à le représenter de façon crédible, ce qui donnera lieu à l'invention de la perspective géométrique. Sur cette représentation désormais suffisamment crédible du monde matériel, ils vont alors forcer la luminosité des couleurs pour figurer le désir de leur esprit de rendre davantage présente la frontière du monde matériel. Un peu comme l'on tente de dissiper l'inconvénient du brouillard en allumant des phares qui en percent un peu le flou.

À l'étape suivante, on a vu comment Titien rendait la surface du monde matériel aussi vivante qu'il était possible pour notre regard, comment il la moirait de couleurs changeantes pour lui donner le maximum de présence. Une activité de la surface du monde matériel qui était d'ailleurs encore plus forcenée dans le cas du Gréco.

À l'étape encore suivante, avec Vermeer, on a vu que la surface du monde matériel impliquait pour nous une activité de lecture encore plus intense puisqu'elle était séparée en parties aux modes de lecture mutuellement incompatibles, certaines constituant des points fixes arrêtant notre regard, d'autres, au contraire, l'entraînant à circuler très rapidement.

À la dernière étape, celle de Watteau, le monde matériel n'est plus seulement révélé par sa surface, il acquiert une véritable profondeur et il est désormais bien dressé dans l'espace en face de l'esprit qui le considère : le monde matériel est maintenant doté d'une limite extérieure absolument tangible sur laquelle la lumière fait des reflets violents, et l'on perçoit bien la profondeur plus sombre de la matière située à l'arrière de cette limite. L'esprit peut désormais se ressentir clairement en deçà de la frontière qui le sépare de la matière, et il peut ressentir tout aussi clairement que la matière est tout entière de l'autre côté de cette frontière-là.

 

(dernière version de ce texte : 31 janvier 2023) - Suite : 7e période