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Daisy Miller - de Henry James (1843-1916)

traduit de l'anglais par Stephen Bishop

 

 

Le texte original est disponible ici :

3

 

 

 

 

            Winterbourne, qui était retourné à Genève le lendemain de son excursion à Chillon, se rendit à Rome vers la fin du mois de janvier. Sa tante s’y était installée depuis déjà plusieurs semaines, et il avait reçu d’elle deux ou trois lettres. « Les personnes auxquelles tu étais si dévoué l’été dernier à Vevey ont fait leur apparition ici, avec majordome et tout le reste, lui écrivait-elle. Elles semblent avoir fait diverses connaissances, mais le majordome reste pour elles le plus intime. La jeune fille, toutefois, est aussi très intime avec quelques italiens de troisième ordre, avec qui elle fait un tapage incroyable, ce qui fait beaucoup jaser. Apporte-moi ce joli roman de Cherbuliez, Paule Méré, et ne viens pas plus tard que le 23. »

            Le cours normal des événements aurait voulu que Winterbourne, en arrivant à Rome, se fut aussitôt informé de l’adresse de Mrs Miller auprès du banquier américain, et fut allé présenter ses compliments à Miss Daisy.

            - Après ce qui s’est passé à Vevey, je pense que je suis en droit de leur rendre visite, dit-il à Mrs Costello.

            - Si après ce qui s’est passé à Vevey, et qui se passe partout ailleurs, tu désires entretenir des relations avec elles, libre à toi. Naturellement, un homme peut fréquenter n’importe qui. C’est un privilège que je n’envie pas aux hommes.

            - Et, s’il te plais, que se passe-t-il... ici, par exemple ? demanda Winterbourne.

            - Cette fille se promène seule avec des étrangers. Quant à ce qui se passe ensuite, il faudra t’adresser ailleurs pour t’en informer. Elle a ramassé une demi-douzaine de Romains, véritables coureurs de dot, et elle les emmène chez tout le monde. Va-t-elle à une soirée, elle amène avec elle un monsieur très maniéré, doté d’une moustache extraordinaire.

            - Et où se trouve sa mère ?

            - Je n’en ai pas la moindre idée. Ce sont des gens épouvantables.

            Winterbourne réfléchit un instant.

            - Ils sont très ignorants... et très innocents, voilà tout. Mais vous pouvez être sûre qu’ils ne sont pas mauvais.

            - Ils sont désespérément vulgaires, trancha Mrs Costello. Qu’être désespérément vulgaire signifie ou non être mauvais, est une question que je laisse aux métaphysiciens. Ils sont suffisamment mauvais pour qu’on ne les aime pas, en tout cas ; et c’est bien assez pour cette courte vie.

            La nouvelle que Daisy Miller était entourée d’une demi-douzaine de moustaches extraordinaires ôta à Winterbourne l’envie d’aller directement la voir. Il ne s’était peut-être pas précisément flatté d’avoir laissé dans son cœur une trace ineffaçable, mais il était fâché d’entendre parler d’une situation si peu en harmonie avec l’image qui lui était apparue par intermittence au cours de ses récentes méditations : celle d’une très jolie fille penchée à la fenêtre d’une vieille demeure romaine et se demandant avec impatience quand arriverait Mr Winterbourne. Cependant, s’il décida d’attendre un peu avant de revendiquer ses droits à la considération de Miss Miller, il alla sans tarder rendre visite à deux ou trois autres de ses amis. Parmi ses amis se trouvait une américaine qui avait passé plusieurs hivers à Genève, où elle avait mis ses enfants à l’école. C’était une femme très accomplie, et elle vivait via Gregoriana. Winterbourne la trouva dans le petit salon cramoisi d’un troisième étage ; le soleil du Midi emplissait la pièce. Il n’était pas là depuis dix minutes que le domestique entrait et annonçait : «  Madame Mila ! » Cette annonce fut bientôt suivie par l’entrée du petit Randolph Miller, qui s’arrêta au milieu de la pièce et y demeura, fixant Winterbourne. Un instant après, sa jolie sœur franchissait le seuil du salon ; puis, au bout d’un assez long moment, Mrs Miller arriva lentement.

            - Je vous connais ! s’écria Randolph.

            - Je suis sûr que tu connais beaucoup de choses, répondit Winterbourne en le prenant par la main. Comment vont tes études ?

            Daisy, pendant ce temps, échangeait des salutations extrêmement gracieuses avec son hôtesse ; mais lorsqu’elle entendit la voix de Winterbourne, elle tourna vivement la tête.

            - Ah, par exemple ! s’écria-t-elle.

            - Vous voyez, je vous avais dit que je viendrais, répliqua Winterbourne en souriant.

            - En bien, je ne le croyais pas, dit Miss Daisy.

            - Je vous suis très obligé, fit le jeune homme dans un rire.

            - Vous auriez pu venir me voir ! dit Daisy.

            - Je ne suis arrivé qu’hier.

            - Je n’en crois pas un mot ! déclara la jeune fille.

            Winterbourne se tourna vers sa mère avec un sourire de protestation, mais cette dame évita son regard et, s’asseyant, fixa ses yeux sur son fils.

            - Chez nous, c’est plus grand qu’ici, dit Randolph. Et c’est tout doré sur les murs.

            Mrs Miller s’agita sur son siège avec embarras.

            - Je te l’avais dit, dès que je t’emmène quelque part, il faut que tu dises des bêtises ! murmura-t-elle.

            - C’est moi qui te l’avais dit ! s’écria Randolph. C’est moi qui vous le dis, monsieur ! ajouta-t-il joyeusement, en donnant une tape sur le genou de Winterbourne. C’est vraiment plus grand !

            Daisy avait entamé une conversation animée avec son hôtesse ; Winterbourne jugea convenable d’adresser quelques mots à sa mère.

            - J’espère que votre santé a été bonne depuis votre départ de Vevey, dit-il.

            Maintenant Mrs Miller le regardait... regardait son menton.

            - Non, pas très bonne, monsieur, répondit-elle.

            - Elle a la dyspepsie, dit Randolph. Moi, je l’ai aussi. Mon père aussi. Moi, j’ai la pire !

            Ces révélations, au lieu d’embarrasser Mrs Miller, semblèrent la soulager.

            - Je souffre du foie, dit-elle. Je pense que c’est le climat ; il est moins tonifiant qu’à Schenectady, surtout en hiver. Je ne sais si vous savez que nous habitons Schenectady. Je disais à Daisy que j’étais loin d’avoir trouvé un aussi bon médecin que le docteur Davis, et que je ne croyais pas que ce soit possible. Oh, à Schenectady, c’est le meilleur ; on peut dire ce qu’on veut. Il a beaucoup de travail, mais il n’y a rien qu’il ne ferait pour moi. Il m’a dit n’avoir jamais rien vu de semblable à ma dyspepsie, mais qu’il s’engageait à m’en guérir. Il n’y a rien qu’il ne tenterait, j’en suis sûre. Justement, il allait commencer un nouveau traitement, quand nous sommes partis. Mr Miller voulait que Daisy se fasse sa propre idée de l’Europe. Mais j’ai écris à Mr Miller qu’il semblerait que je ne puisse me passer du docteur Davis. A Schenectady c’est une sommité, et il y a beaucoup de maladies, là-bas aussi. Ça m’empêche de dormir.

            Winterbourne eut droit à une causerie du genre pathologique avec la patiente du docteur Davis, pendant laquelle Daisy se livra à un babil incessant avec sa propre interlocutrice. Le jeune homme demanda à Mrs Miller si Rome lui plaisait.

            - Eh bien, je dois dire que je suis déçue, répondit-elle. On nous en avait tellement parlé ; je suppose qu’on nous en a trop dit. Mais c’était inévitable. Nous nous attendions à quelque chose de différent.

            - Ah, attendez un peu et vous l’aimerez beaucoup, dit Winterbourne.

            - Je la déteste chaque jour un peu plus, s’écria Randolph.

            - Tu es comme le petit Hannibal, dit Winterbourne.

            - Non, ce n’est pas vrai ! déclara Randolph à tout hasard.

            - Tu ne ressembles pas à un petit garçon, dit sa mère. Mais nous avons vu des endroits, reprit-elle, que je mettrais bien avant Rome.

            Et en réponse à Winterbourne qui demandait lesquels :

            - Il y a Zurich, par exemple, avança-t-elle. J’ai trouvé Zurich charmant ; et on ne nous en n’a pas dit la moitié autant.

            - Le meilleur endroit que nous ayons vu est le Ville de Richmond ! dit Randolph.

            - Il veut parler du bateau, expliqua sa mère. Nous avons fait la traversée sur ce bateau. Randolph s’est beaucoup amusé sur le Ville de Richmond.

            - C’est le meilleur endroit que j’ai vu, répéta l’enfant. Seulement, il n’allait pas dans le bon sens.

            - En bien, nous le prendrons dans le bon sens la prochaine fois, dit Mrs Miller avec un petit rire.

            Winterbourne exprima l’espoir que sa fille du moins trouvât quelque agrément à Rome, et elle répondit que Daisy était absolument transportée d’enthousiasme.

            - C’est dû à la société... il y a une société splendide. Elle va partout ; elle a fait beaucoup de connaissances. Bien sûr, elle sort beaucoup plus que moi. Je dois dire que tout le monde s’est montré très accueillant ; elle a tout de suite été adoptée. Et elle connaît beaucoup de messieurs. Oh, elle pense que rien ne vaut Rome. Bien sûr, c’est beaucoup plus agréable pour une jeune fille quand elle connaît un tas de messieurs.

            Mais Daisy avait de nouveau tourné son attention vers Winterbourne.

            - Je disais à Mrs Walker combien votre conduite était méprisable, déclara la jeune fille.

            - Et quelle preuve lui avez-vous apporté ? demanda Winterbourne, plutôt fâché de voir l’incapacité de Miss Miller à apprécier le zèle d’un admirateur qui sur son chemin vers Rome ne s’était arrêté ni à Bologne, ni à Florence, simplement à cause d’une certaine impatience sentimentale. Il se souvint qu’un compatriote cynique lui avait dit un jour que les Américaines – celles qui étaient jolies, et cela donnait beaucoup d’étendue à cet axiome – étaient à la fois les plus exigeantes du monde et les moins prêtes à reconnaître leurs dettes.

            - Eh bien, votre conduite à Vevey a vraiment été méprisable, dit Daisy. Vous n’avez rien voulu faire. Vous n’avez pas voulu rester quand je vous le demandais.

            - Ma très chère Demoiselle, s’écria Winterbourne avec éloquence, ai-je fait tout ce chemin jusqu'à Rome pour subir vos reproches ?

            - Voyez comme il dit cela, dit Daisy à Mrs Walker en tiraillant un pli de la robe de son hôtesse. Avez-vous jamais rien entendu d’aussi singulier ?

            - D’aussi singulier, ma chère ? murmura Mrs Walker, sur le ton de prendre le parti de Winterbourne.

            - Eh bien, je n’en sais rien, dit Daisy, en triturant les rubans de Mrs Walker. Mrs Walker, j’ai quelque chose à vous dire.

            - Mamaaan, intervint Randolph avec sa façon pénible de terminer ses mots, je te dis qu’il faut y aller. Eugenio va faire toute une histoire.

            - Je n’ai pas peur d’Eugenio, dit Daisy en secouant la tête. Ecoutez, Mrs Walker, poursuivit-elle, vous savez que je viendrai à votre soirée.

            - Je suis enchantée de l’entendre.

            - J’aurai une très jolie robe.

            - J’en suis certaine.

            - Mais je veux vous demander une faveur... la permission d’amener un ami.

            - Je serais toujours heureuse de rencontrer vos amis, dit Mrs Walker en se tournant avec un sourire vers Mrs Miller.

            - Oh, ce ne sont pas mes amis, répondit la maman de Daisy en souriant à sa façon habituelle, timidement. Je ne leur parle jamais.

            - C’est un de mes amis intimes... Mr Giovanelli, dit Daisy, sans aucun frémissement dans sa petite voix limpide, ni aucune ombre sur son petit visage rayonnant.

            Mrs Walker garda le silence un instant ; elle jeta un rapide regard à Winterbourne, et dit enfin :

            - Je serai heureuse de recevoir Mr Giovanelli.

            - C’est un italien, poursuivit Daisy avec la plus charmante sérénité. C’est un grand ami à moi, c’est le plus bel homme au monde – à l’exception de Mr Winterbourne ! Il connaît un tas d’Italien, mais il désire connaître quelques Américains. Il a une si haute opinion des Américains. Il est terriblement intelligent. Il est tout simplement adorable.

            Il fut convenu que ce brillant personnage serait amené à la soirée de Mrs Walker, et alors Mrs Miller s’apprêta à prendre congé.

            - Je crois que nous allons rentrer à l’hôtel, dit-elle.

            - Tu peux rentrer à l’hôtel si tu veux, maman, mais moi je vais faire une promenade, dit Daisy.

            - Elle va faire une promenade avec Mr Giovanelli, clama Randolph.

            - Je vais au Pincio, dit Daisy en souriant.

            - Toute seule, ma chère... à cette heure ? demanda Mrs Walker.

            L’après-midi touchait à sa fin – c’était l’heure où les flâneurs et les attelages affluaient.

            - Je ne pense pas que ce soit très prudent, ma chère, déclara Mrs Walker.

            - Ni moi non plus ! ajouta Mrs Miller. Tu vas attraper la fièvre, tu peux en être sûre. Souviens-toi de ce que t’as dit le docteur Davis.

            - Donne-lui un remède avant qu’elle ne parte, suggéra Randolph.

            Tout le monde s’était levé ; Daisy, montrant toujours ses jolies dents, se pencha pour embrasser son hôtesse.

            - Mrs Walker, vous êtes trop bonne, dit-elle. Je n’y vais pas toute seule ; je vais retrouver un ami.

            - Ton ami ne t’empêchera pas d’attraper la fièvre, observa Mrs Miller.

            - Est-ce Mr Giovanelli ? demanda l’hôtesse.

            Winterbourne observait la jeune fille ; à cette question, il redoubla d’attention. Elle était là, souriant et lissant les rubans de son chapeau ; elle jeta un regard à Winterbourne. Puis, tout en le  regardant et en souriant, elle répondit sans l’ombre d’une hésitation :

            - Mr Giovanelli, en effet... le beau Giovanelli.

            - Ma chère enfant, dit Mrs Walker d’un ton suppliant en lui prenant la main, n’allez pas au Pincio à cette heure-ci pour y retrouver un bel Italien.

            - Oh, mais il parle anglais, dit Mrs Miller.

            - Pauvre de moi ! s’écria Daisy. Je ne veux rien faire d’inconvenant. Il y a un moyen facile d’arranger cela.

            Elle continuait à regarder Winterbourne.

            - Le Pincio n’est qu’à quelques centaines de mètres, et si Mr Winterbourne était aussi poli qu’il le prétend, il proposerait de m’y conduire.

            La politesse de Winterbourne se hâta de se manifester, et la jeune fille lui accorda gracieusement la permission de l’accompagner. Ils descendirent avant sa mère, et à la porte Winterbourne aperçut la voiture de Mrs Miller où était assis l’ornemental majordome dont il avait fait la connaissance à Vevey.

            - Au revoir, Eugenio ! lui cria-t-elle. Je vais me promener.

            La distance qui sépare la via Gregoriana du beau jardin à l’autre bout de la colline du Pincio est à vrai dire très vite franchie. Mais comme la journée était splendide, et que l’affluence des voitures, des promeneurs et des flâneurs était considérable, les deux jeunes Américains furent souvent ralentis dans leur marche. Winterbourne trouva ce contretemps fort agréable, en dépit de la conscience qu’il avait de la singularité de sa situation. La foule nonchalante des badauds romains accordait beaucoup d’attention à la ravissante jeune étrangère qui passait à son bras ; et Winterbourne se demandait à quoi pouvait bien penser Daisy quand elle avait envisagé de s’exposer seule à la curiosité de cette foule. Apparemment, ce qu’elle considérait comme sa mission, c’était qu’il la remît entre les mains de Mr Giovanelli ; mais Winterbourne, à la fois flatté et agacé, décida qu’il n’en ferait rien.

            - Pourquoi n’êtes-vous pas venu me voir ? demanda Daisy. Vous ne vous en sortirez pas comme ça.

            - J’ai eu l’honneur de vous dire que je venais à peine de descendre du train.

            - Vous avez dû rester un bon moment dans le train après son arrivée ! s’écria la jeune fille avec son petit rire. Je suppose que vous dormiez. Vous avez bien trouvé le temps d’aller voir Mrs Walker.

            - Je connaissais Mrs Walker... commença-t-il à lui expliquer.

            - Je sais où vous l’avez connue. Vous l’avez connue à Genève. Elle me l’a dit. Eh bien, moi vous m’avez connue à Vevey. C’est la même chose. Donc, vous auriez dû venir me voir.

            Elle ne lui posa pas d’autre question que celle-ci, et se mit à papoter de ses propres affaires.

            - Nous avons des chambres splendides à l’hôtel. Eugenio prétend qu’il n’y en a pas de plus belles à Rome. Nous allons rester tout l’hiver... si nous ne mourrons pas de la fièvre ; alors je suppose que nous resterons. C’est bien plus agréable que je ne le pensais. Je pensais que ce serait affreusement paisible. J’étais sûre que ce serait terriblement quelconque. J’étais sûre que nous passerions notre temps à nous promener avec un de ces vieillards assommants qui vous expliquent les tableaux et tout le reste. Mais nous n’avons subi cela qu’une semaine, et maintenant je m’amuse. Je connais tellement de gens, et tout le monde est si charmant. La société est extrêmement choisie. Il y a toute sorte de gens... des Anglais, des Allemands, et des Italiens. Je crois que je préfère les Anglais. J’aime le style de leur conversation. Mais il y a aussi quelques Américains adorables. Je n’ai jamais rien vu de si accueillant. On ne danse pas beaucoup, mais je dois dire que je n’ai jamais pensé qu’il n’y avait que la danse au monde. J’ai toujours aimé la conversation. Je pense que je n’en manquerai pas chez Mrs Walker... ses appartements sont si petits.

            Quand ils eurent franchi les grilles des jardins du Pincio, Miss Miller commença à se demander où Mr Giovanelli pouvait bien être.

            - Nous ferions mieux d’aller directement en face, dit-elle, à cet endroit d’où l’on a une vue d’ensemble.

            - Je ne vous aiderai certainement pas à le trouver, déclara Winterbourne.

            - Alors je le trouverai sans vous, dit Miss Daisy.

            - Vous n’allez tout de même pas me quitter ! s’écria le jeune homme.

            Elle partit de son petit rire.

            - Auriez-vous peur de vous perdre, ou de vous faire écraser ? Mais voilà Giovanelli, adossé à cet arbre. Il dévisage les dames dans les voitures. Avez-vous jamais vu pareil effronté ?

            Winterbourne aperçut au loin un petit homme debout, les bras croisés, balançant sa canne. Il avait un beau visage, portait un chapeau posé avec recherche, un monocle et un bouquet à la boutonnière. Winterbourne l’observa un moment, puis dit à Daisy :

            - Vous comptez vraiment parler à cet homme ?

            - Si je compte lui parler ? Allons, vous n’imaginez pas que je compte communiquer par signes ?

            - Alors je vous prie de comprendre, dit Winterbourne, que j’entends rester avec vous.

            Daisy s’arrêta et le regarda, sans que son visage trahît le moindre signe d’embarras, sans qu’on vît autre chose que des yeux charmants et de joyeuses fossettes. «  Eh bien, c’est elle l’effrontée ! », pensa le jeune homme.

            - Je n’aime pas la façon dont vous dites cela, lui dit Daisy. C’est trop impérieux.

            - Je vous demande pardon si je l’ai mal dit. L’essentiel est de vous faire comprendre ce que je veux dire.

            La jeune fille le regarda avec plus de gravité, mais avec des yeux plus beaux que jamais.

            - Je n’ai jamais permis à un monsieur de me dicter ma conduite, ou de se mêler de ce que je fais.

            - Je crois que vous avez eu tort, répondit Winterbourne. Vous devriez de temps en temps écouter ce qu’un monsieur vous dit... un monsieur convenable.

            Daisy se mit à rire à nouveau.

            - Je ne fais que cela d’écouter les messieurs, s’écria-t-elle. Dites-moi si Mr Giovanelli est un monsieur convenable.

            L’homme au bouquet à la boutonnière avait maintenant aperçu nos deux amis, et s’approchait de la jeune fille avec une rapidité obséquieuse. Il s’inclina devant Winterbourne comme il l’avait fait devant Daisy. Il avait un sourire éclatant, un regard intelligent ; Winterbourne ne lui trouva pas mauvaise allure. Il n’en répondit pas moins à Daisy :

            - Non, ce n’est pas un monsieur convenable.

            Daisy avait à l’évidence un talent naturel pour faire les présentations ; elle nomma l’un à l’autre ses deux compagnons. Puis, elle se mit à marcher entre eux deux ; Mr Giovanelli, qui parlait très correctement l’anglais – Winterbourne apprit plus tard qu’il avait pratiqué cette langue auprès d’un grand nombre d’héritières américaines – lui débitait un tas d’aimables sottises ; il était extrêmement courtois et le jeune Américain, qui ne disait rien, méditait sur cette formidable habileté qui permet aux Italiens de paraître d’autant plus gracieux qu’ils sont profondément déçus. Giovanelli, bien entendu, avait compté sur un entretien plus intime ; il n’avait pas prévu un rendez-vous à trois. Mais il retenait sa mauvaise humeur d’une façon qui suggérait des intentions à long terme. Winterbourne se flattait d’avoir pris la mesure du personnage. «  Ce n’est pas un gentleman, se dit-il. Ce n’en est qu’une habile imitation. C’est un professeur de musique, ou un copiste, ou un artiste de troisième ordre. Au diable sa belle allure ! » Mr Giovanelli avait assurément un très joli visage, mais Winterbourne se sentait hautement indigné à l’idée que sa charmante compatriote ne savait pas distinguer un faux gentleman d’un véritable. Giovanelli bavardait, plaisantait, et se rendait merveilleusement aimable. Il fallait reconnaître que s’il était une imitation, l’imitation était fort réussie. «  Quoi qu’il en soit, se dit Winterbourne, une jeune fille bien devrait quand même savoir faire la différence ! » Et là-dessus il revint à la question de savoir s’il s’agissait réellement d’une jeune fille bien. Est-ce qu’une jeune fille bien – même à supposer qu’elle fût une petite flirteuse américaine – accorderait un rendez-vous à un étranger de condition probablement vulgaire ? Le rendez-vous, en l’occurrence avait lieu, certes, en plein jour et dans le coin le plus fréquenté de Rome, mais ne pouvait-on voir dans le choix de ces circonstances la preuve même d’un extrême cynisme ? Aussi curieux que cela puisse paraître, Winterbourne s’attristait de voir que la jeune fille, ayant rejoint son amoroso, ne parût pas d’avantage agacé par sa propre présence, et il s’attristait en raison des sentiments qu’il éprouvait pour elle. Il était impossible de la considérer comme une demoiselle parfaitement bien élevée ; elle manquait d’une certaine délicatesse indispensable. Cela eût donc grandement simplifié les choses de pouvoir la traiter comme l’objet d’un de ces sentiments que les romanciers appellent «  passions effrénées ». Qu’elle eût paru souhaiter se débarrasser de lui l’eût aidé à lui accorder moins d’importance, et lui accorder moins d’importance l’eût rendue beaucoup moins énigmatique. Mais Daisy, cette fois encore, apparaissait comme un insondable mélange d’audace et d’innocence.

            Elle se promenait depuis près d’un quart d’heure en compagnie de ses deux cavaliers, répondant aux jolis discours de Giovanelli sur le ton d’une gaieté qui paraissait très enfantine à Winterbourne, lorsqu’un attelage qui s’était détaché de la file des voitures qui faisaient le tour des jardins s’arrêta à côté d’eux dans l’allée. Au même moment, Winterbourne s’aperçut que son amie Mrs Walker – la dame dont il venait de quitter la maison – était dans la voiture et lui faisait des signes. Quittant le côté de Miss Miller, il s’empressa d’obéir à cet appel.  Mrs Walker était très rouge ; elle avait un air agité.

            - C’est vraiment effrayant ! dit-elle. Il ne faut pas qu’elle fasse ce genre de choses. Il ne faut pas qu’elle se promène ici avec deux hommes. Cinquante personnes l’ont déjà remarqué.

            Winterbourne haussa les sourcils.

            - Je pense qu’il est dommage d’en faire toute une histoire.

            - Ce qui est dommage c’est de laisser cette fille se perdre ainsi !

            - Elle est très innocente, dit Winterbourne.

            - Elle est très folle ! s’écria Mrs Walker. Avez-vous jamais rien vu d’aussi stupide que sa mère ? Après que vous m’ayez tous quittée, tout-à-l’heure, je ne tenais plus en place, rien que d’y penser. Cela me semblait trop pitoyable pour ne pas tenter de la sauver. J’ai fais atteler, j’ai mis un chapeau, et je suis venue ici aussi vite que possible. Dieu merci, je vous ai trouvés !

            - Qu’allez-vous donc faire de nous ? demanda Winterbourne en souriant.

            - Lui dire de monter dans ma voiture, la promener pendant une demi-heure aux alentours pour montrer au monde qu’elle n’a pas tout à fait perdu la raison, et la ramener chez elle saine et sauve.

            - Je ne pense pas que ce soit là une idée heureuse, dit Winterbourne. Mais vous pouvez toujours essayer.

            Mrs Walker essaya. Le jeune homme alla retrouver Miss Miller qui s’était contentée d’envoyer un petit salut et de sourire à Mrs Walker avant de continuer son chemin avec son compagnon. Daisy, en apprenant que Mrs Walker désirait lui parler, revint sur ses pas avec la meilleure grâce du monde et avec Mr Giovanelli. Elle déclara qu’elle était enchantée d’avoir l’occasion de présenter ce monsieur à Mrs Walker. Elle fit aussitôt les présentations, et affirma qu’elle n’avait jamais rien vu d’aussi ravissant que le plaid de promenade de Mrs Walker.

            - Je suis heureuse que vous l’admiriez, dit cette dame en souriant gentiment. Voulez-vous monter et me laisser le mettre sur vos genoux ?

            - Oh ! non, merci, répondit Daisy. Je préfère l’admirer sur vous.

            - Montez, je vous prie et venez faire un tour avec moi, dit Mrs Walker.

            - Ce serait charmant, mais me promener ainsi me ravie tellement !

            Et Daisy jeta un regard étincelant aux messieurs qui l’entouraient.

            - C’est peut-être ravissant, chère enfant, mais ce n’est pas l’usage ici, insista Mrs Walker, en se penchant de sa victoria, les mains jointes en signe de prière.

            - Eh bien, ça devrait l’être ! dit Daisy. Je crois que j’étoufferai, si je ne pouvais pas me promener à pied.

            - Vous devriez vous promener avec votre mère, ma chère, s’écria la dame de Genève, à bout de patience.

            - Mon Dieu ! Avec ma mère ! lança la jeune fille, et Winterbourne vit qu’elle flairait quelque intervention. Ma mère n’a jamais fait plus de dix pas de promenade dans sa vie. Et puis, vous savez, ajouta-t-elle en riant, je n’ai plus cinq ans.

            - Vous avez l’âge de vous montrer plus raisonnable que vous ne l’êtes. Vous avez l’âge, chère Miss Miller, de faire jaser.

            Daisy fixa Mrs Walker avec un sourire intense.

            - Faire jaser ? Que voulez-vous dire ?

            - Montez dans ma voiture et je vous le dirai.

            Daisy promena rapidement son regard d’un de ses compagnons à l’autre. Mr Giovanelli multipliait les courbettes en triturant ses gants et en riant plaisamment ; Winterbourne trouvait la scène fort déplaisante.

            - Je ne crois pas que je désire savoir ce dont vous parlez, dit bientôt Daisy. Je ne crois pas que cela me plairait.

            Winterbourne aurait souhaité que Mrs Walker repliât son plaid et s’en allât, mais cette dame n’aimait pas qu’on lui tînt tête, comme elle le lui dit par la suite.

            - Vous préférez donc qu’on vous prenne pour une petite dévergondée ?

            - Pauvre de moi ! s’écria Daisy.

            Elle regarda de nouveau Mr Giovanelli, puis se tourna vers Winterbourne. Elle avait une petite tache rose sur chaque joue ; elle était terriblement jolie.

            - Mr Winterbourne pense-t-il, demanda-t-elle en parlant lentement et en souriant, la tête rejetée en arrière pour le regarder de la tête aux pieds, que pour sauver ma réputation, je devrais monter dans cette voiture ?

            Winterbourne rougit ; il hésita beaucoup l’espace de quelques instants. Il lui semblait si étrange de l’entendre parler ainsi de sa réputation. Mais, en l’occurrence, il était contraint de se conformer aux règles de la galanterie. Ici, la plus parfaite galanterie consistait simplement à lui dire la vérité ; et la vérité, selon Winterbourne, comme les quelques indications que j’ai pu donner l’ont fait connaître au lecteur, était que Daisy Miller devait suivre le conseil de Mrs Walker. Il regarda son ravissant visage, et lui dit très doucement :

            - Je pense que vous devriez monter dans cette voiture.

            Daisy fut saisie d’un rire violent.

            - Je n’ai jamais rien entendu de si guindé ! Si cela n’est pas convenable, Mrs Walker, poursuivit-elle, alors je ne suis pas du tout convenable, et vous devez me laisser de côté. Au revoir ! Je vous souhaite une délicieuse promenade !

            Et accompagnée de Mr Giovanelli, qui fit un salut obséquieux et triomphant, elle s’éloigna.

            Mrs Walker la regarda s’éloigner, et il y avait des larmes dans les yeux de Mrs Walker.

            - Montez, Monsieur, dit-elle à Winterbourne en lui indiquant la place à côté d’elle. Le jeune homme répondit qu’il se sentait tenu d’accompagner Miss Miller ; sur ce, Mrs Walker lui déclara que s’il lui refusait cette faveur, elle ne lui adresserait plus jamais la parole. Il était évident qu’elle parlait sérieusement. Winterbourne rattrapa Daisy et son compagnon et, tendant la main à la jeune fille, il lui dit que Mrs Walker avait impérativement réclamé qu’il lui tînt compagnie. Il s’attendait à ce qu’en réponse elle lui dît quelque chose d’assez insolent, quelque chose qui l’engageât un peu plus avant dans ce « désordre » duquel Mrs Walker s’était efforcée si charitablement de la détourner. Mais elle se contenta de lui serrer la main, en le regardant à peine, tandis que Mr Giovanelli lui faisait ses adieux d’un coup de chapeau très exagéré.

            Winterbourne n’était pas de la plus excellente humeur quand il s’assit à côté de Mrs Walker dans la victoria.

            - Ce n’était pas très adroit de votre part, lui dit-il avec franchise tandis que la victoria se mêlait de nouveau au flot des voitures.

            - En pareil cas, répondit-elle, je ne prétends pas être adroite, je prétends être sérieuse !

            - Eh bien, votre sérieux n’a servi qu’à la blesser et à l’éloigner.

            - C’est très bien comme cela. Si elle est si parfaitement décidée à se compromettre, mieux vaut le savoir tout de suite. On pourra agir en conséquence.

            - Je pense qu’elle n’y voit aucun mal.

            - C’est ce que je pensais il y a un mois. Mais maintenant elle est allée trop loin.

            - Mais qu’a-t-elle donc fait ?

            - Tout ce qui ne se fait pas ici. Flirter avec n’importe quel homme qu'elle a pu raccrocher, s’asseoir à l’écart avec de mystérieux Italiens, danser toute la soirée avec les mêmes partenaires, recevoir des visites à onze heures du soir. Sa mère s’en va dès qu’arrivent des visiteurs.

            - Mais son frère, dit Winterbourne en riant, reste debout jusqu'à minuit.

            - Ce qu’il voit doit l’édifier. On m’a dit qu’à son hôtel tout le monde parle d’elle, et qu’un sourire circule parmi les domestiques quand un monsieur vient demander Miss Miller.

            - Au diable les domestiques ! lança Winterbourne avec colère. La seule faute de cette pauvre fille, ajouta-t-il aussitôt, c’est qu’elle manque totalement d’éducation.

            - Elle est indélicate par nature, déclara Mrs Walker. Prenez par exemple ce qui s’est passé ce matin. Combien de temps l’avez-vous connu à Vevey ?

            - Deux jours.

            - Vous imaginez ! Et elle s’est permis de faire de votre départ une affaire personnelle !

            Winterbourne resta silencieux quelques instants, puis il dit :

            - Je pense, Mrs Walker, que vous et moi avons vécu trop longtemps à Genève.

            Après quoi il lui demanda dans quel but précis elle l’avait fait monter dans sa voiture.

            - Je désirais vous demander de cesser vos relations avec Miss Miller, de ne pas flirter avec elle, de ne pas lui donner l’occasion de se compromettre plus longtemps... en un mot, de la laisser tranquille.

            - Je crains de ne pas pouvoir faire cela, dit Winterbourne. Je l’aime vraiment beaucoup.

            - Raison de plus pour ne pas lui permettre de faire scandale.

            - Il n’y aura rien de scandaleux dans mes attentions envers elle.

            - Il y aura forcément quelque chose de scandaleux dans la manière dont elle les accueillera. Mais j’ai dit ce que j’avais sur la conscience, poursuivit Mrs Walker. Si vous souhaitez rejoindre cette jeune personne, je vais vous déposer. Tenez, ici, ce sera parfait.

            La victoria traversait cette partie du Pincio qui surplombe les murailles de Rome et donne sur la magnifique Villa Borghese. De ce côté, les jardins sont bordés d’un parapet près duquel on trouve de nombreux bancs. Un des bancs, au loin, était occupé par un monsieur et une dame, en direction de qui Mrs Walker avait fait un mouvement de tête. Au même moment, ces deux personnes se levèrent et s’approchèrent du parapet. Winterbourne avait demandé au cocher de s’arrêter ; maintenant, il descendait de voiture. Mrs Walker le regarda quelques instants en silence ; puis, comme il soulevait son chapeau, elle s’éloigna majestueusement. Winterbourne ne bougeait pas ; il avait tourné les yeux du côté de Daisy et de son compagnon. A l’évidence, ils ne voyaient personne ; ils étaient trop occupés l’un de l’autre. Quand ils atteignirent le muret du jardin, ils s’arrêtèrent un moment pour regarder la cime plate des grands bouquets de pins de la Villa Borghese ; puis Giovanelli s’assit familièrement sur le large rebord du mur. Le soleil couchant, en face d’eux, leur envoya un rayon éblouissant à travers deux barres de nuages ; le compagnon de Daisy lui prit alors son ombrelle des mains et l’ouvrit. Elle se rapprocha de lui, et il plaça l’ombrelle au-dessus d’elle ; puis, la tenant toujours, il l’inclina contre l’épaule de Daisy, si bien que leurs deux têtes disparurent de la vue de Winterbourne. Ce dernier hésita un moment, puis il se mit à marcher. Mais il ne marcha pas vers le couple à l’ombrelle ; il marcha vers la demeure de sa tante, Mrs Costello.

 

 

  Chapitre 4

 

 * : mots en italique : en français dans le texte.

 

 

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