Nous poursuivons nos observations sur le plateau de Sanchese où foisonnent les bouquets d'orchidées. Françoise part dans une discussion savante avec Dimitri : s'agit-il d'un orchis mâle plutôt que bouffon ? Il faut examiner les feuilles, sont-elles lisses ou tachetées ? L'éperon est-il en forme de massue ? Il est bien plus long que l'ovaire. La question reste posée, il semble que ce soit un hybride ou un mutant... Le paysage s'est enfin dégagé, et je ne me lasse pas d'admirer le contraste entre les feuillages printaniers des arbres, en dégradés de verts tendres et de bruns roux, et la montagne enneigée. Il faut que les arbres soient solides, pour supporter une telle froidure sur leurs bourgeons à peine éclos. Derrière les crêtes, en hauteur, les nuages continuent d'être menaçants, il faut vite profiter de l'éclaircie. - Contreforts boisés avant le plateau de Sanchese. -
J'ai toujours eu un faible pour les euphorbes discrètes : leur suc laiteux circule dans des tiges surmontées d'ombelles composées de simili-fleurs enjupannées de cyathes vert pâle, ni sépales, ni pétales. Mais il est impossible de rester indifférent devant l'éclat de la gentiane printanière, d'un bleu profond qui contraste avec les ors et les bronzes d'une pâquerette fanée. Bien que les gouttes restent encore accrochées un peu partout dans des positions improbables, les insectes se risquent à butiner en les évitant soigneusement. Dans un espace sans doute tourbeux s'élèvent de petites fleurs violettes au-dessus de feuilles que je reconnaîtrais entre mille : ce sont des grassettes grandiflora, ces plantes carnivores que j'avais observées accrochées à une paroi verticale dans le cañon d'Añisclo à l'extrémité orientale du parc naturel d'Ordesa en Aragon, et qui étaient alors couvertes d'insectes englués. A côté s'épanouissent des bouquets ras de pédiculaires roses des marais. - Euphorbe. Pâquerette fânée et gentiane printanière. Détail d'un insecte butineur. -
Deux fauvettes à tête noire chantent dans les arbres, tandis qu'un gypaète évolue très haut dans le ciel. Auparavant, ces grands vautours mangeurs d'os (nommés justement "quebrantahuesos" en espagnol) descendaient bien plus bas dans les vallées, mais ils ont été repoussés en altitude par l'homme car ils étaient trop dérangés et persécutés. Il en a été de même pour l'ours, qui vivait en plaine, et pour les cerfs dont nous sommes allés écouter le brame en forêt d'Iraty à l'automne dernier. Une grive draine, la plus grande d'Europe, se confond dans le paysage. Au-dessus de la cascade, le merle d'eau virevolte pour gober les insectes au-dessus des embruns avant de se percher sur un rocher en observation. Dimitri nous montre le sentier vertigineux qu'emprunte chaque année pendant la transhumance un berger avec ses brebis pour rejoindre l'estive la plus isolée des Pyrénées de l'autre côté du col. Les lacets qui serpentent à droite de la cascade ont été taillés au burin par endroits. Après la traversée d'un petit bois, le chemin bascule sur l'autre versant où se niche la cabane d'Anaye. - Gypaète. Pédiculaire rose des marais. -
Il y aurait bien un autre sentier, mais il est beaucoup plus long car il contourne la montagne, et il n'est pas exempt de passages fort dangereux, surtout pour les brebis. Le berger gare donc sa voiture dans un enclos grillagé sur le plateau de Sanchese pour éviter que les animaux ne viennent s'y frotter et ne l'endommagent. Il n'est pas rare en effet que des randonneurs croient à de la malveillance en voyant un rétroviseur arraché et une carrosserie rayée, sans penser aux bovins comme coupables. Cette année, ce sera sa quarantième estive. Lorsque nous faisons demi-tour, un bouvreuil pivoine nous accompagne de ses "piou", de concert avec une grive musicienne, une fauvette à tête noire (peut-être celle de tout à l'heure) et une grive draine.
Le lendemain matin, il neige dru, pas question de sortir par un temps pareil, que pourrions-nous observer ? Après un moment de réflexion, nous optons pour emprunter le tunnel du Somport et passer en Espagne. D'après les informations, la météo y est plus clémente. Il ne fait pas très froid et la neige ne tient pas sur la route, nous n'avons pas besoin des chaînes (dont personne n'est pourvu, de toute façon). Nous passons devant l'ancienne gare de chemin de fer de Cette-Eygun désaffectée et incendiée, de même que le wagon-lit demeuré sur place. Elle avait été investie par les membres de l'association de la Goutte d'eau, haut lieu de la résistance contre le tunnel du Somport depuis au moins 1985, et dont le plus fervent défenseur de la vallée avait été Eric Petetin, surnommé l'Apache. Voici un petit retour en arrière sur ces événements lointains.
En 1970, un accident de chemin de fer provoque l'interruption du transport de marchandises entre la France et l'Espagne par la gare de Canfranc, inaugurée en 1928. En 1977, l'Espagne postule pour intégrer l'Union Européenne. Malgré les réticences de la France et de l'Italie, notamment à propos de la question agricole, la demande est accordée en 1986, en même temps que celle du Portugal. Entre temps, dès 1985, des études ont été lancées en collaboration entre les deux pays pour améliorer la traversée des Pyrénées. Le CRELOC (Comité pour la réouverture de la ligne ferroviaire Oloron - Canfranc) est fondé en 1986, l'année suivante, la RN 134 est classée itinéraire européen et en 1988 est initiée l'étude de faisabilité d'un tunnel routier sous le col du Somport. C'est en 1991 que la Sepanso et le CRELOC déposent une plainte (rejetée) devant les instances de Bruxelles, tandis que l'association France Nature Environnement introduit une requête (rejetée) devant le tribunal administratif de Pau pour obtenir un sursis à l'exécution des travaux qui sont freinés de diverses façons par les écologistes. En 1995, le Conseil d'Etat rejette les requêtes en annulation de la déclaration d'utilité publique. Le 17 janvier 2003, le tunnel routier est inauguré et ouvert à la circulation, avec interdiction de transport de matières dangereuses. - Fontaines de Lescun. Extrémité d'un évier de pierre dépassant du mur d'une maison. -
L'un des arguments exprimés en 1992 contre l'ouverture du tunnel se rapportait à la sauvegarde de l'ours, la vallée d'Aspe étant située dans le Parc National des Pyrénées. Selon les deux experts mandatés par le ministère de l'Environnement, Christopher Servheen (américain) et Djuro Huber (croate), "il ne faudrait plus construire de nouvelles routes, il faudrait fermer pour de bon aux véhicules motorisés les routes existant déjà et ne reliant pas d'agglomérations permanentes. [...] Il serait nécessaire d'abandonner les maisons isolées et autres structures semblables (cabanes de bergers), et de les supprimer des habitats de l'ours. Il est aussi fortement recommandé de réduire au minimum les perturbations momentanées causées par la chasse, l'écobuage, les chiens errants, les randonneurs, etc." - Limace. -
L'historien Bruno Besche-Commenge s'élève contre cette attitude radicale où l'homme n'a pas sa place dans la nature dont il ne serait qu'un malfaisant perturbateur. Il avance que les combats qui ont été menés (et se poursuivent toujours avec moins d'intensité) pour le maintien de l'ours et contre l'ouverture du tunnel du Somport ne sont que des leurres, défendus avec sincérité par les associations, mais montés volontairement en épingle par les autorités (Etats français et espagnols en l'occurence). Ces actions serviraient à détourner les esprits et désamorcer toute velléité de chercher à pointer nos activités économiques et industrielles partout ailleurs où les problèmes de dégradation de l'environnement se posent avec une intensité bien plus manifestement criante. - Gouttelettes de pluie dans une toile d'araignée. -
Je reviendrai sur le sujet avec d'autres points de vue qui permettent d'envisager encore la question sous de nouveaux angles. Nous nous retrouvons donc de l'autre côté de ce fameux tunnel, que nous apprécions d'avoir à notre disposition par ce temps pourri, car la neige tient peut-être sur l'ancienne route qui passe plus en altitude par le col du Somport. Oh, surprise ! Il ne neige plus sur ce versant, à l'horizon les nuages s'élèvent et s'éclaircissent, la lumière change et, au fur et à mesure que nous descendons vers Jaca, le paysage aussi. En passant au Sud des Pyrénées, nous avons changé de zone climatique, et ce sera plus flagrant encore lorsque nous serons parvenus à destination, sur la peña Oroel. Cette montagne emblématique de Jaca devrait son nom au comte carolingien Aureolo, mort en 809, qui administra au nom de Charlemagne les premières terres conquises sur les musulmans, les vallées d'Ansó, Echo et de l'Aragón, Sobrarbe, initialement dans la Sierra de Arbe, et Ribagorza dans les vallées de l'Ésera, Isábena et Noguera Ribagorzana - malgré l'échec du siège de Saragosse et le piège où périt Roland à Roncevaux lors de la retraite de l'armée -. - La Peña Oroel. -
Les odeurs ont changé, nous avons l'impression de nous trouver sur le pourtour méditerranéen, avec toutefois un froid perçant qui couvre de cristaux blancs les cimes des arbres sur les flancs supérieurs de ce pan de montagne isolé. Comme la vallée d'Aspe, il a subi les affres de la déforestation pour approvisionner au XVIIe siècle les "Astilleros Reales del Cantábrico" (chantiers navals). Les vieux chênes et les hêtres ont été remplacés par l'épicéa, le pin sylvestre, le sapin, où sont venus se mêler tilleul, sorbier, if ou peuplier faux-tremble, avec un sous-bois essentiellement constitué de buis. Rien de naturel, donc, bien que cette aire ait été déclarée "Paysage naturel protégé" par décret du gouvernement d'Aragon en 2007, conjointement avec la montagne de San Juan de la Peña. C'est surtout une zone de protection des oiseaux. - Peña Oroel : Frimas sur les pins sylvestres. -
Nous commençons nos observations botaniques par le raisin d'ours (encore lui !) ou busserole, car l'animal en affectionne les drupes (fruits charnus à noyaux) qui prennent la suite de ces grappes de petites fleurs roses en forme de clochettes (quand on laisse à l'ours le loisir de survivre dans les zones montagneuses ou boréales où pousse le busserole). Les propriétés diurétiques de ses feuilles sont connues depuis le Moyen-Age en Europe, ainsi qu'en Chine et chez les Amérindiens. Nous cheminons sur un sentier qui serpente en nous élevant lentement vers le haut plateau parmi une forêt de pins sylvestres élevés. Un parterre d'orchis sureau aux teintes délicates dans les jaunes pâles attire notre regard, bien moins armées pour se défendre que le genévrier oxycèdre ou arbre à cade dont les baies vertes à bleu noir se blottissent à la base de longues épines qui lui servent de feuilles et lui permettent une bonne résistance à la sécheresse - et aux pollutions atmosphériques -. - Raisin d'ours, orchis sureau. -
Des promeneurs descendent avec des paniers. Immédiatement, notre intérêt s'éveille et en chacun émergent des talents de linguiste pour découvrir leur contenu : ce sont des morilles ! Mais attention, il y a aussi des gyromitres, parfaitement toxiques, voire mortels si on les mange crus. Leur aspect est plus ramassé, et ils semblent plus gluants. Leurs alvéoles sont moins ouvertes que chez les morilles. On nous montre aussi une petite mycène rose. Sitôt les Espagnols perdus de vue, nous nous mettons à examiner soigneusement la moindre mousse épaisse, l'attention brusquement avivée, bien davantage que pour les explications de nos guides qui ne peuvent que suivre le mouvement et chercher avec le groupe... Malgré les cris de joie lorsque l'un de nous en trouve, les oiseaux continuent leurs pépiements et Dimitri, toujours très professionnel, nous invite à relever la tête et y prêter attention un instant pour apprendre à distinguer la mésange noire de la mésange charbonnière, le pinson, le grimpereau des jardins ou le troglodyte mignon. Vers le mois d'avril, ce dernier construit plusieurs nids en boules de mousse dans les racines ou les cavités des berges, des arbres ou des rochers. Après avoir visité chacun des nids, la femelle choisit le plus douillet pour y pondre 5 à 7 oeufs blancs tachetés qu'elle couvera pendant une quinzaine de jours. Les jeunes quittent le nid 15 à 17 jours après l'éclosion et sont pris en charge par le mâle. Occasionnellement, si la nourriture est abondante, celui-ci peut devenir polygame. - Morille entre deux gyromitres. Mycène. -
Au fur et à mesure que nous progressons en altitude, les cimes des arbres blanchissent et l'air se met en mouvement par à coups. Les branches frissonnent et des nuages de poudre brillante et glacée s'en détachent et chutent avec grâce et douceur jusque dans le creux de nos nuques, si nous n'avons pas pris garde à vite enfiler la capuche. C'est étonnant, ce mélange d'hiver et de printemps. Bien à l'abri de ces frondaisons sur le sol plus chaud poussent l'hellébore fétide (qui sent le jambon fumé), le muguet encore en boutons, la mercuriale (dont curieusement le nom désigne, en droit, le cours officiel des denrées sur un marché public), de la famille des euphorbes, l'hépatique trilobée aux fleurs de couleur variable, reconnaissable à sa feuille veinée à l'arrière que l'on a comparée au foie, le vératre, toxique pour le bétail comme pour l'homme, utilisé en homéopathie, le daphné lovéolé (à ne pas confondre avec le rhododendron dont le dessous des feuilles est couleur rouille), le narcisse. - Isabelle (mère de Marie). -
Qui le croirait ? Les Pyrénées continuent de s'élever ! Oh, ce n'est pas spectaculaire, seulement de un millimètre par an. Un de ses soubresauts s'est manifesté lors du tremblement de terre d'Arette, le 13 août 1967, d'une magnitude (5,8) voisine de celle d'Agadir. Au début de l'Oligocène, elles commencent à "jaillir" au Nord-Est de Jaca, la mer qui occupait l'espace vacant entre les plaques ibérique et euro-asiatique disparaît, tandis que débutent déjà les premiers effets de l'érosion. Les torrents s'écoulent d'abord d'Est en Ouest, puis plus tard en sens contraire, charriant de gros galets qui finissent par s'accumuler sur une couche énorme de 6000 m d'épaisseur ! Le choc de Titans se poursuit avec une lenteur géologique, tordant, plissant, basculant et cassant les strates. La Peña Oroel, de même que celle de San Juan de la Peña sont justement formées de ces débris agglomérés en poudingue, vestiges isolés de ces phases tranquillement cataclysmiques et de cette érosion monstrueuse. - Mercuriale. -
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Guides naturalistes : Dimitri Marguerat et François-Olivier Chabot - Groupe : 18 personnes (Cathy, Pascal, Jean-François, Jean-Pierre, Reine, Danie, Jacques, Françoise, Fabienne, Serge, Anne-Marie, Jacqueline, Françoise, Pierre, Catherine, Marie, Isabelle, Philippe). | Lescun Peña Oroel et San Juan de la Peña |
13 au 17 mai 2010 |