PA-RA-MOU-DRAS ! Non, ce n'est pas l'incantation d'un chamane ou d'un marabout animiste, mais peut-être celle d'un druide gaëlique intimement persuadé de l'unité de la Nature et qui s'émerveille des correspondances entre le minéral et le vivant. "Peura muireach" signifie "poire de mer", et désigne des silex qui, outre leurs formes originales, présentent en leur centre une mince perforation tubulaire qui est manifestement l'oeuvre d'un organisme fouisseur creusant un terrier et qui a été par la suite comblée de craie lithifiée. Sur le mont Jaizkibel où nous nous promenons, entre Fontarrabie et Pasajes, le spectacle est plus étonnant encore. Des sphères parfaites, de toutes tailles, sont dispersées dans les endroits les plus incongrus, coincées sous un auvent rocheux, accrochées aux falaises où elles défient les lois de la pesanteur, émergeant à peine de leur gangue ou remarquables au contraire par leur absence dans des alvéoles qui gardent leur empreinte et dont elles semblent avoir miraculeusement pu s'échapper sans briser l'orifice parfois pourtant trop exigu... - Photo : Paramoudra. -
Du paysage original offert par le Jaizkibel, on dit qu'il est "pseudo-karstique", c'est à dire qu'il semble avoir été soumis, à l'instar du Pic d'Anie que nous connaissons déjà, à une érosion sélective, et tout particulièrement à l'influence corrosive de fluides, alors qu'il est formé de flysch de grès siliceux et non de calcaire. Maintes formes de rochers évidés rappellent aussi les "tafoni" que nous avions découverts en Corse, et sur lesquels l'esprit projette à loisir des animaux réels ou fantastiques qui apparaissent ou disparaissent au gré des jeux d'ombre et de lumière, suivant l'angle selon lequel on les observe, l'heure et la saison. Enfin, au détour d'un vallon encaissé, nous découvrons sous des escarpements ou dans de petites grottes des roches offrant un éventail de couleurs extraordinaires qui rivalisent sans conteste avec celles que nous avions admirées au soleil couchant dans le Grand Canyon du Colorado aux Etats-Unis. Point n'est besoin de se déplacer si loin ! - Photo : Jean Choignard commente la carte géologique du Pays basque, des Pyrénées (en rouge) à la côte où s'ouvre le port de Pasajes. -
L'"inventeur" du site des paramoudras, Michel Molia, conserve un enthousiasme intact malgré les années écoulées depuis sa première excursion ici. Dès le départ, il prend un train d'enfer, dans sa hâte de tout nous montrer et de partager avec nous son interprétation du phénomène. Il l'illustre de maints exemples, volant d'un banc de rochers à l'autre, malgré l'humidité et les algues qui les rendent parfois glissants. C'est que la communauté scientifique n'a pas accordé suffisamment d'importance à son goût à ces formations bio-géologiques originales. Il aurait souhaité que des études soient entreprises par d'autres équipes de recherche que celle d'Aranzadi au sein de laquelle il travaille et qui est dirigée par le biologiste Carlos Galan, afin d'en élucider tous les mystères. Mais qu'est-ce qui chiffonne donc le géologue Jean Choignard, qui nous accompagne également ? - Photo : Chemin côtier et de St Jacques de Compostelle. -
En scientifique, il replace d'abord posément les faits dans leur contexte. Une bonne partie des roches qui composent la région est ancienne et le mont Jaizkibel s'est formé à l'Eocène (Tertiaire). A cette époque, une fosse marine sépare l'Europe, au niveau actuel de Saint Jean de Luz, du bloc ibérique qui s'est détaché lors du glissement de la plaque tectonique Nord-américaine vers l'Ouest. Il a quitté son ancrage sur la Bretagne pour s'éloigner vers le Sud et basculer en s'insérant au-dessus de l'Afrique. Il remontera ensuite, engendrant le cycle alpin des Pyrénées qui atteint son paroxysme autour de 40 MA. - Schémas ci-dessus : Cartes géologiques du Pays basque recouvert en majorité par la mer du Carbonifère au Miocène. -
Le dépôt caractéristique de flysch, un terme géologique qui décrit l'alternance de strates dures et tendres, provient de l'érosion continentale durant l'Eocène, entre 55 et 45 MA. A la fin de cette période, le Pays basque commencera à émerger vers -40 MA. Les dinosaures ont déjà disparu, le climat est encore tropical et il s'agit des dernières périodes de sédimentation provoquée par des avalanches sous-marines, appelées turbidites, qui se sont produites dans les pentes du talus continental pour s'accumuler plus bas en couches successives. Entre deux avalanches, les moments calmes permettaient au milieu marin, notamment biologique, de retrouver un équilibre, et l'on observe à travers les couches les terriers tubulaires creusés par les vers marins. Si la chaîne côtière depuis Orio jusqu'à Fontarrabie est bien composée de strates de grès en alternance avec des marnes, quelques endroits s'en distinguent par des strates de grès de 10 à 15 m d'épaisseur, sans quasiment de couches tendres intercalées, comme par exemple au port de Pasajes, au Jaizkibel et à Igeldo. Ce qui sort de l'ordinaire et paraît bizarre sur le site que nous visitons, c'est que les formations originales se situent au niveau des bancs durs du flysch. - Photo : Alvéole sphérique où s'est formé un paramoudra. -
Alors que nous descendons à pied par une route de terre creusée d'ornières boueuses, un aboiement rauque et bref, monotone, se répète plusieurs fois. C'est un renard, reconnaît Xavier, ancien chasseur reconverti en naturaliste. Parmi les oiseaux qui s'activent en ce début de printemps, il en reconnaît un qui l'énerve régulièrement sur son vignoble d'Irouléguy car il lui siffle pendant son travail "plus vite, plus vite, plus vite" ! De son oeil de lynx, il repère un couple de percnoptères, récemment arrivé d'Afrique, qui parade en planant de concert. Une corneille, désagréable, leur cherche noise et détruit un instant la belle harmonie. Un responsable de cette zone classée Natura 2000 descend en 4x4 et dresse une lunette d'observation sur un trépied non loin d'une ancienne grande villa désaffectée et face à un cirque de falaises où s'ouvrent des échancrures. Il nous dit qu'il y a dans les parages deux sites potentiels de nidification future, et qu'il faudra prendre garde à ne pas les déranger. Un papillon Tircis daigne poser pour la photo, d'autres espèces plus pressées ne font pas mine de s'arrêter. - Photos : Paramoudra. Ci-dessous : Tircis. -
Reprenons l'histoire de ces paramoudras. De nombreuses boules présentent un trou sur le dessus et lorsqu'elles sont totalement détachées de leur substrat ou qu'elles sont brisées, on s'aperçoit qu'elles sont traversées de part en part et que le canal central est fréquemment bouché par un matériau qui se termine à l'extérieur en formation conique très pointue, que Michel Molia nomme "spicule". S'agissait-il d'un animal, fossilisé ? Non. Les paramoudras se sont-ils formés autour des terriers de vers, sous la mer ? Ils auraient ensuite été soulevés en même temps que l'orogenèse des Pyrénées, les sédiments qui les recouvraient auraient été érodés au cours notamment des épisodes glaciaires et interglaciaires du Quaternaire, ce qui nous permettrait de les voir aujourd'hui. L'érosion est toujours active : des rochers tombent, les vagues les emportent. D'après Carlos Galan, le biologiste d'Aranzadi, ce site est unique, car les paramoudras qui se trouvent en d'autres lieux dans le monde remontent au Paléocène, présentent des gisements bien moins fournis, leur substrat est exclusivement calcaire, et ils sont de forme majoritairement cylindrique. - Photo : Spicule de paramoudra. -
Les interrogations ne manquent pas. Tout d'abord, à quand remontent ces formations ? Elles se trouvent donc dans les strates dures du flysch et ne s'en distinguent que par leur forme, souvent sphérique, et leur consistance plus dure, comme l'atteste le son rendu par la percussion du marteau du géologue. S'il s'agissait réellement de sortes de vers marins, ils n'ont pu circuler dans ces strates que lorsqu'elles étaient encore meubles, après l'avalanche, et si les conduits sont demeurés tels quels, c'est que les animaux empêchaient l'éboulement du substrat sableux dans leur terrier par la création d'une gaine qui s'est ensuite dissoute et leur terrier s'est comblé avant ou pendant la transformation de ces strates en roches sous l'effet de la pression des avalanches successives qui les ont recouvertes. Mais comment une telle prolifération (de vers, et par conséquent de boules) a-t-elle pu se produire ? Les turbidites sont des événements de grande profondeur, et actuellement, la vie foisonne essentiellement le long des côtes ou bien autour des fumeurs noirs des dorsales océaniques ou des sources hydrothermales sous-marines. Comment ces vers pouvaient-ils prospérer à mille mètres de profondeur, à la base du talus continental immergé séparant les deux blocs ibérique et européen ? - Photo : Paramoudra. -
Par ailleurs, à quel stade se sont produites ces sphères, et selon quels processus physico-chimiques engendrés par quels phénomènes ? Voici les hypothèses proposées par Carlos GALAN et Marian NIETO, de la Sociedad de Ciencias Aranzadi, Laboratorio de Bioespeleología (San Sebastian) (je traduis un extrait du site Internet espagnol). "Ces structures se sont formées pendant la sédimentation de l'Eocène. Les concrétions siliceuses telles que les Paramoudras se développèrent dès le début de la diagenèse (transformation en roche sédimentaire). La cimentation carbonatée du grès, la formation de "boulets de canon" (Paramoudras) et d'autres corps similaires, apparurent conjointement durant la diagenèse. Les principaux traits structuraux (fracturation...) sont dus à la tectonique. Les formes du relief, au progrès de l'érosion normale. Actuellement, les processus de dissolution (et les précipitations) agissent en désagrégeant la roche (qui se transforme en sable très fin), donnant lieu à des distributions inégales du carbonate encore présent et a des précipités ferrugineux et siliceux, formant des cavités, générant sur ses parois des alvéoles, "boxworks" et autres géoformes. - Photos : Paramoudra sous la cascade. Grès reconverti en sable fin. -
Le mécanisme du développement de formes et de structures en milieux relativement homogènes a intrigué les scientifiques durant des années. Une attention croissante a été portée sur la génération de structures cristallines courbes, qui imitent la symétrie propre aux êtres vivants, et qui ont été désignées par le terme "biomorphes". Des chercheurs comme Stephen Hyde (de l'université nationale d'Australie) et Juan M. Garcia Ruiz (du laboratoire d'études cristallographiques du CSIC de Grenade) ont découvert des structures cristallines, générées spontanément, qui s'écartent de la morphologie typiquement associée aux cristaux. Il s'agit de structures inorganiques qui démontrent qu'il n'existe pas une délimitation marquée et nette entre le monde morphologique de la symétrie organique et celui de la symétrie cristalline, inorganique. Les chercheurs ont travaillé en laboratoire sur la croissance de cristaux de carbonate à partir de solutions qui contiennent aussi de la silice. Justement, ce qui génère l'accroissement des formes biomorphes, c'est la réaction chimique entre les deux minéraux, pour donner naissance a des petits cristaux de carbonate recouverts de silice.
Le détonateur est l'accouplement entre la précipitation de silice et celle de carbonate, où le cristal initial se rompt en millions de nanocristaux qui s'autoorganisent pour constituer des feuilles. Celles-ci initient un mécanisme de frise, un processus au cours duquel se créent des formes en courbure continue (Van den Berg, 2009). Les conditions d'alcalinité et de concentration de silice dans les expériences de laboratoire sont propres à des ambiances extrêmes. Géochimiquement, ces biomorphes de silice-carbonate pourraient exister en eaux alcalines et dans des cheminées hydrothermales sous-marines, bien que, pour l'instant, on n'en ait pas trouvé dans la nature. De manière significative, dans le pseudokarst du Jaizkibel se trouvent des géoformes inusuelles, comme les Paramoudras et autres concrétions rares, qui se formèrent dans un milieu extrême (turbidites abyssales) et dont la genèse pourrait être liée à une activité hydrothermale sous-marine. - Photos : Paramoudras. -
Ainsi, les grès désormais exposés sur le Jaizkibel peuvent contenir des associations minérales complexes de particules de petite taille, comme cela a été détecté au moyen de techniques d'analyse fines, principalement au microscope et en spectroscopie de transmission à haute résolution, parmi lesquelles la spectroscopie Raman et par photoélectrons de rayons X, microscope électronique à balayage (SEM), microscope de forces atomiques (AFM), microanalyses par dispersion d'énergie (EDX), et microphotographie. A partir de ces composants, la dissolution intergranulaire a pu se produire sur des systèmes de silice-carbonate, fer-carbonate, et autres systèmes complexes, générant une multiplicité de géoformes. Une telle argumentation par analogie ne constitue pas bien sûr une preuve, mais elle laisse ouverte la possibilité d'occurence de phénomènes analogues à ceux impliqués dans les biomorphes, mais à une échelle différente, observable dans la nature. Dans les réactions géochimiques impliquées dans la cimentation inégale du grès (et par conséquent dans la genèse de géoformes), il peut s'être produit la substitution et la transposition d'éléments chimiques et de substances minérales, générant des modèles qui auront été traduits en couleurs et en formes." - Photo : Paramoudra. -
L'université du Havre explique comment les paramoudras en silex se sont développés : "Au cours de la diagénèse précoce, des minéraux authigéniques se concentrent autour du tube du bioturbateur. L'animal pénétre dans la boue bien au-dessous de la zone de réduction des sulfates. Il se nourrit de bactéries et fait circuler dans son terrier de l'eau de mer fraîche. En présence d'oxygène et de sulfate, les bactéries décomposent la matière organique. Le métabolisme des bactéries altère les fluides intersticiels autour du terrier. Des zones concentriques à redox différents se développent autour du terrier et il s'y précipite des minéraux authigéniques." Mais les paramoudras développés dans le grès ne sont pas le résultat d'un phénomène parfaitement identique. - Photos : Goéland brun en train de pêcher. Fougère (trichomane ?) à l'abri dans une fracture. -
Jean-Jacques, qui s'en est entretenu avec Jean Choignard, pense qu'une chimie minéralisante s'est effectuée par le truchement de bactéries dégradant les excréments des vers, durcissant ainsi les contours des terriers. Il fait remarquer que de nombreuses formations ont un aspect cylindrique ou composite, pas obligatoirement sphérique. Ce qui semble avéré, c'est que la présence de ces animaux a induit une perturbation du milieu. La plupart des formes, sphériques ou autres, ne semblent pas constituées d'un matériau différent de leur substrat, dont elles tendent pourtant à se singulariser et s'extraire. Selon lui, si la communauté scientifique n'y attache pas plus d'importance, c'est que ces formes sont simplement des curiosités de la nature. La connaissance approfondie des phénomènes physico-chimiques qui les ont produites n'apporterait rien de plus, ni à la géologie, ni à la biologie. Les vers proliféraient dans des conditions physico-chimiques très particulières au sein d'une vase à peine consolidée durant le Lutétien (Eocène). - Le même âge que le Rocher de la Vierge à petites nummulites de Biarritz -. Il me montre dans une fracture rocheuse des rides caractéristiques d'un dégazage vers la surface. Un autre rocher a figé les ondulations des coulées avalancheuses. - Photos : Goéland brun en train de pêcher - Ride de dégazage inscrite dans la roche. -
Michel Molia joint sa voix à celle des défenseurs de ce site naturel magnifique contre le projet d'agrandissement du port de Pasajes. C'est une des raisons pour lesquelles il souhaiterait que ces curiosités géologiques encore bien mystérieuses soient reconnues sur le plan national et même international, de façon à être protégées des velléités de destructions humaines. Le biotope héberge en outre des espèces exceptionnelles. Je repère notamment dans une faille du relief des trichomanes (fougères) enracinés bien à l'abri du vent iodé et dont la plupart des espèces appartenant à ce genre sont originaires de la zone tropicale du Nouveau monde. Il y pousse aussi des woodwardia radicants, espèces de fougères qui atteignent des tailles impressionnantes sur l'île de la Gomera aux Canaries par exemple, mais que je ne crois pas avoir croisés. J'observe un moment le manège des goélands bruns qui colonisent un banc de rochers relativement plat, en contrebas de falaises rouges spectaculaires. Les eaux sont tellement poissonneuses qu'ils se contentent de flotter à la surface et de plonger la tête de temps à autre, comme des canards, pour saisir vivement le menu fretin. - Photos : Vague de turbidite figée. Grès colorés du Jaizkibel. -
Nous terminons notre circuit en passant devant les "tafoni basques" et les roches colorées qui forment par endroits de véritables tableaux aux teintes somptueuses. Certes, c'est important de découvrir les processus qui sont à l'oeuvre, mais je dois dire qu'après toutes ces explications scientifiques, le groupe se laisse aller à de purs sentiments esthétiques, passant dans un enthousiasme communicatif d'un abri sous roche à l'autre, prêt à escalader même les falaises pour voir les sites les plus spectaculaires. L'interaction avec les éléments atmosphériques, vent, pluie, embruns iodés, est évidente, même pour des non initiés. Nous observons la roche supérieure qui prend des allures de tôle rouillée aux bords retroussés. Au-dessous, c'est un festival de jaunes, d'oranges, de rouges, parcourus de veines ocres ou violacées.
SOMMAIRE | Page 1/2 |
Sortie du groupe Dimitri (Mag, Jean-Jacques, Xavier, Catherine, Mado, Françoise R., Dany, Cathy, Jean-Louis) avec Michel Molia et Jean Choignard | Paramoudras |
Vendredi 23 mars 2012 |