Quelques lecteurs de ces chroniques me font l’honneur de me
demander avis, tantôt sur un point de technique, position en machine,
développements convenables, méthode d’entraînement et autres problèmes de même
genre, tantôt sur l’opportunité de certains règlements imposés à la circulation
des bicyclettes, et même sur les moyens dont je dispose pour les faire abroger.
Aux premiers, je m’efforce de donner satisfaction. Aux
seconds, je ne puis qu’exprimer mes regrets de n’avoir aucune action directe
sur les « législateurs » qui, en l’espèce, sont représentés par
quelques fonctionnaires toujours zélés, mais parfois incompétents. Je ne puis
que signaler, en des articles où je me répète nécessairement, comment serait
réglementée la circulation des bicyclettes, si l’on tenait compte des besoins
et des possibilités de ces engins de locomotion autant que des droits des
autres usagers de la route. Mais de tels avis, s’ils satisfont généralement les
cyclistes, n’ont aucune chance d’être pris en considération par les pouvoirs
publics, puisqu’ils viennent d’un homme qui, pratiquant le cyclisme depuis plus
de cinquante ans, sous toutes ses formes, utilitaire, sportive et touristique, a
couvert sur ses deux roues près d’un million de kilomètres. Chez nous, pour
être appelé à trancher une question, il ne faut pas trop la connaître.
Cependant, à force de protester et de pousser des cris
d’alarme, on peut faire douter les Commissions routières de l’excellence de
leurs ukases touchant la bicyclette. On peut leur rappeler qu’elles n’ont
réglementé convenablement la circulation automobile qu’à mesure qu’elles ont
compté dans leur sein des automobilistes expérimentés et compétents : ce
sont ceux-là qui ont délivré leurs amis des : Vitesse maxima : 6
kilomètres à l’heure et des Défense de stationner sous peine de taxe.
Malheureusement, il est plus difficile de trouver des
cyclistes dignes de légiférer. J’entends bien que tout le monde fait de la
bicyclette, ou se souvient d’en avoir fait. Cela ne suffit pas pour porter dans
son cœur le ramas de cyclistes poussiéreux qui gênent, de temps à autre,
l’automobile dans laquelle on a pris l’habitude de se faire transporter. Tout à
son plaisir d’économiser ses gestes, mais en allant très vite, l’automobiliste
le plus courtois a tendance à considérer le cycliste comme un intrus, tout au
moins un « toléré » sur la route.
Son coup d’avertisseur signifie presque toujours :
« Ôte-toi de là, que je passe ! » même quand le pauvre pédaleur,
roule sur son territoire, ce mètre de largeur à compter du trottoir, que lui
accorde le Code de la route.
Et combien d’automobilistes, qui récriminent contre les
cyclistes, savent que ceux-ci ont droit à ce mètre de chaussée, et, d’autre
part, qu’on ne peut les doubler à moins d’un autre mètre ? Ce qui interdit
de bousculer et tasser ce cycliste à moins de deux mètres du bas-côté.
Ce « territoire cycliste » — qui n’est pas un
territoire réservé, mais un territoire de priorité — n’a été que tout
récemment acquis. C’est la reconnaissance d’un principe que j’ai posé et défendu
depuis assez longtemps en recommandant aux automobilistes « de doubler un
cycliste comme une voiture », c’est-à-dire en s’écartant à gauche,
non pas en refoulant le cycliste sur l’extrême droite. Et si le doublage ne
peut se faire ainsi, parce qu’une voiture vient en face ou qu’on aborde un
virage serré, que voulez-vous ? cher automobiliste il faut ralentir et
attendre, comme vous le faites pour doubler un tombereau ou une voiture à âne.
Faire autrement, c’est profiter de la fragilité de votre menu mais vieux frère
de la route, qui a droit à sa petite place, alors que vous en prenez une si
grande dans votre berline aérodynamique.
Vous rétorquez : « Mais les cyclistes vont par
bandes sur la route ; ils roulent à cinq ou six de front; ils ne
s’éclairent pas la nuit, et nous allons faire mettre ordre à cela. » Ces
plaintes réitérées nous valent des nouveaux règlements. Pour l’éclairage, c’est
la peinture en blanc du garde-boue, ou le petit disque de même couleur. J’ai
dit ce que j’en pensais ; ça ne donne pas grand’chose, autant dire
rien : l’obligation de l’économique lampion rouge eût bien mieux fait
l’affaire.
Si l’on arrive à persuader que nous obstruons les routes,
nous pourrons subir de graves sanctions, dont la plus odieuse serait cette
obligation de rouler à la queuleuleu, dont on nous menace assez fréquemment.
Contre cela, amis cyclistes, il faut nous défendre, et
d’avance.
Reconnaissons qu’en certaines villes et banlieues, il se
produit des encombrements réguliers, presque systématiques, par des cyclistes.
C’est aux heures de rentrée et surtout de sortie d’usines. Des centaines,
parfois des milliers d’ouvriers et d’ouvrières, sont lâchés brusquement et se
hâtent sur « leurs biclos » vers la liberté. Ce qui les domine alors,
ce n’est pas l’esprit cycliste, mais l’âme des foules. Ils ont conscience de
leur masse et de leur force ; et ils la manifestent en possédant toute la
chaussée. À quoi bon s’énerver, récriminer, appeler des gendarmes pour
canaliser le flot ? Ne vaut-il pas mieux attendre qu’il s’écoule ? Ce
n’est jamais très long.
Il y a aussi les courses cyclistes, ces pelotons
multicolores de jeunes gens qui, par les beaux dimanches, ne cèdent pas
facilement la route qu’ils honorent de leurs exploits. C’est qu’ils sont
nombreux et d’autant plus gonflés de leur importance sportive qu’ils ont moins
de valeur athlétique. Les grands et illustres coureurs sont beaucoup plus
raisonnables. En tous cas, cet abus est à réprimer, non par une réglementation
générale, mais par celle des pouvoirs sportifs, et particulièrement de l’Union
vélocipédique de France, qui s’en occupe d’ailleurs.
Mais, pour ces deux « cas d’espèce », faut-il nous
obliger tous à la queuleuleu ? Le cycliste, c’est un fait, aime bavarder,
tout en roulant. L’exercice et le spectacle de la nature stimulent son
imagination ; et c’est pourquoi le groupe cycliste qui parle, chante et
rit, diffère sensiblement de la société silencieuse de parents et d’amis
entassés dans « la familiale ». Alors, on ne peut pas priver les
cyclistes d’un des plus grands charmes de leur sport. Ce qu’il faut leur
demander, c’est de rester sur leur territoire, même à deux ou trois de front,
ou, si la route n’est pas très fréquentée, de s’y replacer quand une auto les
avertit de son approche.
Les cyclistes qui roulent en groupe doivent savoir « se
dédoubler », pour répondre à cette obligation. Ce n’est pas le cas
général. Souvent, l’homme qui roule à l’extérieur, sur l’avertissement de
l’auto, accélère pour passer devant son camarade roulant à l’intérieur. Cela
réussit assez mal, surtout si le groupe comporte cinq ou six cyclistes. Ce sont
ceux de l’extérieur qui doivent ralentir, pour s’emboîter dans les espaces
créés entre ceux de l’intérieur, qui continuent à même allure, ou même
accélèrent. Je crois que les dirigeants de Sociétés cyclotouristiques devraient
veiller à l’exécution correcte de cette manœuvre. Nous devons pouvoir affirmer
que, tout en usant de nos droits sur la route, nous n’y gênons aucun
automobiliste raisonnable.
Docteur RUFFIER.
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