Nous avons vu le mois dernier que les possibilités
strictement allemandes en pétrole ne pouvaient guère dépasser 4 millions
de tonnes pour 1940. Pour juger de la situation du Reich, il faut établir, et
le chiffre total des besoins de guerre combinés avec ceux du secteur civil
fonctionnant encore, et de l’importance des stocks accumulés précédemment, et
des possibilités de ravitaillement à l’étranger, que ces fournitures soient
volontaires ou non.
L’évaluation des besoins en pétrole de nos ennemis en guerre
relève, il faut bien le dire, d’une certaine fantaisie déductive, dont nous
avons vu l’application il y a quelques années dans un autre ordre d’idées, en
finance, où, sous le nom d’extrapolation, la fantaisie intellectuelle la plus
débridée put se donner libre cours. Il est d’autant plus difficile de fixer un
chiffre certain, que le volume de la consommation dépend en tout premier lieu
de la manière dont est conduite la guerre ; et le premier semestre des
hostilités, une fois la campagne de Pologne terminée, a, par son immobilité
militaire presque absolue, quelque peu bousculé les prévisions antérieures. Et
l’activité normale renaissant (si nous pouvons dire, hélas !) la question
est de savoir si les hostilités se limitent à l’arme de l’aviation, ou si l’armée
proprement dite rentre en branle avec ses longs cortèges de voitures de toute
nature, d’autos de combat plus ou moins blindées, de chenillettes, etc.
Contrairement à l’opinion commune, l’aviation n’est pas la plus grosse mangeuse
de produits pétroliers ; un article technique, paru peu avant la guerre
dans une revue militaire allemande, estimait ainsi la proportion des besoins
des différentes armes en cas de conflit et de guerre de mouvement : armée
de terre de 45 à 50 p. 100, marine 30 p. 100 et aviation 20
p. 100. Quant au total de la consommation dans ce cas de guerre de
mouvement, et de ce qu’on sait de l’importance des effectifs germaniques, les
appréciations varient : de 10 à 22 millions de tonnes, disent les
Allemands ; bien plus de 30 millions, pensent de nombreux experts ;
entre 15 et 25 millions, répondent les offices de documentation américains.
Comme on peut le voir, ces estimations sont assez élastiques, et il ne peut en
être autrement ; mais il est à remarquer que le pivot de 20 millions
de tonnes pour le cas d’une guerre de mouvement se retrouve sous toutes les
plumes, même allemandes, et il est probable que les estimations françaises qui
se tiennent entre 12 et 15 millions font preuve d’un optimisme exagéré en
faveur de nos ennemis.
Dans ces chiffres figurent les besoins du secteur civil
allemand, réduits et comprimés au maximum, il va sans dire. Avant la guerre, la
consommation allemande en produits pétroliers dépassait nettement les 8 millions
de tonnes par an (contre 7 pour la France). Quelle est l’importance actuelle
des besoins civils qu’il est indispensable de satisfaire pour la bonne marche
du secteur militaire ? Sur ce sujet, nos ennemis sont peu loquaces, et le
peu que l’on sait d’eux, c’est que la circulation automobile doit être limitée
à 10 ou 15 p. 100 des chiffres d’avant-guerre. Cet optimisme n’est pas
partagé par les neutres, spécialistes des questions de transports, dont les
rapports très pessimistes sur l’état de délabrement des chemins de fer
germaniques ne laissent guère prévoir un gros effort de remplacement de ce côté
comme possible. Ce qui augmenterait d’autant les besoins de nos adversaires en
essence.
Reste la question des stocks. Ici, la propagande
d’outre-Rhin est muette comme une carpe, et le peu qu’elle dit se borne à des
assurances d’une confiance aussi illimitée que peu étayée par des précisions. À
noter qu’il n’est pour ainsi dire plus du tout question des fameux terrains
pétrolifères de la région de Hambourg, laissés volontairement en sommeil,
disait-on, comme réserve nationale pour le cas d’une guerre mondiale. Il est
probable que, là aussi, l’Allemagne a tiré parti au maximum de ce que la nature
lui avait fourni. Ne restent donc en jeu que les vrais stocks, réservés sur les
achats et la production synthétique antérieurs. Quelle est leur
importance ? Chez nous, l’estimation officieuse penche pour 2 millions
de tonnes ; cela doit être à peu près la vérité.
* * *
Donc, si nous récapitulons toutes les données précédentes,
en ne perdant pas de vue leur imprécision inévitable, nous trouvons que
l’Allemagne avait au début de 1940 un peu plus de deux millions de tonnes
réserves, auxquelles se sont jointes les petites quantités probablement non
dépensées sur les 300.000 tonnes environ que la production germanique sort
chaque mois. En face, une guerre active, sur une base d’une consommation totale
de 20 millions, représente 1 million 600.000 tonnes par mois. Ce qui,
pour la fin du premier trimestre 1940, représente à peu près trois mois de
guerre « totale ». Ces chiffres, plus qu’un long discours, expliquent
la passivité de l’armée allemande, et la tournure imprévue qu’ont pris les
événements militaires. Nos ennemis sont admirablement outillés pour une
« guerre éclair », dont la durée n’excède pas quelques
semaines ; la Pologne en fit malheureusement l’expérience. Mais cette
sorte de guerre, où tout est basé sur l’emploi intensif du moteur, demande deux
choses : 1° que l’adversaire n’ait pas une motorisation comparable à celle
de l’assaillant, et qu’il soit donc incapable de résister au choc de
brisure ; 2° dans le cas de résistance, que l’approvisionnement en
pétroles soit assuré, soit par la production nationale, soit par la possibilité
d’achats aux pays producteurs. Et ce n’est pas un des moindres paradoxes de la
situation internationale actuelle que de voir les nations les plus démunies
d’huiles minérales rechercher la décision par l’emploi du moteur, et en se
heurtant aux peuples maîtres de la mer, et par là, des sources
d’approvisionnement étrangères. Le vieux trident de Neptune gouverne toujours
le monde.
Pour résumer, si nos ennemis s’en tiennent à leurs seules
ressources en pétroles, leur seule tactique possible est de bouger et de
dépenser au minimum. La question est de savoir si leurs possibilités
économiques quant aux objets de consommation leur permet de tenir longtemps
ainsi ; et d’autre part, si les Alliés ne possèdent pas un moyen
militaire, de les obliger à user davantage, donc à entamer leurs précieuses
réserves si limitées.
C’est dans cette crainte que les Allemands cherchent à
s’assurer un approvisionnement en huiles minérales qui augmenterait leurs
disponibilités. — Des fournitures américaines par les neutres, ou
extrême-orientales par la Hollande, il ne faut plus parler ; le blocus
maritime bloque tout. Il faudrait d’ailleurs pouvoir payer ces achats, et
chacun sait que les possibilités de change germaniques sont très réduites.
Restent géographiquement possibles la Russie et la Roumanie. Certains esprits
aventureux y joignent l’Iran, après conquête romantique dans la tradition
d’Alexandre le Grand. Nous étudierons toutes ces données, plausibles ou
fantaisistes, le mois prochain. En attendant, terminons sur ce rappel que nos
ennemis ont environ en stock pour trois mois à peine de guerre totale, et que,
pour avoir un mois de plus, il leur faut travailler entre cinq et six mois.
* * *
À côté de la question du pétrole, il en est une autre dont
on parle beaucoup moins, et cela à tort ; c’est celle des lubrifiants. Il
est à peu près impossible de se procurer des chiffres nationaux quant aux
quantités fabriquées et utilisées, ou encore nécessaires pour la guerre. Les huiles
lubrifiantes, les graisses à haut point de fusion, les graisses consistantes
sont représentées par des centaines de variétés, répondant chacune à un usage bien
déterminé ; tel moteur compliqué peut fort bien demander plusieurs
dizaines d’huiles et de graisses différentes, sans quoi il ne peut fonctionner.
C’est dire l’importance énorme du « graissage ». La pénurie d’une
variété ou d’une famille d’huiles peut avoir des conséquences pratiques
incalculables. Or, l’industrie des lubrifiants pour une bonne part est une
filiale de celle des pétroles, qui utilise ainsi de nombreux sous-produits. Et
les pétroles selon leur origine ayant des compositions chimiques absolument
différentes, il en découle que, dans la très petite quantité de pétroles
naturels que l’Allemagne a à sa disposition, seulement une gamme très limitée
de lubrifiants peut être tirée. Comme nous le disons plus haut, il est
impossible de connaître exactement la situation de nos adversaires pour ce
compartiment, la multiplicité des variétés étant trop grande. Mais, de l’avis
des spécialistes, qui se basent sur les courants d’achats antérieurs, et sur ce
qu’ils savent au point de vue professionnel, les réserves ne doivent pas être
des plus importantes ; et, d’après eux, la pénurie en nombreux lubrifiants
serait déjà supérieure à celle de l’essence d’aviation et des huiles lourdes.
Marcel LAMBERT.
(1) Voir numéro d’Avril 1940.
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