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La page humoristique

Le beau complet de chasse.

Dans son cabinet de travail (hum! ...) de petit rentier désœuvré, M. Biloche jouait au bilboquet.

Après avoir, pendant trente-cinq ans, vendu des denrées alimentaires, il avait cédé son fonds à un bon prix sur les instances de Mme Biloche qui en avait assez de passer sa vie à la caisse, parmi des odeurs de hareng et de pétrole, et aspirait à une vie plus large, à une « coiffeuse » pleine de glaces et de parfums, à une villa de banlieue avec un petit jardin inondé de soleil et à une cage en verre pleine d’oiseaux qui se balancent ... Elle avait tout cela, et elle était heureuse.

Quant à M. Biloche, il s’ennuyait à dix francs de l’heure dans sa thébaïde de Joinville-le-Pont, ne sachant comment occuper ses heures vides. Alors, il jouait au bilboquet.

Ce matin-là, il était assez content de lui, ayant réussi une série de dix-huit sans trop de mal. C’était son record. Il s’apprêtait à continuer lorsque Mme Biloche entra.

Grasse, blonde et sentant bon dans un vaste peignoir encombré de dentelles et de rubans, elle s’assit dans un fauteuil.

— Tu vas te fatiguer avec ce jouet ridicule, Ernest, dit-elle presque gravement. Tu retombes en enfance. N’as-tu donc pas d’autres occupations plus nobles ?

Piteux, pas rasé, pas peigné, en savates et en corps de chemise, Biloche ne sut que répondre :

— Que veux-tu que je fasse ?

Mme Biloche sortit de son fouillis de fanfreluches un immense face-à-main d’écaille et lorgna son époux.

— Sais-tu que tu es tout bonnement ridicule, mon pauvre Ernest, laissa-t-elle tomber presque dédaigneusement. Tu n’as aucun souci d’élégance, voire de tenue. Tu es jeune encore. Tu n’as que cinquante-six ans. Nous avons grandement de quoi vivre. Un peu de cran, que diable ! ... Fais du sport.

— J’en fais. Je fais du bilboquet.

— Laisse-moi rire ... Écoute-moi. Tu as un fusil de chasse très beau qui te vient de l’oncle Marc. Il dort dans l’armoire. Tu n’auras qu’à acheter des cartouches, une carnassière, à te procurer un permis et, dans un mois, à l’ouverture, tu iras à l’invitation que nous font chaque année nos amis, les Benoiton, pour leur propriété de Villeneuve. Ça, ce sera chic.

— Mais je n’ai jamais tiré. Je n’ai jamais été chasseur.

— Aucune importance. Le tout est de te montrer, de te décrasser de ta vie monotone. Ah ! la chasse ! ... Voilà un sport.

M. Biloche ne semblait pas du tout enthousiasmé. Les yeux vagues, tourné vers le jardin, il se grattait l’occiput avec lenteur.

Il hasarda :

— Mais ... il faudra m’habiller, avoir des bottes, un chapeau à plume, des gants épais comme ça ... Tout ça, ça m’embête et coûte cher. Un vrai chasseur, à mon avis, doit être un monsieur très élégant ... et ...

Mme Biloche se leva.

— Mais j’y compte bien. Tu seras même le plus élégant. J’y tiens absolument. Tu verras comme tu seras beau ... Et, comme il faut battre le fer quand il est chaud, habille-toi, arrange-toi. Moi j’en ai pour cinq minutes à m’habiller. Nous allons aller dès ce matin à Paris te commander un magnifique complet de chasse.

Seul, M. Biloche réfléchit un moment, puis, se tourna vers la glace, sourit à son image, bomba le torse, tendit le jarret et dit :

— Après tout ... pourquoi pas ?

Et il fila dans son cabinet de toilette.

*
* *

L’auto, rapide, les conduisit à la Madeleine. Dans un coquet atelier d’entresol, ils furent reçus par un grand tailleur de sport qui fit défiler sous les yeux du ménage Biloche des chromos représentant des messieurs extrêmement chic vêtus de vêtements de chasse tout neufs à plis impeccables. Le prix le plus bas était 2.034 fr. 95.

— Voilà exactement ce qui me faut, déclara M. Biloche, enthousiasmé.

Pendant une courte absence du « taylor », Mme Biloche hasarda presque timidement :

— Tu ne trouves pas, mon chéri, que ... c’est un peu cher. Je crois que nous pourrions trouver aussi beau ailleurs et meilleur marché.

— Comme tu voudras, acquiesça M. Biloche avec bonne humeur.

Ils allèrent chez un tailleur en chambre de la rue d’Antin.

Les figures des modèles étaient les mêmes, les plis aussi rigides, les étoffes de très bonne qualité.

— Voilà un beau costume de chasse ! fit M. Biloche en plaçant son index sur une gravure glacée représentant un beau chasseur vêtu de drap vert et ceinturé de jaune. Ce modèle me plaît et m’ira parfaitement.

— Oui ... répondit sa femme. C’est combien ?

— Ce sera 1.703 francs sans le chapeau, répondit l’artisan en se frottant les doigts.

— Merci. Eh bien, nous reviendrons, n’est-ce pas, Ernest ? Au revoir, monsieur. Dans la rue, elle déclara à son époux :

— Réflexion faite, je crois que tu pourras très bien trouver ce qu’il te faut dans le tout-fait. On en vend de très convenables, des costumes faits. Ce sera bien suffisant et, tout de même, moins cher ...

— Moi, je veux bien, conclut M. Biloche.

Ils allèrent dans un grand magasin. Au cinquième étage, un monsieur barbu, vêtu d’une redingote noire, cravaté d’un plastron blanc immaculé, un mètre rose pendu au cou, leur montra des complets de chasse serrés comme des harengs dans des demi-armoires de pitchpin. Il mesura M. Biloche en large et en long, réfléchit un instant, un doigt sur les lèvres, tira d’un coup sec un rideau de serge verte et déclara :

— Voilà votre mesure, monsieur. Choisissez.

Biloche n’hésita pas. Il montra un complet de velours gris-souris, avec poche-dossière, martingale et boutons à tête de loup.

— Celui-ci. Là. Il me plaît.

— Combien ? demanda Mme Biloche.

— Douze cents, madame. Mais en voici un bleu à huit cents qui sera parfait.

— Il est très bien, fit Biloche. Les poches ont l’air bien commodes.

— Et celui-là ? demanda Mme Biloche.

— Il n’est que de trois cents. C’est pour tout aller.

— Ce serait suffisant pour un début. Qu’en penses-tu, Ernest ?

— Mais je te dis que cela m’est égal. Celui-ci ou celui-là, peu m’importe. Tiens, celui-ci, le brun, avec des pattes aux épaules ...

— Écoute, Ernest, déclara Mme Biloche, il faudrait pourtant que tu te décidasses. Depuis ce matin nous courons les magasins et tu n’arrives pas à fixer ton choix. C’est un peu énervant, tu sais.

— Mais ...

— Tu es toujours à lanterner. Tu en veux un gris, puis un bleu, puis un brun ; le prix ne te va pas quand ce n’est pas la couleur ...

— Mais ...

— Allons ! viens ... Je vais t’en trouver un, moi, un costume de chasse ...

Ils filèrent au Temple. Dans un coin de l’enceinte, des complets de toile, de coutil, dépareillés, tirebouchonnés, froissés, piteux, en tas, comme des feuilles de laitue dans un saladier, étaient brassés par les mains de vingt ménagères du Marais. Mme Biloche en saisit un à la volée.

— Tiens ! le chasseur ... Voilà ce qu’il te faut. Prends ça. J’espère qu’à la fin, c’est à ton goût !

— Mais, balbutia Biloche. Il est jaune, n’a pas de boutons ...

— Tu trouves encore à redire ! Ça, c’est trop fort ! Quel enragé ! Monsieur veut un beau complet de chasse ; Monsieur tient à faire le joli cœur avec un fusil ... Parlons-en ! Il ne sait même pas s’en servir ! ... Monsieur me harcèle depuis ce matin pour être un chasseur de gravure de mode, pour faire du sport ... du sport, la chasse ! Laisse-moi rire ! ... Le voilà, ton complet. Combien ?

— Garande vrancs.

— Voilà quarante francs. C’est payé. Enveloppez-moi ça. Oust ! Et maintenant filons à la maison. Tu l’as, ton beau complet de chasse que tu réclames depuis trois heures. Que veux-tu encore ? ...

— Mais ...

— Ce chapeau de paille de dix sous ? Je te l’achète. Tu pourras aller pêcher à la ligne sur la Marne. Et si tu ne veux pas pêcher, tu le mettras pour jouer du bilboquet Allez ! à la maison ! ... Le déjeuner va être brûlé ...

Charles BLEUNARD.

Le Chasseur Français N°599 Mai 1940 Page 320