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Une production d’Annam

Les nids d’hirondelles.

Sait-on que l’Annam est une des principales régions asiatiques qui entretienne en nids d’hirondelles les opulentes tables des Chinois fortunés ?

On trouve les nids d’hirondelles, ou plutôt de salanganes, dans les groupes d’îles de Cù-Lao-Cham du Ouang-Nam, de Cù-Lao-Ray du Quang-Ngai, à Poulo-Gambir et dans les îlots de la rade de Qui-Nhon, dans le Hôn-Ho de Nhatrang, dans celui de Vinh-Son du Phang-Binh. Mais le principal centre de production est l’île rocheuse du Cù-Lao-Cham, face au col des Nuages et Faï-Foo.

Il y a deux espèces de salanganes produisant des nids comestibles. La première, la salangane proprement dite (Colocalia nidifica) construit son nid seulement avec sa sécrétion salivaire ; il est blanc, et c’est le plus apprécié des gourmets d’Asie. La deuxième, la salangane fuciphage (Colocalia fuciphaga) se sert, pour bâtir son nid, de diverses substances végétales, et même quelquefois de crins et de plumes qu’elle agglutine les uns aux autres avec sa salive : le nid est brunâtre, car il renferme beaucoup de matières étrangères.

La salangane proprement dite est de la taille d’un petit colibri ; elle a le bec court, fortement recourbé, un plumage raide, avec des couleurs très simples. Le dessus du corps est d’un brun grisâtre foncé ; le dessous est d’un gris brunâtre ; les ailes et la queue sont noires. La salangane fuciphage diffère fort peu de la première.

Ces hirondelles nichent surtout dans les grottes, les cavernes ou les trous de falaises rocheuses. Pour édifier leur nid, elles appliquent leur salive contre le rocher et répètent un grand nombre de fois leur manège, en traçant ainsi un fer à cheval ; puis, sur cette base solide une fois sèche, toujours avec leur salive, elles achèvent leur construction.

De nombreux voyageurs ont, dans leurs relations, parlé des nids de salanganes et de leur emploi dans la cuisine chinoise. Bartoli dans son Histoire de Chine et Martin dans sa China Ulustrata de 1649, le Père Athanase Kirchère dans sa Chine illustrée de 1667 citent ce mets ; de même, Tavernier, en 1679, Pierre Poivre, l’anglais Macartney, le mentionnent. Mais, à vrai dire, il semble bien que c’est seulement à la fin du XVIIIe siècle, sous le règne de l’empereur d’Annam, Gia-Long, que les nids d’hirondelles devinrent l’objet d’une exploitation et d’un commerce réellement actifs.

Ce souverain, dit-on, promit un jour une forte récompense à celui de ses sujets qui découvrirait à l’intérieur de ses États une denrée susceptible de donner une nouvelle et grande impulsion au commerce du pays. C’est ainsi qu’auraient été découverts les nids de salanganes dans les îles de Nam-Ngai. Gia-Long aurait offert à l’auteur de la découverte de beaux titres honorifiques ; mais ce dernier demanda pour lui et ses descendants le monopole de la nouvelle source de revenus, ce qui lui fut accordé. Sa famille fut exemptée, en outre, des corvées relevant de sa province, ainsi que du service militaire et autres charges. Petit à petit, la famille s’accrut et s’établit dans un village près de Faï-Foo, qui existe encore sous le nom de Yen-Xa ou « village de nids d’hirondelles ».

À noter que ce mode concessionnaire d’exploitation est encore en vigueur en Annam. Chaque famille, désignée par l’empereur, lui doit verser annuellement un lourd tribut qui équivalait, sous Gia-Long, à 80 livres sterling.

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De même qu’il y a deux espèces de salanganes, il existe deux variétés distinctes de nids. La première, dite « Yen-Huyet », est produite par des hirondelles affectées de consomption et crachant le sang, occasionnellement. C’est la plus rare et aussi la plus renommée ; la cueillette ne se fait qu’une fois par an, au printemps. La seconde variété, appelée « Yen-Sao », est le produit seul des sécrétions des glandes salivaires ; elle est produite toute l’année ; mais la récolte printanière est la meilleure, les nids étant, en cette saison, plus lourds et plus riches ; il en faut, à ce moment-là, deux seulement pour faire un taël (30 grammes), alors qu’avec des nids d’été, il en faut quatre, et même sept avec des nids d’automne.

D’après les cours pratiqués à Saïgon, les nids se vendent en moyenne 80 piastres le kilog, maïs certaines atteignent le prix de 250 piastres.

La cueillette des nids est très pittoresque. Les indigènes fichent, entre les rochers, des perches de bambou au moyen desquelles ils s’agrippent et arrivent jusqu’au nid qu’ils décollent des parois à l’aide d’un couteau. Mais l’opération est dangereuse et, chaque année, plusieurs indigènes paient leur chasse de leur vie.

Un représentant de la famille concessionnaire surveille les opérations et prévient de tout vol cette précieuse marchandise.

Hong-Kong est le gros entrepôt des nids d’hirondelles ; de riches firmes chinoises en ont un véritable monopole de distribution dans toute la Chine. Ajoutons qu’il se fabrique beaucoup de faux nids d’hirondelles, et ils sont si bien imités que les non-connaisseurs s’y trompent aisément.

La médecine sino-annamite fait un grand emploi des nids de salanganes comme médicaments pour combattre les affections de la poitrine, l’asthme, la faiblesse, la sénilité. Les Chinois les estiment aussi beaucoup comme aphrodisiaques.

Les Célestes sont très friands des nids d’hirondelles qui, à leur dire, constituent un des mets les plus succulents dont un fin gastronome puisse rêver. Ils les préparent de deux façons, au sucre et au gras, après les avoir au préalable ébouillantés pour les débarrasser des substances étrangères. Puis on les fait cuire au bain-marie, soit avec du sucre et des graines de nénuphar, soit, le plus habituellement, dans le bouillon de poulet. J’ai goûté à plusieurs reprises de ce potage, et je dois avouer n’y avoir trouvé aucune saveur. Mon palais d’Occidental est-il inapte à goûter et à savourer cette délicatesse culinaire typiquement extrême-orientale ? Sans doute, et je dois en conclure que les Chinois, qui, de tous temps, ont connu une cuisine des plus raffinées et des plus variées du monde entier, possèdent un goût plus subtil et connaisseur que la nôtre.

A. DIESNIS.

Le Chasseur Français N°600 Juin 1940 Page 375