On affirme depuis longtemps que, pour faire un canon, il
suffit de prendre un trou et de mettre du fer autour, mais, mal renseignés par
cette technologie schématique, les chasseurs se demandent souvent pourquoi il
est nécessaire d’employer environ huit kilogrammes de métal à la fabrication
d’un canon double de moins de trois livres. Les quelques explications que nous
allons donner dans cette causerie et la suivante faciliteront, espérons-nous, à
nos lecteurs la raison de cette prodigalité métallurgique.
Et, pour commencer, résumons brièvement l’histoire du canon
de fusil de chasse, à partir tout au moins du XVIIIe siècle, époque
à laquelle il avait acquis à peu près la ligne actuelle. En France, les
meilleurs canons étaient confectionnés avec le fer du Berry, produit
sidérurgique réputé, avec un minimum d’opérations, c’est-à-dire par soudure
longitudinale. Voici en quels termes Magné de Marolles nous décrit cette
opération en 1788.
« Pour fabriquer un canon ordinaire, on commence par
forger et bien corroyer une barre de fer plat de douze à quinze livres, jusqu’à
ce qu’elle soit réduite en lame suffisamment aplatie et en la repliant sur
elle-même à l’extrémité qui doit former le tonnerre pour renforcer cette
partie. On chauffe ensuite au rouge-cerise et on plie la lame en forme de
gouttière, puis on en forme un tube en rabattant les bords sur l’enclume et en
soudant ces bords par recouvrement.
» À chaque chaude, on fait entrer dans le creux du
canon une broche bien arrondie ; lorsque le canon est soudé sur toute sa
longueur, on le chauffe presque à blanc et on le tord de presque un demi-tour,
opération qui ajoute beaucoup à sa solidité. »
Le canon ainsi fabriqué portait le nom de canon tordu ;
en réalité, il ne l’était que sur une partie de sa longueur, en raison de la
nécessité de ne pas chauffer le tonnerre pendant l’opération de la
torsion ; mais celle-ci gardait l’avantage d’améliorer la résistance,
précisément dans la partie la plus mince. On voit assez facilement la trace de
l’opération sur les canons de l’époque, dont beaucoup attestent l’habileté de
leurs fabricants.
La pièce brute de forge passait ensuite au forage, lequel
avait pour but de régulariser l’intérieur rugueux résultant de la présence de
la broche sur laquelle on avait fait le travail. Après quelques passes de
forage, le canon était dressé au marteau, et terminé à la mèche. Il ne restait
plus qu’à parachever l’extérieur à la meule et à la lime. Tout ce travail, fait
à la main ou au moyen de machines rudimentaires, a permis cependant la production,
à l’époque, d’assez bons canons, de poids raisonnable et d’une résistance
appropriée aux charges d’autrefois. S’ils éclataient parfois, c’était beaucoup
plus par défaut d’entretien ou par imprudence que par malfaçon.
Mais, le propre de l’esprit humain étant de toujours
chercher à mieux faire, les canonniers ne tardèrent pas à inventer le damas. Ce
dernier a dû son existence à la technique insuffisante des métallurgistes du
début du XIXe siècle, qui ne purent offrir de l’acier convenable aux
armuriers désirant faire quelque chose de mieux que le canon tordu.
L’arquebusier, trouvant le fer trop mou et insuffisant comme résistance et
l’acier difficile à souder à lui-même, eut l’idée d’avoir recours à un mélange
aussi homogène que possible des deux métaux. Ce procédé empirique donna, il
faut bien le dire, d’excellents résultats.
Voici comment on opérait généralement.
On commençait par constituer des blocs formés de baguettes
de fer et de baguettes d’acier soudées une première fois à très haute température,
puis étirés en nouvelles baguettes qui étaient retordues sur elles mêmes ;
ces dernières, rapprochées, étaient soudées à nouveau et laminées en ruban, et
c’est au moyen de ce ruban, soudé lui-même en spirale, que l’on constituait le
canon. On réalisait ainsi un mélange de fer et d’acier aux multiples soudures,
mélange qui devait ses qualités beaucoup plus à la perfection de sa fabrication
qu’à sa composition chimique, l’acier initial étant partiellement disparu au
cours des opérations successives. Mais on évitait les criques et les pailles
dans toute la mesure possible et le canon offrait une excellente résistance aux
déchirures longitudinales ; la constatation de cette résistance permit
d’alléger quelque peu les armes et en même temps l’aspect extérieur du damas en
rehaussa le cachet.
Bien entendu, le prix de revient du canon damas n’avait
aucun rapport avec celui du canon tordu, et le damas fut réservé aux armes de
qualité : dans ce genre de fabrication, la finesse du dessin obtenu
permettait d’apprécier dans une certaine mesure la perfection du travail et
elle ne tarda pas à être recherchée des amateurs. Ce genre de canon connut la
vogue jusqu’à la veille de l’Exposition Universelle de 1889.
On répète volontiers que la cause du remplacement du damas
par l’acier dans la fabrication des canons de chasse a été l’apparition des
poudres sans fumée ; il est certain que ces dernières réclamaient un métal
à la fois résistant et élastique qu’il était plus facile d’obtenir à meilleur
compte avec les aciers modernes, mais nous rendrons ici un juste hommage à la
résistance de certains canons de damas qui ont employé sans inconvénient, et
pendant des années, les poudres sans fumée. L’idée de l’emploi de l’acier fondu
était d’ailleurs ancienne, elle est due, croyons-nous, au canonnier Berger, de
Saint-Étienne, et date de 1850 environ.
Quoi qu’il en soit, la métallurgie avait fait de sérieux
progrès au cours du XIXe siècle, particulièrement de 1850 à 1889, et
à cette date on commençait à savoir nuancer l’acier et à lui donner les
caractéristiques exactes requises par l’usager.
On eut tout de suite l’impression que l’acier fondu allait à
meilleur compte et avec une technique plus simple remplacer avantageusement le
damas. On s’adressa, bien entendu, aux produits de bonne qualité, comprimés à
chaud pour éviter les soufflures dans la mesure du possible, et l’on obtint, en
effet, d’excellents canons d’usage courant, moins élégants que ceux en damas,
mais mieux appropriés à l’usage des nouvelles poudres.
Dans ces dernières années, les progrès sidérurgiques nous
ont dotés des aciers obtenus au moyen du four électrique, aciers d’une très
grande pureté, exempts de scories, et auxquels il est possible d’associer très
exactement d’autres métaux tels que le nickel, le chrome, qui en modifient très
heureusement les qualités. Toutefois, dans ces nuances un peu spéciales, le
prix de revient est beaucoup plus élevé que celui de l’acier fondu normal, et
les canons exécutés avec un tel métal reviennent parfois plus cher que les
meilleurs damas. Évidemment, leurs caractéristiques ne sont nullement
comparables.
Les deux principales qualités des aciers sont la dureté et
l’élasticité et, lorsque l’on augmente l’une, on tend le plus souvent à
diminuer l’autre ; il convient, en canonnerie, de rechercher la nuance
intermédiaire qui réunit la dureté suffisante à l’élasticité moyenne. En
principe, la dureté liée à la résistance, et qui en est même la mesure dans la
pratique, permet de réaliser des canons solides sous de faibles épaisseurs.
En pratique, les canons sont fabriqués avec des aciers dont
la résistance à la traction varie de 60 à 70 kilogrammes par millimètre carré.
De plus, pour les armes de qualité, cette résistance est encore augmentée et
amenée autour de 80-85 kilogrammes par un traitement thermique approprié,
effectué avant usinage.
On peut donc dire qu’actuellement la métallurgie met à la
disposition de l’armurerie des qualités d’acier plus que suffisantes et qu’il
n’y a pas de progrès utile à rechercher de ce côté. Et, d’ailleurs, les
éclatements deviennent très rares et ils proviennent presque toujours de causes
étrangères à la fabrication de l’arme.
Nous verrons, dans une prochaine causerie, comment on termine
les canons et comment on les éprouve.
M. MARCHAND,
Ingénieur E. C. P.
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