C’est une petite histoire véridique que je vais vous
conter ; et, pour préciser, c’est l’odyssée d’un excellent poisson de la
Méditerranée — un « Mérou » en provençal — et « Mérot »
en Afrique du Nord.
Donc, par une des chaudes soirées que juin dispense à notre
belle province, l’ami G ... et moi-même, suivis de l’indigène Haâkil,
jeune homme de dix-sept ans qui nous sert à porter l’attirail que comporte une
nuit à la pêche, nous nous étions rendus sur les roches du poste optique, partie
de la côte comprise entre le Ras-Kalaa et Port-Saij.
Après une bourrasque de noroît, la brise était complètement
tombée et la mer devenue trop belle à notre gré, car, les pêcheurs le savent,
quand la mer est trop calme, l’eau devient claire et le poisson ne mord
pas ; effectivement, durant la nuit, la pêche avait été nulle, mais nous
avions calé quelques lignes de fond, amorcées avec de la sépia fraîche,
excellente amorce pour le mérot et la daurade.
Après quelques heures de repos, pris sur les roches qui, je
vous l’avoue, n’ont rien de bien moelleux, nous nous préparâmes, ayant bu un
café bien chaud, à aller à nouveau tremper du fil dans l’onde amère.
Le soleil se levait, et à cet instant toute une famille de
cultivateurs d’une ferme voisine arriva, venant se distraire en péchant, et en
même temps faire le riz au bord de la mer : du reste, la grande poêle (sartena)
et deux poulets ne laissaient pas de doute sur les intentions des arrivants.
Après les saluts d’usage, chacun se préparait à aller
taquiner le poisson, lorsque tout à coup je vis notre indigène Haâkil se
démener sur une roche avancée, tirant sur un des cordeaux et criant : « Un
mérot » ; je m’approchai ; un poisson était effectivement pris à
l’hameçon, mais le mérot — car c’en était un — était entré dans une
de ces fissures de rocher que la mer s’obstine à agrandir, et on aurait plutôt
brisé la ligne que de sortir le poisson. Celui-ci, lorsqu’il se sent pris, se
plaque en effet contre les rochers et s’y coince sans qu’on puisse lui faire
lâcher prise.
Donc, j’avais à mon tour essayé plusieurs tractions, rien à
faire. À cet instant, un des jeunes enfants de la famille dont j’ai parlé plus
haut s’approcha de nous ; il avait suivi notre manœuvre et gentiment il
nous dit : « Attendez, mon père va faire sortir le poisson. »
L’homme nous avait rejoint. À brûle-pourpoint, il me
dit : « N’avez-vous pas du carbure ? » La question me
surprit, car je pensai tout de suite au système employé par les bracos dans les
mares ou les petits étangs pour asphyxier le poisson, mais dans la mer, combien
de kilos en faudrait-il pour blanchir ne serait-ce qu’un trou de roches ? « Vous
en faut-il beaucoup ? — Non. me dit-il, quelques pierres
seulement. » Je me rappelai alors que nous avions deux lampes à carbure et
que peut-être quelques morceaux n’étaient pas fondus par l’eau. Effectivement,
en quelques instants, les cailloux non humectés étaient enfermés dans un petit
morceau de chiffon, le tout noué et terminé par une ganse, puis l’engin fut
filé le long du cordeau au bout duquel le mérot était pris ; certes, ce
n’est pas sans un certain scepticisme que mon ami G ... et moi suivions
l’opération ; pourtant, après quelques minutes d’attente et alors que le
sachet avait dû descendre tout près de la tête du poisson, quelle ne fut pas
notre surprise de sentir notre mérot, qui avait lâché prise, piquer vers le
large comme un diable ! Hélas ! c’était sa perte, le cordeau était
solide et nous n’eûmes aucune peine à hisser ce superbe mérot, qui pesait de 4
à 5 kilogrammes, sur la roche, où il fut mis en lieu sûr.
En terminant, un bon conseil, amis pêcheurs : n’oubliez
pas, outre la gousse d’ail, si précieuse quelquefois, quelques pierres de
carbure, lorsque vous irez pêcher le mérot ; je vous souhaite d’avoir
souvent à expérimenter le système.
Pierre LAFITTE.
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