À la suite d’un article paru en octobre 1939, « le
Mystère de l’Anguille », un lecteur du Chasseur Français nous fit
remarquer, dans le numéro de février 1940, que la ponte, la fécondation des
anguilles étaient désormais connues ; que l’on n’ignorait plus qu’après
ces actes importants de leur vie ces anguilles mouraient épuisées. Qu’en plus
de cela un grand savant, M. Joubin, avait répondu d’une façon précise aux
questions posées par nous et que, par conséquent, il n’y avait plus de mystère
de l’anguille. Pris par la mobilisation et les vicissitudes du séjour aux
armées et sur le front, il ne nous a pas été possible de répondre plus tôt à ce
lecteur.
Eh bien, si ! le mystère de l’anguille existe toujours,
et, pour le mieux démontrer, nous allons parler tout spécialement de la
reproduction de ce poisson et de son séjour en eau douce, juste avant son
retour vers le lieu de ponte.
Nous avions dit dans un précédent article que, parvenues à
l’état de civelles, les jeunes anguilles entreprenaient leur montée dans les
différents cours d’eau. Cette montée s’effectue en deux périodes. Les premières
arrivées, les plus petites, se fixent aux environs immédiats du littoral, y
grandissent, atteignent la taille de 50 centimètres au bout de quatre ans.
Ces civelles sont toutes devenues des mâles qui, dans leur cinquième année,
entreprennent leur long voyage dicté par les besoins de la reproduction.
Suivant de près cette première montée, d’autres civelles qui deviendront des
femelles poursuivent leur progression dans les fleuves, rivières et petits
ruisseaux et étangs. Elles deviennent très voraces, engraissent très rapidement
et deviennent ces belles et grosses anguilles de 80 centimètres et même
1 mètre de long, pêchées parfois dans les étangs et rivières avec des lignes
de fond. Elles sont alors âgées de sept ans.
Les mâles commencent donc leur voyage dans la cinquième
année, et les femelles dans la huitième. Cette certitude de l’âge est fournie
par l’examen des écailles et des os de l’oreille interne. Si étonnant que cela
puisse paraître, l’anguille, malgré sa peau lisse, possède des écailles.
Évidemment, pour un œil non averti elles sont invisibles, mais on les aperçoit
très bien au microscope sous un faible grossissement. Il suffit de compter les
différents cercles de ces écailles pour déterminer l’âge.
Le même résultat est obtenu par l’examen de l’organe
auditif.
Dans le détail de cet appareil auditif, l’organe
d’orientation est constitué par l’otocyste, sorte de capsule creuse où se
trouve une petite bille calcaire : l’otolythe. Cette bille s’accroît
d’année en année d’une nouvelle couche calcaire sur sa périphérie. En faisant
une coupe assez fine, il est aisé de compter ces couches et, par là même, de
connaître l’âge exact du poisson.
Nous savons qu’arrivée sur le bord de la mer, pendant le
retour, l’anguille reprend le même chemin qu’elle avait pris pour effectuer sa
montée. Et c’est dans les profondeurs qu’elle va poursuivre son voyage jusqu’au
but suprême. C’est ce qui explique qu’on ne prend jamais d’anguilles dans les
engins de pêche en pleine mer.
M. Joubin a bien écrit que « les anguilles
arrivées à leur point d’élection s’accouplent, pondent et meurent
épuisées » probablement après, « car on n’a jamais capturé une
anguille ayant pondu ».
Nous estimons à notre avis que M. Joubin n’a pas en
cela répondu à nos questions d’une façon précise. Rien ne permet d’affirmer que
tout se passe ainsi, car ce ne sont que des hypothèses et, à notre
connaissance, il n’existe pas de preuves matérielles tangibles. Tout ce qu’il a
été possible d’obtenir jusqu’ici fut de remonter par des filets de pêche
descendus jusqu’à 2 et 3.000 mètres de fond des centaines de larves à
peine écloses et des œufs flottants. Mais cela ne nous renseigne pas sur la
façon dont s’effectuent exactement la ponte et la fécondation, ni sur ce que
deviennent les anguilles.
Le professeur L. Roule, dans son remarquable ouvrage
sur les pêches, prétend qu’on ne peut rien affirmer quant à la mort et la
disparition de l’anguille et se demande si elle ne survivrait point dans les
profondeurs abyssales pour y pondre à nouveau, car n’oublions pas que les
anguilles font partie du groupe des Apodes, qui vivent en mer dans les grands
fonds.
Qu’y aurait-il d’étonnant à ce que l’anguille, subissant sa
transformation en eau douce, parvenue à l’état adulte et de retour vers le lieu
de sa naissance pour y pondre à son tour, n’y continue pas ensuite sa vie dans
les profondeurs abyssales avoisinantes ?
Nous supposons qu’après son exode de plusieurs milliers de
kilomètres l’anguille, ne prenant aucune nourriture, vivant sur ses propres
réserves, arrive complètement épuisée au terme de son voyage. Mais sur quelles
preuves est basé ce raisonnement pour qu’il soit rigoureusement valable ?
Sur le fait que ce poisson a parcouru une telle distance à jeun ? Nous en
concluons à une exténuation extrême que l’acte suprême rend mortelle. Il n’en
est peut-être rien !
Nous avons éclairci, il est certain, de nombreux points
restés longtemps obscurs dans la vie des anguilles. Mais tout n’est pas encore
élucidé, et, par conséquent, il y a toujours bien le « mystère de
l’anguille ». C’est, nous en sommes persuadé, l’avis de la plupart des
ichtyologues.
Nous remercions le lecteur qui a bien voulu entamer cette
petite controverse scientifique. C’est de la discussion que jaillit la lumière,
et il nous en faut tellement pour pénétrer jusqu’aux profondeurs
bathy-abyssales, où il fait si noir !
Yves CHRISTIAEN.
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