En reprenant cette chronique, il est tentant de faire une
comparaison entre un passé qui paraît si éloigné et les jours que nous vivons.
L’agriculture n’a pas échappé aux conséquences de la tourmente, mais elle a
souffert d’une manière toute spéciale. Ne parlons pas des lieux meurtris, des
terrains bouleversés, restons dans les champs qui, pour l’homme passant sur le
chemin, sont encore là et qui, dans son esprit, devraient produire autant
qu’avant 1939. Malheureusement, la terre n’a plus reçu les soins nécessaires ;
si l’on a ensemencé tant bien que mal, les travaux préparatoires n’ont pas
présenté toute la perfection nécessaire. On a répété bien des fois que les
chevaux avaient été réquisitionnés ou enlevés brutalement, que ceux qui
restaient ne recevaient plus leur ration d’avoine ou de foin ; on a noté
les tracteurs arrêtés faute de carburant. Les hommes ont manqué et ceux qui
restaient n’ont pas toujours été encouragés avec compréhension. Avec un travail
notoirement insuffisant, la terre n’a plus livré ses réserves. Il est banal de
constater que, par suite de la réquisition des pailles, il a été fabriqué moins
de fumier, qu’en raison de l’alimentation moins bonne des animaux, sans
tourteaux, par exemple, la qualité des fumiers a été moindre. Enfin, sans entrer
dans plus de détails, les engrais complémentaires, dont l’emploi est
indispensable pour équilibrer la fumure, la constituer normalement, en
accroître la masse, ont peu à peu disparu. C’est cet épuisement de la terre,
cette réduction massive de ses possibilités qui, avec des circonstances
météorologiques déplorables, ont amené le désastre alimentaire de 1945. Le mot
désastre n’est pas excessif, quand on a entendu la même plainte dans tous les
coins de la France, avec un écho terriblement renforcé de l’autre côté de la
Méditerranée ; les difficultés de cet hiver, celles qu’il faut redouter
pour ce printemps en découlent.
Il s’agit de remonter la pente et de s’accrocher aux
moindres aspérités pour ne pas faire de chutes plus douloureuses encore. En
temps normal, il y a un moyen de se tirer d’affaire, c’est d’emprunter aux
autres. Seulement, les autres ne sont peut-être pas aussi riches qu’on veut
bien leur prêter ; et puis le règlement de comptes doit intervenir un
jour. J’aurais mauvaise grâce à insister. Ainsi, nous nous sentons repliés sur
nous-mêmes et contraints de réaliser un effort prodigieux en tirant le maximum
de notre propre substance. Puisque ce sont les aliments dits de première
nécessité, les aliments de protection, qui constituent les besoins élémentaires
d’un peuple, il est tout indiqué de rechercher d’abord les moyens de faire
revivre la terre qui est à la source. Au premier plan de toutes les
importations devraient figurer les moyens de travail ; des tracteurs et le
carburant nécessaire, des chevaux et peut-être des aliments ; des outils,
des engrais. Naturellement, tout le monde veut être servi à la fois, la
répartition est bien délicate : que l’attribution aille d’abord vers les
points les plus utiles à l’ensemble de la nation, sans vouloir donner
satisfaction à tous et égalitairement, puisque ce n’est pas possible.
Il est également indispensable de réfléchir à l’évolution de
l’agriculture. On nous a dit à l’envi que nous étions en retard sur tous les
peuples, que nous n’avions pas réalisé de progrès. Il est pénible de constater
que dans le pays de Boussingault, de Schlœsing, de Dehérain, etc., l’emploi des
engrais est encore aussi parcimonieux et aussi peu raisonné. Il faut aller de
l’avant. Il est utile de procéder à d’autres aménagements de l’exploitation
agricole. Seulement, ces réformes ne se font pas du jour au lendemain, on
n’instruit pas des millions d’hommes en un tournemain. Alors, par quel bout s’y
prendre ? On a jeté le mot magique « motorisation » dans la
bagarre ; c’est fort bien, seulement les tracteurs ne vont pas traverser
l’Océan en quelques mois, la fabrication française marche à allure modérée.
Préparons d’arrache-pied l’équipement, car c’est un moyen très efficace de
produire dans de meilleures conditions et d’y intéresser le personnel raréfié
des fermes. En attendant, j’imagine que l’arrivée massive des engrais
constituerait peut-être l’élément capable de donner ce choc psychologique qui
n’est pas à dédaigner dans la circonstance.
À propos de l’efficacité des engrais, on peut faire un
retour sur le passé. De 1880 à l’autre guerre, les rendements ont
progressé ; pendant cette même période, l’examen attentif et impartial des
fermes a montré que le travail de la terre avait plutôt diminué ; les gens
emballés par la propagande trouvaient commode de ne plus suivre la voie tracée
par leurs prédécesseurs qui n’avaient à leur disposition que la recette de La
Fontaine. La production totale a été maintenue grâce aux engrais. Les
professeurs d’agriculture départementaux et d’arrondissement de l’époque qui
avaient la chance de ne pas être enfermés dans un bureau, qui faisaient de la
technique et non des papiers, menèrent un rude combat, allant de ferme en
ferme, créant des champs de démonstration ; on a souri de la parcelle sans
engrais et de la parcelle avec engrais par quoi on frappait l’imagination. Au
fond, qu’ont fait de plus les ingénieurs de l’Expansion Service aux États-Unis,
les conseillers agricoles allemands ? La différence profonde constatée est
que là on a cru à la nouveauté, qu’ici obéi à l’ordre. Eh bien ! que l’on
se hâte de fabriquer des engrais, que l’on consacre des crédits à en acheter au
dehors ; pendant ce temps, les machines arriveront, les pièces de rechange
réapparaîtront, la terre produira, et l’enseignement agricole populaire, basé
sur des notions simples et sur la démonstration, prendra pied.
On fait actuellement un gros effort de répartition de plants
de pommes de terre, œuvre excellente. Pour la pomme de terre, pour la betterave
également, des engrais. Quelques chiffres : 100 kilos d’engrais azoté
tels que l’ammonitre, avec les autres éléments à l’appui, c’est un produit
supplémentaire de 100 à 200 kilos de blé, 2 à 3 tonnes de pommes de
terre, 1 à 2 de betteraves ; le produit paie l’engrais, et, quand
même il n’en résulterait aucun bénéfice substantiel, tous frais de récolte et
de manutention compris, on aurait augmenté la masse disponible pour les
consommateurs.
Ce qu’il faut encore à profusion, ce sont les produits pour
la lutte contre les ennemis des cultures : plantes adventices, maladies
cryptogamiques, insectes, etc. Que l’on protège au maximum ce que l’on a tant
de peine à obtenir.
En définitive, de ce premier aperçu, nous voudrions dégager
la notion suivante : notre situation est extrêmement mauvaise, l’agriculture
a usé ses réserves, il faudra beaucoup de temps pour que tout soit remis en
état, mais l’industrie en est au même point. S’il est opportun d’accorder à
l’agriculture une place privilégiée dans l’urgence des moyens à fournir, c’est
que sur elle repose l’alimentation la plus économique que l’on puisse fournir
au consommateur, puisque c’est sur le territoire national que la production a
lieu. Du travail pour la terre (moyens de traction), des engrais en abondance,
et le premier pas sera franchi. Les détails d’application seront indiqués
ultérieurement.
L. BRÉTIGNIÈRE,
Ingénieur agricole.
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