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Cyclisme

Le record de l'heure féminin

Rien ne ressemble autant à un vélodrome qu’un autre vélodrome. Nous ferons cependant exception pour celui d’Arcachon, petite cuvette enfoncée dans les sables au milieu des pins, qui a gardé un caractère landais. Quelques beaux arbres y ont été respectés, qui émergent même des gradins comme s’ils avaient poussé et grandi dans la charpente.

Très abrité du vent, retiré et silencieux, le vélodrome d’Arcachon est très connu et très apprécié des coureurs qui veulent tenter de s’approprier ce magnifique record qui est celui des soixante minutes sans entraîneurs. Les tentatives ont généralement lieu au début de l’automne. Cette année, la piste d’Arcachon a eu la surprise de voir s’aligner non plus des hommes, mais des jeunes filles qui, sur de véritables vélos de piste, en maillot de course, ayant tout à fait la classique silhouette des coureurs, se sont livrées à de véritables prouesses sportives.

Ce fut d’abord Mlle Danné, de Mont-de-Marsan, qui dépassa les 37 kilomètres dans l’heure, puis trois autres, qui approchèrent son record sans pouvoir le battre, enfin Mlle Bonneau, qui le lui ravit nettement de quelques centaines de mètres.

Et voici les considérations qui s’imposent à ce sujet : d’abord c’est l’infériorité éclatante des femmes vis-à-vis des hommes quant à la distance parcourue. La différence est, en chiffres ronds, de 10 kilomètres ; et, si nous admettons que le record de l’heure sans entraîneurs est le plus parfait et loyal critérium de la valeur d’un cycliste professionnel, nous devons en conclure qu’au point de vue des moyens physiques les hommes l’emportent sur les femmes dans la proportion de 47 à 37, ce qui est considérable.

Ceci posé, nous dirons que les jeunes filles en question sont des amateurs, s’entraînent selon leur fantaisie, ne font partie d’aucune « écurie », et que, peut-être, si elles étaient dirigées, suivies, secondées comme le sont nos grands as, elles parviendraient à couvrir une distance légèrement supérieure.

Il faut donc les comparer non aux professionnels, mais à nous tous qui roulons pour notre plaisir et tentons parfois de nous mesurer contre le « père Temps » au cours d’un brevet ou d’une épreuve de côte. Dès lors, tout change, et nous pouvons dire qu’il n’est pas un seul de nous qui oserait affirmer qu’il peut couvrir 37 kilomètres dans l’heure sur piste. Il le ferait peut-être sur route avec vent favorable et en peloton. On a vu des coureurs groupés et poussés par le vent dépasser et de beaucoup 40 kilomètres dans l’heure, mais l’individu isolé, tournant dans une cuvette, doit déployer un effort et un courage tels pour rouler une heure à sa vitesse maximum, sans faiblir un instant, que l’on peut considérer, même pour un excellent cycliste jeune, le 37 dans l’heure comme un exploit magnifique.

Je connais Mlle Danné. C’est une superbe jeune fille de vingt ans, une vivante réclame de « santé parfaite », ainsi d’ailleurs que sa sœur et que ses frères. Ses camarades de Mont-de-Marsan, Saint-Sever et Mugron, émerveillés par ses qualités et ses performances, ont eu vite fait de la « monter en épingle ». Mes amis du Guidon bayonnais la convièrent, dès qu’ils la connurent, à prendre part à l’épreuve Bayonne-Luchon (315 kilomètres par les cinq cols fameux des Pyrénées), épreuve extrêmement dure, pour laquelle vingt heures étaient données. Mlle Danné s’aligna. Elle était, je crois, la seule femme au départ parmi une douzaine d’hommes de tous les âges, puisque, à côté de J-3, on voyait deux sexagénaires, en passant par maints cyclotouristes grisonnants. Le temps était très mauvais. La pluie tomba toute la nuit. On était transi dans les descentes. On claquait des dents dans les lacets d’Aubisque et du Tourmalet.

Qu’arriva-t-il ? Nous ne dirons pas que Mlle Danné déçut ses admirateurs, mais il lui fallut déployer vraiment beaucoup de courage pour terminer l’épreuve, alors que Cazassus et Duffaure, sexagénaires, et Anglade (le héros d’Aubisque, dont il escalada à l’automne les 12 kilomètres à 8 p. 100 en une heure et vingt secondes) la distançaient de très loin grâce à leur parfaite connaissance du parcours et à leur prodigieuse résistance. Et je n’aurai garde d’oublier Pucheus, plus jeune (il a quarante ans et Anglade en a quarante-huit), qui, lui, dégoûté du train, s’offre un retour de Paris à Pau par la route en quarante heures.

Est-ce à dire que les prodigieux cyclotouristes que je viens de citer couvriraient 37 kilomètres en une heure sur piste, sans entraîneurs ? Je suis intimement convaincu du contraire. Nous dirons, si vous le voulez, qu’ils ont le talent et que Mlle Danné a le génie, et vous savez que, s’il y a beaucoup de talents sans génie ; il peut aussi y avoir des génies sans talent. Spectaculairement, le record de l’heure sur piste conserve la première place. Ajoutez des entraîneurs et vous passez à des vitesses dépassant celles de nos trains les plus rapides et de nos voitures (le 100 kilomètres dans l’heure semble déjà remonter au temps du déluge). Mais on n’y prête que très peu d’attention, car on sait qu’entraîné, aspiré, poussant un développement formidable, la vitesse d’un coureur cycliste est pour ainsi dire sans limites.

Ce qui fait la valeur et la réputation mondiale du record de l’heure, c’est qu’il représente toute l’énergie de l’être humain livré à lui-même et à lui seul pendant un tour de cadran. Mlle Danné, passagèrement dépossédée de son record par une concurrente, qui, ne l’oublions pas, poursuivit sa tâche, l’heure bouclée, jusqu’aux 50 kilomètres, dont elle s’adjugea le record. Mlle Danné, disons-nous, n’a certainement pas fini de nous étonner.

Nous espérons, pour la renommée du Sud-Ouest, qu’elle reprendra la piste l’an prochain et restera pour longtemps la grande vedette du stade montois. Et je n’hésite pas à dire que les lauriers d’une Régina Gambier reliant Dunkerque à Hendaye à 17 kilomètres de moyenne horaire nette sont plus facilement accessibles que ceux d’une jeune fille bouclant les 37 en une heure, car, j’y reviens et m’en excuse, le fond, c’est le talent, la vitesse, c’est le génie.

Et le super-génie, c’est le 100 mètres d’un Zimmerman ou d’un Kramer. Un éclair, rien qu’un éclair, mais c’est cet éclair qui est tout.

Henry DE LA TOMBELLE.

Le Chasseur Français N°618 Février 1948 Page 21