Un vieux pêcheur connaissant notre passion nous avait dit
d’un air narquois :
« Les mérous ! Je connais un coin où vous pouvez
en voir qué’ques-uns, mais ... »
Voir des mérous, nous demander si nous voulions voir des
mérous, la bonne blague !
Et voilà pourquoi nous sommes là au bord de l’eau, au creux
de cette petite calanque de la presqu’île de Giens, bien au soleil, bien
abritée ; un avant-goût du paradis terrestre. L’on ne se croirait jamais
fin octobre.
Mais en face ! Avec ce maudit vent d’est qui souffle
depuis quelques jours, la grosse houle du large éclate sur les brisants. L’eau
n’est pas chaude ; ce petit air qui va nous lécher les épaules, brou !
Qu’on est bien au soleil ...
Pourtant, si le vent tombe ? Le mistral : l’été
est loin. Assez réfléchi, vérifions le matériel : harpon, flèche, ficelle surtout.
Nous nous partageons le secteur ; en cas de coup dur, ne comptons que sur
nous-mêmes.
Je m’équipe, me leste lourd, puisque « c’est
fond », paraît-il. À toutes fins utiles, je pends à ma ceinture mon
trident, fabrication « maison ». Si, par hasard, les mérous étaient
calfeutrés chez eux, il me sera toujours possible de ramener une belle friture.
Enfin prêt, et hop ! Brr ! ce n’est pas chaud.
Je vais directement aux écueils : deux à trois cents mètres
de nage pour me mettre en action.
Après les cailloux du bord, c’est une prairie d’algues qui
descend assez vite, et huit à neuf mètres sont vite atteints. Rien n’est plus
languissant que ces prairies interminables où l’on a l’air de rester sur place.
Mais voilà que, nonchalamment, vient vers moi, au ras du
fond, une belle pastenague ... immanquable ... un vrai cerf-volant.
J’hésite, la prendre va m’obliger à rentrer ; que faire ? Tant pis, ce
sera toujours une belle prise. Je descends et tire de loin. J’espère qu’à
l’aplomb le poids du harpon aidera. Il n’en sera rien ; la raie plonge et
disparaît dans un sillon d’algues, et moi je prends l’ascenseur ; d’en
haut, je hale la corde : rien ne vient ; j’insiste. Le poisson se débat
et essaie de se sauver. Le harpon n’a fait que pénétrer sans traverser et, sous
la traction, s’arrache ; la bête se sauve immédiatement, tant mieux pour
moi, tant pis pour elle !
Et la promenade se poursuit. Pas un joli poisson ; la
mer est vide. Enfin, les premiers contreforts de roches ; les récifs sont
là, je suis dans l’écume.
Voilà qu’à l’acore par sept ou huit mètres je vois mon
premier mérou : pas bien gros, il est vrai, mais une jolie bête. Je le
distingue mal ; on se croirait dans de l’eau de Seltz. Je plonge en
réflexe, mais le poisson m’a vu et disparaît dans un groupe de grosses
roches ; de dessus, je ne vois rien. Peut-être à contre-jour, au ras du
fond, verrai-je quelque chose ... À deux reprises, je redescends en
vain ; la bête doit être tapie dans un coin ; c’est un civilisé. Sous
cette pierre, c’était profond ; pas fatigué du tout, je me sens en pleine
forme.
Je tourne, retourne dans un méandre de roches où des crêtes
à fleur d’eau voisinent avec des fonds tout bleus.
J’évolue au milieu de bulles argentées où passent de petits
poissons ; de loups, mulets, point.
Mais, tout à coup, un temps d’arrêt ; là-bas, derrière
cette roche, à vingt mètres à peine, cette queue ! Est-ce une
illusion ? Vite, sans bruit, j’avance doucement, prudemment ...
Pourvu qu’elle ne se soit pas ... Non, impossible, la voilà ! Une
bête trapue, noire, luisante, énorme, avec ses ouïes ouvertes.
Un mérou. Bête de rêve ou de cauchemar ?
Elle me guette. Dès qu’elle m’aperçoit, elle fonce dans sa
tanière, rentre sans ralentir, tel un obus. Quelle place doit-il y avoir là
dedans ?
Comment vais-je m’y prendre tout seul ? Un coup d’œil à
la surface : personne. Où est le copain ? Pas un bateau en vue ;
tant pis, je ferai ça tout seul.
Quelques exercices respiratoires pour purifier mes poumons.
Sous cet afflux d’oxygène, mon cœur bat à grands coups ; quelques secondes
pour le calmer. Ficelle, harpon, tout est en place. Une dernière inspiration,
et hop ! d’aplomb, en catastrophe, je coule comme une pierre ; le
combat va être rude, plus je descendrai vite, plus j’aurais du temps en bas.
Me voilà devant l’antre obscur où le poisson a disparu.
L’eau est encore troublée par son passage ; il est là, me regarde, me
guette, je le sens sur le qui-vive. Mais impossible de le voir. Je n’hésite
pas, j’engage le fusil et tire.
Pour un peu, je crierais de joie. J’ai entendu le bruit mat
de la flèche. J’ai fait mouche. Immédiatement m’arrive un nuage de boue. Je
prends la corde, elle frémit, mais rien ne vient. Tant pis, le poisson est au
bout, c’est le principal. Je n’en puis plus et remonte en chandelle, en
flottant. Je tire des plans ; le plus dur reste à faire ; du trou,
des volutes de boue sortent ; le poisson ne veut pas se laisser faire et
se débat. Comment est-il pris, je l’ignore. La flèche est à deux mètres au moins
à l’intérieur du trou. En tirant sur la corde, c’est moi qui coule ; en
surface, je ne vaux rien. J’abandonne ceinture de plomb, fusil ; rien à
faire, je suis ancré, et l’eau sort de plus en plus noire.
Je plonge, replonge, arc-bouté devant les rochers, tirant à
grands coups ; je gagne quelques centimètres que je reperds en
remontant ; décidément, il est coriace.
Depuis combien de temps suis-je là à batailler ? Un
quart d’heure, une heure, un siècle, il me semble, et toujours au même point.
Si, au moins, je voyais l’adversaire ! Je finis quand même par me rendre
compte de mon impuissance et réalise la profondeur : 10 mètres, 10m,50
y sont bien. Abandonner ? L’idée ne m’en vient pas, et pourtant je fatigue
de plus en plus, les descentes deviennent difficiles, et les remontées donc !
Les articulations deviennent raides. J’ai un cercle autour de la tête et, le
plus terrible, j’ai froid à grelotter.
Il faut en finir. J’essaie de reprendre un souffle normal,
de calmer le cœur et, jouant le tout pour le tout, je replonge, les dents
serrées à couper le tube. La corde à pleines mains, complètement enragé, je
tire ; il faut que quelque chose se produise coûte que coûte. Ça vient ! ...
La queue de la flèche paraît. Je gagne, encore un effort et ... la corde
que j’ai essayée avant de me mettre à l’eau, une corde à palangre, solide à
toute épreuve, a cassé net, sous l’effort combiné !
La flèche disparaît comme aspirée, et moi, je suis lancé tel
un bouchon vers la surface.
Bon Dieu ! que ce peut être haut ! J’ai épuisé tout
mon souffle à lutter. La tête me tourne, ma gorge se serre à faire mal.
Aurai-je la force de rejeter l’eau du tube ? Ce dernier effort me paraît
impossible. J’ai dû le faire par réflexe, car voilà de l’air. Qu’il est bon de
respirer à pleins poumons en se laissant flotter ! Je savoure ces quelques
minutes et ne pense à rien. Mais, brusquement, je réalise : j’ai toujours
la corde à la main en guise de trophée, je ne puis croire à ce qui m’est
arrivé. Elle s’est cassée à l’anneau en fer de la flèche, légèrement rouillée,
cuite par le sel.
Un dernier espoir ; je plonge, passe la main dans le
trou ; rien à faire. Si je veux récupérer quelque chose, il me faudra
revenir. Je prends fusil, ceinture de plomb et remonte ; j’en pleurerais
de rage et de dépit.
C’est assez pour aujourd’hui ; j’ai perdu la notion de
l’heure et tremble de froid et de fatigue. Le retour est long et pénible.
Enfin, voilà la plage ; je me traîne, épuisé ;
j’arrache tube, lunettes, et m’allonge en plein soleil où je m’abandonne.
M. LIAUTAUD.
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