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Causerie financière

Le Proche-Orient et le pétrole

Les valeurs mobilières relevant de ce vaste secteur géographique qu’est le Moyen Orient sont encore nombreuses dans le portefeuille français. Les valeurs égyptiennes constituent, entre autres, l’un des derniers fleurons de notre actif national. Les affaires de pétrole, de leur côté, qu’elles soient de caractère international ou strictement français, représentent aussi un actif très important. Double raison pour suivre de très près les événements de cette région du globe, événements qui sentent sérieusement le pétrole. Et ceci d’autant plus que l’Islam se trouve malgré lui entraîné dans l’aventure ; ce qui risque forcément d’avoir des répercussions dans notre Afrique du Nord.

Depuis bientôt trente ans, les experts pétroliers poussent régulièrement des cris d’alarme quant à l’épuisement prochain des puits. L’expérience a prouvé qu’il y avait beaucoup d’exagération dans ces prévisions pessimistes, exagération sans doute voulue pour des raisons politico-financières. Mais il n’en demeure pas moins que la question des réserves de pétrole commence à se poser sérieusement, en particulier pour les États-Unis. En effet, sur les neuf milliards environ de tonnes que sont estimées les réserves mondiales, les États-Unis n’en posséderaient que 2,8 milliards environ. En face, l’U. R. S. S. aurait une réserve d’un peu plus de un milliard, le Venezuela (dans l’orbite anglo-saxonne) presque autant, tandis que le Moyen-Orient en détiendrait plus de 3,7 milliards, soit les deux cinquièmes des réserves connues, sans doute davantage si l’on tient compte des inconnues. C’est ce qui explique l’intérêt que les grandes puissances portent à ces régions et donne la clé de bien des événements politiques ; d’autant plus que nous nous trouvons en plein sur la classique route des Indes.

Jusqu’à ces dernières années, l’Angleterre avait dans ces régions la part du lion. Mais les besoins de la guerre l’ont obligée de faire une large part à ses alliés d’Amérique, qui cherchent sans cesse à augmenter leurs participations. L’on estime — pour autant qu’on puisse estimer avec précision lorsqu’il s’agit de trusts pétroliers — que les intérêts britanniques sont encore en légère majorité absolue, les Américains les suivant de près avec plus de 40 p. 100, la France très loin derrière, à peine 6 p. 100. Ajoutons que la production actuelle de tous ces pays représente environ 43 millions de tonnes par an, qu’elle pourrait être fortement augmentée, que le prix de revient de ce pétrole se tient entre le tiers et le quart du pétrole américain, et que le plan Marshall prévoit que les seize nations européennes devront y trouver au moins 80 p. 100 de leur approvisionnement dès 1951. Ce qui nous donne toutes les données politiques et économiques du problème.

À cette répartition présente et future, un exclu : l’U. R. S. S. et le groupe des nations plus ou moins sous son contrôle politique. D’où poussée, tantôt franche, tantôt sourde, sur les petites nations de ces régions, afin d’obtenir aussi des participations. Mais on ne voit guère comment un pays anti-capitaliste pourrait pratiquement s’intéresser économiquement à des richesses naturelles étrangères autrement que par la guerre ou par la révolution ... Les Anglo-Saxons transforment purement et simplement les dirigeants politiques de ces pays en magnats super-capitalistes : le roi Ibn Séoud, par exemple, recevant un petit bakhchich de 23 cents par baril de pétrole extrait des puits de son pays. Les Russes n’ont pas cette ressource capitaliste. D’où menace de conflits. Et ceci d’autant plus que cette zone pétrolière se trouve être sur le chemin de la meilleure ligne d’attaque russe, dans le cas d’une nouvelle guerre mondiale, et, à l’inverse, cette région constitue contre l’U. R. S. S. le point de départ le plus dangereux, Bakou étant le point faible du colosse moscovite. C’est dire si cette partie du monde n’a pas fini d’avoir une existence mouvementée.

Les Britanniques, suivant les théories du fameux colonel Lawrence, ont pensé de se servir du nationalisme arabe comme d’un gendarme chargé de sauvegarder leurs intérêts, hier contre les Turcs, aujourd’hui contre les Russes.

C’est cette politique qui explique les agissements de notre alliée en Syrie et sa volte-face à l’égard de ses anciens protégés juifs de Palestine. Que vaut pratiquement ce cynisme politique ? À la lumière des faits, probablement peu de chose. Il semble bien que le colonel Lawrence ait été victime d’un mirage quant aux possibilités militaires des Arabes. Quant on voit les armées arabes, très bien équipées par la Grande-Bretagne, avoir régulièrement le dessous contre les Juifs, moins nombreux, sans aviation et sans artillerie, l’on a une idée de ce qui arriverait si elles étaient aux prises avec quelques divisions blindées d’élite. La preuve est faite que là aussi l’Angleterre s’est lourdement trompée et qu’en cas de conflit mondial l’approvisionnement européen en pétrole de cette origine serait sérieusement compromis, sinon complètement supprimé. C’est la principale leçon pratique que l’épargne doit retenir de l’effondrement de la gendarmerie auxiliaire britannique.

Compter sur elle pour protéger nos investissements dans ces régions est une utopie. Aux effets nocifs des nationalismes locaux — dont la Syrie nous offre un bel exemple, — il faut donc joindre la possibilité d’une invasion en cas de guerre, invasion qui risquerait de s’étendre bien plus loin que celle de Rommel. Certes nous n’en sommes pas là, et l’on peut espérer que, malgré les sombres perspectives actuelles, les hommes politiques auront la sagesse ou la possibilité d’éviter le pire. Mais de pareilles possibilités, même si elles ne constituent que de faibles probabilités, n’en restent pas moins incompatibles avec l’esprit de prudence renforcée qui doit toujours guider l’épargne. Ceci pour toutes les entreprises géographiquement intéressées par le vaste secteur du Proche-Orient.

Les affaires internationales de pétrole, indirectement, risqueraient d’être plus ou moins touchées par un conflit, ainsi que les diverses entreprises nationales spécialement équipées pour le traitement du pétrole du Proche-Orient. Mais, au contraire, l’état de tension politique sans conflit ne peut que leur être favorable, les Anglo-Saxons, dans la crainte de difficultés, ayant tout intérêt à utiliser au maximum les ressources du Proche-Orient et à soulager d’autant leurs réserves stratégiquement hors d’atteinte. Quant aux compagnies de navigation spécialisées, tous les tableaux leur sont favorables : pénurie actuelle et pour assez longtemps de bateaux-citernes, d’où fret plus que rémunérateur, et, en cas de conflit ou simplement d’inquiétudes, éclipse de leur concurrent direct, le pipe-line. L’armement pétrolier est certainement l’une des spécialités industrielles dont la conjoncture est la plus favorable.

Marcel LAMBERT.

Le Chasseur Français N°622 Octobre 1948 Page 229