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Grande culture

Produire

Les questions à l’ordre du jour revêtent souvent un aspect politique, surtout lorsqu’elles touchent des points vitaux. Il serait contraire au caractère de la revue d’engager la moindre controverse à ce sujet, mais, nous plaçant au-dessus de ces polémiques, il est normal de chercher des éléments de documentation. L’agriculture peut, dans ce domaine, apporter une large contribution à la diminution des angoisses qui étreignent le monde.

Sur le plan strictement français, l’année 1948 a permis de franchir le seuil du pain, à la condition évidemment que le problème ne se complique pas à nouveau par des gaspillages ou même par des changements de destination : dans le cas particulier, il s’agit d’une notion d’équilibre entre les prix des céréales secondaires et des aliments de substitution.

Pour que tout ne soit pas remis en question lorsque tombera à son tour la récolte de 1949, convient-il encore que les emblavements aient été suffisants, et que les conditions de développement de la céréale soient convenables afin que le cultivateur bénéficie du résultat de ses efforts. Il semble que les emblavements doivent atteindre des étendues normales. Aura-t-on mis en terre tout ce qu’il faut pour que le blé n’ait pas faim : autre histoire ; on enregistre, à l’heure où j’écris, des retards dans les livraisons, accompagnées de hausses dont il faudra bien reparler lorsque sera discuté le prix de revient du blé l’année prochaine, d’autant qu’il n’est pas du tout certain que l’on puisse se baser sur un rendement moyen de caractère exceptionnel.

Pour que tout ne soit pas remis en question, il est également désirable que l’équilibre des prix ne soit pas trop défavorable aux produits d’origine végétale. Et c’est là le point crucial de la situation actuelle. Ironie et enseignement des choses : ces jours derniers, préparant une communication pour le Congrès marquant le cent cinquantième anniversaire de la création de la Société d’agriculture et des arts de Seine-et-Oise, je feuilletais, trop vite à mon gré, la collection des mémoires de la Société. En 1838, un membre de la compagnie recommandait de mettre en prairie les terres improductives de coteau afin d’obtenir de la viande et d’en faire baisser le prix. Recommandation infiniment sage à tous égards, mais dont les conséquences peuvent surprendre les consommateurs actuels, qui voient des cultures fourragères en augmentation, des productions à la mesure de l’année et la viande en hausse.

Sans insister sur les causes de la hausse illicite dont la justice est saisie, rappelons certains éléments très simples du problème. La demande s’est fortement accrue ; il n’y a pas de hâte à sortir le bétail des prés alors que, s’il partait, le fourrage serait perdu. Notons enfin que, dans une période incertaine, le bétail représente ce que pour d’autres valent les métaux précieux ou les objets rares (il paraît que les éleveurs de l’Éthiopie opèrent de même). Au fond, les kilogrammes de viande se retrouveront un jour, et il suffirait d’un revirement de la confiance pour voir surgir des éléments d’investissement et d’équipement.

En attendant, si l’on se tourne vers un autre secteur, celui du porc, à quoi a-t-on assisté ? À une hausse impressionnante également. Pour quelle raison ? Les conditions de l’alimentation se modifient de jour en jour, la charcuterie est un élément de consommation facile, la préparation est faite avant la cuisine, donc la demande s’accroît ; cette solution française correspond à la solution américaine des conserves. Autre raison : le rendement des pommes de terre est élevé ; autant pour se procurer facilement des aliments de réserve que pour exploiter un secteur avantageux en grande culture, on a augmenté les surfaces plantées. Or, depuis que les économistes se sont penchés sur le problème, ils ont mis en relief ce phénomène bien connu : l’abondance de la pomme de terre provoque un développement de la production du porc et immédiatement une hausse des prix. Cette hausse ne durait pas dans des conditions normales et avec le genre de vie ancien, et la crise sur le porc était un phénomène classique. En raison de la demande croissante de viandes sous toutes les formes, les prix en hausse se maintiendront sans doute plus longtemps.

Que conclure de ces divers aperçus ? Il est essentiel de bien se pénétrer d’une notion de base : les habitudes de la masse des consommateurs ont changé et très profondément. Laissant malheureusement de côté ceux qui ne peuvent plus suivre le train, et qui sont réduits à une misère dont le soulagement véritable serait d’une haute portée morale, alors que toute l’attention est consacrée à la portion active du pays, il est amplement démontré que les besoins en produits d’origine animale ont considérablement augmenté ; les producteurs doivent donc s’acharner à les satisfaire, c’est leur devoir social, et, à cet effet, des idées directrices saines doivent être répandues. Au départ, l’absolue nécessité de produire notre blé, d’être en mesure, s’il le faut, d’aider la production d’outre-mer où la population s’accroît, disons-le bien haut, en grande partie grâce à la paix française.

Produire sur notre sol les matières grasses d’origine végétale ou animale dont la population manque depuis quelques années ; produire aussi les éléments textiles végétaux et animaux afin de nous libérer d’importations ruineuses ; produire notre sucre, satisfaire nos besoins en alcools industriels — les autres viendront par surcroît, — dont la nécessité se fait sentir, même si l’on aborde tout simplement le travail de la terre.

À ce programme déjà chargé, ajouter sans aucune restriction une production fourragère massive. Nous en possédons les moyens de base, les prairies naturelles, lieux d’élevage, d’engraissement, de production laitière, de production lainière suivant les régions ; pousser au maximum la productivité de ces prairies par l’assainissement, l’irrigation, le chaulage, le phosphatage, l’apport d’engrais azotés et potassiques. Ailleurs, organiser des assolements accordant une large place aux légumineuses ; faire de celles-ci non seulement des éléments de consommation directe, mais encore d’enrichissement en humus. Soigner la récolte, la conservation de tous les fourrages que l’animal ne consomme pas sur place.

Ce programme général non limitatif se résume en un seul mot : produire. La paix intérieure, et aussi la paix du monde, est largement à ce prix ; il vaudrait mieux pouvoir consacrer à ces aspects nos disponibilités que construire du matériel de guerre.

L. BRÉTIGNIÈRE,

Ingénieur agricole.

Le Chasseur Français N°623 Décembre 1948 Page 268