Qu’est-ce qu’une mouche ?
C’est un leurre à allure d’insecte ou de tout autre
produit de la nature capable par une manœuvre habile de tromper le poisson un
temps suffisamment long pour le prendre.
Ma définition, je l’aurais voulue plus brève, sinon plus concise ...
Analysons-la. Un leurre ? Oui, et on dit mouche
artificielle. Il semble à première vue que le meilleur moyen de l’obtenir est
de copier dans la nature les objets dont se nourrit le poisson. Sans doute,
mais, dans la confection de ce leurre, il serait prétentieux et vain de vouloir
imiter parfaitement la nature. Il ne pourra jamais y avoir copie parfaite. Le
pêcheur qui veut imiter la nature se place en face de Dieu. Son œuvre aura
toujours au moins ce défaut : le manque de vie et de goût, en admettant
que les progrès de la science lui permettent d’en réaliser l’apparence réelle.
S’ensuit-il que nous ne devons pas nous servir de la nature
et y prendre nos modèles pour créer de toutes pièces un leurre
fantaisiste ? Non. S’il ne nous est pas possible de faire ce que Dieu seul
peut faire, il est toujours possible à l’homme d’interpréter, selon son
tempérament et ses connaissances, les créations de la nature. Si la mouche ne
peut être une copie servile, elle doit être une interprétation personnelle. De plus,
et pour arriver plus sûrement au résultat, c’est toujours dans la nature que
nous devrons prendre les éléments de notre interprétation en observant la
forme, les dimensions, en mesurant ces dimensions sur l’objet à interpréter, en
pensant et voyant « en poisson » à l’instar du pêcheur terre-neuvien
de Kipling qui pensait « en morue ».
Grâce à nos mesures, à la copie aussi exacte que possible,
mais cependant imparfaite de l’insecte ou de l’objet, à l’interprétation de la
forme, des couleurs, de la transparence des ailes, nous aurons une bonne
mouche.
Et rien d’ailleurs ne nous empêchera de nous livrer à la
fantaisie pure, c’est-à-dire aux caprices de l’imagination, pour créer un
leurre ne répondant, en apparence, à aucune réalité de la nature. Si nous savons
animer ce leurre, nous pourrons encore « tromper » le poisson. Ce
sera plutôt alors par surprise que nous agirons. Dans bien des cas, le poisson
saisira le leurre non pour l’avaler d’emblée, mais pour s’en emparer d’abord,
le vérifier ensuite et l’avaler enfin s’il était reconnu bon. On peut donc dire
que deux cas se présentent : 1° la tromperie réelle ; 2° la surprise.
Dans le premier cas, le poisson avale ; dans le second, il ne fait que
saisir et ... souffler presque aussitôt. Deux cas qui ont pour le pêcheur
habile et le poisson malheureux le même résultat : le panier.
Je pense qu’il faut une mouche bien imitée de la nature pour
tromper. La nécessité de prendre toutes mesures et tous renseignements sur
nature s’impose. Si vous réalisez une telle mouche, vous remplirez souvent le
panier. Si vous ne comptez que sur la surprise, vous aurez souvent des
désillusions : petites touches, décrochages, fuite du poisson, ratés.
Notez enfin que, par mouche de fantaisie, on parle
quelquefois de chose réelle. Ainsi le « redtag », considéré par les
auteurs halieutiques comme mouche de fantaisie, répond dans la nature, à mon
avis, à certain coléoptère noir à abdomen rouge que l’on trouve,
principalement.au printemps, dans les vesces. Les ailes de cet insecte, ne recouvrant
le dessus de l’abdomen qu’en partie, laissent voir un « cul » rouge.
Le premier pêcheur qui a créé le « cul de laine rouge » a bien
interprété la nature et créé un leurre imitatif à allure d’insecte.
Ne parlons pas de leurre grossier, tel le bout de chiffon
utilisé par certains pêcheurs le soir, au crépuscule, dans les courants vifs.
Il est difficile en ce cas de se faire une opinion, car à ces heures il se
produit des éclosions pendant lesquelles la perspicacité du poisson n’est
jamais surprise, malgré l’obscurité. Ce n’est qu’avec une mouche bien imitée et
bien présentée que l’on réussit. Il y a donc pour moi, à ces heures, une
contradiction, apparente probablement, que je ne m’explique pas.
Mais on peut créer une mouche imitant bien d’autres choses :
nymphes, alevins, fleurs, comme par exemple le duvet de peuplier. Il semble
donc que le pêcheur à la mouche a un vaste champ devant lui. Il peut tout oser
dans son domaine de créateur. C’est ce qui fait le grand charme de la pêche à
la mouche, sa supériorité sur tous les autres genres, même sur le lancer léger
qui pourtant présente quelques analogies.
Non seulement le pêcheur invente, crée chaque jour de
nouveaux modèles jolis de forme et de couleur, véritables petites œuvres d’art
qui lui font goûter aux joies de l’artiste, mais il a la satisfaction
d’expérimenter lui-même son œuvre, de constater que, si son leurre inerte et
sans vie ne donne aucun résultat, bien présenté, vivant au bout de la ligne
qu’il manœuvre élégamment, savamment, il donne souvent des résultats inespérés.
Et c’est ainsi que nous comprenons le mot « capable » de notre
définition. Il ne suffit pas de créer le leurre, il faut encore savoir s’en
servir, et ceci est l’art bien personnel de chaque pêcheur (1).
Science, art, élégance : trois mots en un seul :
la mouche.
P. CARRERE.
(1) Cet art se perfectionne chaque jour par l’observation
patiente et obstinée de la nature, c’est-à-dire, en ce cas, du comportement des
insectes ou autres objets tombés à l’eau et de celui des poissons vis-à-vis de
ces objets. Je fais allusion à des faits comme ceux-ci : l’éphémère tombé
à l’eau ou venant d’éclore ne réagit que fort peu, ne faisant, de temps à
autre, que quelques petites envolées ; la phrygane rame de ses quatre
ailes à toute vitesse vers la rive ; la grosse perlide traverse rapidement
la rivière comme si elle courait sur l’eau, etc. ; autant de faits qui
peuvent donner lieu à une manœuvre différente de la mouche qui se résume dans
l’expression « travailler la mouche ».
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