S’il est relativement aisé, en les pêchant à la coulée sur
coup amorcé, de s’emparer des petites carpes, c’est une tout autre affaire
quand on prétend s’adresser à des « morceaux » de 3, 4, 6 kilos
et plus.
Ces grosses carpes, bien qu’assez peu pêchées, sont d’une
méfiance excessive. Pour peu qu’on soit monté un peu fortement, elles refusent
d’habitude toute esche en suspension dans l’eau et ne s’attaquent guère qu’à
celles qui reposent immobiles sur le fond. Force est donc, si l’on veut
réussir, de recourir à la pêche à la pelote ou à celle à la ligne plombée.
Occupons-nous aujourd’hui de cette dernière.
Et, tout d’abord, voyons un peu l’équipement indispensable.
La solidité est la première qualité requise pour la canne
qui nous servira. Le bambou, l’hickory, le greenheart sont les bois usuels
employés pour la construction de ces cannes, dont les catalogues nous offrent
un choix varié. Six mètres de long pour pêcher du bord, 4 mètres pour le
bateau, telles sont leurs dimensions habituelles.
Il les faut munir d’anneaux de laiton à centre porcelaine
par où passera sans usure la soie du moulinet, accessoire indispensable en
l’occurrence. J’ai obtenu toute satisfaction d’un gros moulinet en noyer verni,
avec cric et frein, contenant 100 yards de soie « aux Drapeaux »
grosseur F. Mes bas de ligne ont 1 mètre de longueur, composés de
deux florences Maraña 1re et d’une Padron 1re.
En fait de plombée, une olive percée pesant 30 grammes,
retenue à 0m,60 au-dessus de l’hameçon par un plomb de chasse no 2
serré sur la jonction des deux premières florences, de manière à ce que le fil
puisse coulisser librement. L’hameçon à préférer sera un carré renforcé no 1
ou 2 pour la grosse fève cuite, le morcelet de pomme de terre ou le cube de
chènevis ; no 3 ou 4 pour le ver de terre ou la boulette
de pâte au miel.
En rivière, la grosse carpe se tient en général en eau calme
et profonde, à proximité d’obstacles importants, noyés, ou d’herbiers plus ou
moins épais ; les fonds vaseux ne lui déplaisent point. Mais elle en sort
journellement pour se nourrir et s’en éloigne au moment du frai.
Il ne serait guère prudent de tendre ses lignes tout à
proximité de ces obstacles ou herbiers ; elles pourraient y être
entraînées de force par un gros poisson, ce qui serait catastrophique.
Il vaut beaucoup mieux chercher à les attirer en dehors et
en amont de leurs repaires par un amorçage patient dont la durée peut excéder
une semaine. Amorcer aux mêmes heures est excellent ; la carpe a une
mémoire étonnante. Mais il ne faut pas le faire trop au bord ou trop près du
bateau ; dame carpe n’approcherait pas durant la journée. La distance de
12 à 15 mètres du lieu de station du pêcheur s’impose. Les meilleures
heures de pêche, pendant la bonne saison de la carpe — juillet à fin
septembre, — sont comprises entre 5 et 8 heures le matin et de 17 heures
à la nuit.
L’esche fixée à l’hameçon est habituellement lancée à la
main au milieu de l’amorce, comme un cordeau de fond, après avoir lové à ses
pieds un métrage de fil suffisant. La canne est alors posée sur ses supports,
le moulinet est mis en action pour tendre le fil et déplacer un peu l’olive,
afin de l’éloigner le plus possible de l’esche.
Ceci obtenu, le pêcheur met le cliquet au moulinet, puis se
tient à portée immédiate, prêt à intervenir au moment opportun. Bien que, dans
son lot, le pêcheur-sociétaire puisse user de trois lignes, je n’en conseille
pas l’emploi ; pour la grosse carpe, une seule suffit.
Malgré un amorçage judicieux, j’ai souvent attendu pendant
trois ou quatre heures la touche désirée et, parfois, rien ne s’est produit.
Examinons ce qui se passe habituellement.
La grosse carpe vient presque toujours isolément à l’amorce
et sa présence en chasse le fretin. Méfiante, peureuse, tatillonne, elle tourne
longtemps autour de l’hameçon esche, proie désirable, le frôle de ses
barbillons, y goûte en le déplaçant légèrement, le reprend et le relâche à
plusieurs reprises, mais seulement du bout des lèvres. Enfin, rassurée par son
immobilité, elle se décide à l’engamer et part d’abord assez lentement pendant
quelques mètres, puis, tout à coup, comme si le diable l’emportait, elle fuit à
une allure de flèche qui rappelle étrangement le « rush » du
saumon ; ce dernier fait peut même, parfois, se produire d’emblée sans
aucun avertissement préalable. Laissons-la donc filer à 10, 15 mètres ou
plus sans nous y opposer en rien, car ce serait folie de le faire.
Toutefois, n’hésitons pas à brusquer les choses si sa fuite
la rapproche par trop d’obstacles dangereux et retenons-la alors nettement.
Dès le premier départ, le pêcheur a relevé sa canne à la
verticale et, quand il s’aperçoit d’un ralentissement dans la fuite du poisson,
il arrête du doigt le déroulement du fil. Ce geste suffit parfois seul à
provoquer le ferrage, mais il est plus sûr de donner aussi un léger coup de
poignet qui accrochera la carpe par une lèvre aussi résistante que du cuir.
Inutile de décrire ici la lutte en détail. Il suffit de ne
jamais se laisser « prendre en bout », de savoir profiter de
l’élasticité et du ressort du scion, de régler le déroulement et l’enroulement
alternatifs du fil pour fatiguer la prise et annihiler peu à peu son potentiel
d’énergie.
Tout cela demande de la patience, du sang-froid, du doigté
et, il faut bien le dire, une certaine dose d’habileté, apanage des vieux
pêcheurs.
Mais aussi quelle satisfaction quand, après quinze, vingt
minutes et plus parfois de bataille ininterrompue, vous arrivez à rapprocher du
bord l’antagoniste vaincue, à l’épuiser ou la gaffer et à la jeter pantelante
sur la berge.
Je ne puis m’empêcher de comparer cet instant à celui où
j’arrête net à 40 mètres un beau lièvre passant par le travers et vois mon
bon gros chien me le rapporter. Et encore ne saurais-je dire celui qui est pour
moi le plus émotionnant ; tous nos confrères qui, en même temps que
pêcheurs, sont aussi chasseurs sauront me comprendre.
R. PORTIER.
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