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Les poissons entendent-ils ?

Voici la question pleine d’intérêt que discutaient récemment quatre enragés pêcheurs à la ligne et votre serviteur assis aux bords de la Loire. La discussion restait confuse et l’accord n’était pas près de se faire. J’interrogeai alors le nommé Claude M ..., braconnier notoire, qui écoutait notre conversation. Il eut un large sourire et répondit : « Certainement qu’ils entendent, les poissons ; ils ont pour ça des oreilles assez grandes, et ils ne font que les ouvrir et les fermer pendant toute la sainte journée ... Alors ? ...

Cet homme fruste et ignorant attribuait à ce qu’on nomme fort improprement les « ouïes » des poissons le rôle de l’audition alors que ces organes servent uniquement à la respiration ; il n’y a pas que lui seul qui se trompe ainsi.

Mais nous, nous savons parfaitement que les poissons possèdent de véritables oreilles ; seulement elles sont complètement invisibles de l’extérieur et bien moins compliquées que les nôtres. Chez eux, pas de pavillon pour collecter les sons, pas de tympan pour les amplifier, pas d’oreille moyenne, de fenêtres ronde et ovale, pas d’osselets, pas de limaçon, ni de fibres de Corti, etc. ...

Seules existent deux oreilles internes, logées de chaque côté du crâne. Chacune d’elles est composée essentiellement d’un « labyrinthe », cavité de forme irrégulière comprenant un saccule et un utricule distincts, prolongés par les canaux semi-circulaires situés sur trois plans différents. Ce labyrinthe est rempli d’une humeur séreuse dans laquelle, chez certains poissons, flottent de petits corps de nature minérale : les « otolithes », destinés, dit-on, à renforcer le son. La membrane muqueuse, qui tapisse l’intérieur du labyrinthe, est parsemée de cellules sensorielles en forme de taches assez nombreuses disséminées sur sa surface, d’où partent des ramifications nerveuses qui rejoignent le nerf acoustique, lequel, comme chacun sait, aboutit à l’organe centralisateur : le cerveau.

Cet organe d’audition, assez simple en somme, paraît néanmoins fort judicieusement construit pour l’usage auquel il est destiné, car tout autres sont les conditions de propagation du son en milieu liquide que dans l’air que nous respirons.

D’après de savantes recherches, les cellules de la membrane du labyrinthe, dont nous avons parlé plus haut, seraient sensibles aux plus petits ébranlements du liquide extérieur, mais l’inexistence du limaçon et des fibres dites « de Corti » réduirait à de simples bruits, sans caractère musical, la perception de ces vibrations.

Par son oreille, le poisson serait seulement renseigné sur leur lieu d’origine, leur intensité et leur proximité plus ou moins grande.

Pour moi, vieux pêcheur impénitent qui les ai observés depuis plus d’un demi-siècle, il n’y a aucun doute à conserver : les poissons de nos rivières entendent fort bien. Nous n’avons qu’à voir comment ils réagissent au bruit causé par une marche un peu lourde sur la berge, à celui d’un épervier tombant à l’eau de tout son poids, à celui de la chute d’une rame, d’une pierre ..., etc. ... ; nous les voyons s’enfuir sans demander leur reste, et cependant, étant donnée la distance, ce n’est point la vue qui a pu les renseigner.

Certains auteurs ont supposé que le siège de l’audition se trouvait non dans l’oreille, mais dans la « ligne latérale ». Je ne pense pas qu’ils aient tout à fait raison. La ligne latérale est un organe sensoriel destiné surtout à renseigner le poisson sur la position qu’il occupe dans le liquide ambiant, sur la place exacte des obstacles de toute nature qui s’y trouvent plongés, sur leur mobilité ou leur immobilité. C’est, en somme, une espèce d’appareil radar fort sensible et adapté à la vie aquatique.

En cas d’obscurité due à la nuit ou à l’opacité de l’eau, c’est la ligne latérale qui lui fera connaître la place d’un corps quelconque qu’il ne voit pas et lui évitera de venir s’y heurter dans sa course ; et, cependant, cet objet ne produit aucun son. Le rôle de la ligne latérale paraît donc différent de celui de l’oreille, mais je le considérerais volontiers comme son indispensable complément.

De très curieuses expériences ont été effectuées aux États-Unis il y a environ un demi-siècle, afin de savoir à quelles distances les poissons commencent à s’inquiéter des bruits extérieurs, et aussi de connaître ceux qui paraissent les émotionner davantage. Bruits de moteurs, de sirènes, de cloches immergées ou non, grincements de scies, coups de canon ou de fusil, explosions plus ou moins fortes et lointaines, etc. ... tout a été expérimenté.

Le cadre restreint réservé à nos causeries ne permet ni de les relater ni de les commenter, car il faudrait, pour cela, disposer de nombreuses colonnes.

Bornons-nous à dire qu’elles ont prouvé que nos vertébrés sont sensibles aussi bien à des bruits produits au sein du liquide qu’à d’autres provenant de l’extérieur, quand ils étaient assez intenses. De nombreuses constatations accessoires sont venues renforcer la thèse de ceux qui admettent la réalité, chez les poissons, de l’audition par l’oreille et non pas seulement par la ligne latérale.

Quand, donc, vous sera posée la question que vous avez pu lire en tête de cette causerie, je crois que vous pourrez hardiment répondre : Pisces aures habent, ergo audiunt. Ce n’est pas par simple fantaisie de la nature que les poissons ont des oreilles, mais bien pour s’en servir.

R. PORTIER.

Le Chasseur Français N°634 Décembre 1949 Page 789