Accueil  > Années 1948 et 1949  > N°634 Décembre 1949  > Page 793 Tous droits réservés

Propos sur les six jours

Les courses de six jours vont reprendre dans diverses capitales, parodie des premiers six jours courus en Amérique à la fin du dernier siècle et qui ressemblent à ceux d’aujourd’hui comme une tragédie à un vaudeville. Les six jours auxquels se ruent des millions de spectateurs ont cet avantage pour les journalistes que leurs papiers des années précédentes peuvent resservir. Il n’y a qu’à changer les noms des coureurs. Pourquoi six jours plutôt que quinze ou trente, puisque la course a lieu par équipes et comporte des heures de repos ? Seules les primes offertes par les « richards » et les « vernis » rompent un peu l’effrayante monotonie de ces promenades où, finalement, l’équipe victorieuse l’emporte par deux tours de piste. Le plus drôle, c’est que les six jours par équipes ont été instaurés « par humanité ». C’était, paraît-il, barbare, cruel, monstrueux de faire tourner pendant six jours et six nuits des coureurs ... que rien ni personne n’obligeait à s’engager, ni à ne pas « laisser tout tomber ». Cette sensibilité est comique à l’âge de la boxe, du catch et des courses de taureaux ... et à celui des camps de concentration, chambres de torture, bombes atomiques, etc. Je la déplore parce que son absurdité nous a privés d’un spectacle de résistance humaine à l’épuisement dont je vais vous donner une idée en vous racontant rapidement ce que furent les premiers six jours.

Ils eurent lieu sur la piste minuscule de Madison Square Garden à New-York en 1895 ou 1896. Pendant six jours et six nuits, des hommes tournèrent comme des écureuils. La course fut gagnée par l’Anglais Teddy Hale avec 3.050 kilomètres, ce qui ne fait jamais que du 22 à l’heure et parut alors prodigieux. Cueillons dans le compte rendu de M. Morgan paru dans l’American Wheelman ces passages intéressants et typiques :

« La course des six jours a fini samedi sous le coup de dix heures du soir au milieu des vociférations d’une foule en délire et après une hécatombe de records, y compris celui de l’assistance et de la soufflerie accompli par l’orchestre de cuivre qui faisait fureur. Cependant il n’y a pas que les records qui aient été « démolis ». Il y avait là quinze misérables ruines victimes de leur soif de gain, et, d’autre part, un luxe de cruauté et d’acharnement à la torture qui prouvent que ces passions ont toujours autant de force que du temps des arènes de Rome. »

L’on sait que la foule est avide d’horreurs et aime que l’on excite sa pitié ; ou plutôt qu’on en provoque le simulacre en lui permettant de se repaître à la lecture de détails effrayants. Le journaliste n’y manqua point. Il nous dépeint le nègre Tayor pris, à sa descente de machine, d’un accès de folie furieuse et voulant tuer des spectateurs ; Rice, l’héroïque et imprévisible second, se laissant tomber de vélo en suppliant ses entraîneurs de ne plus jeter de briques sur la piste ; le vieux Schox s’écroulant comme une masse et qu’il fallut dix minutes pour rappeler à la vie ; Mocre, le dixième, se plaignant de n’avoir plus ni jambes ni bras, et enfin les médecins présents déclarant que, si la course avait duré vingt-quatre heures de plus, il se serait présenté des cas de folie incurable.

Je crois qu’il faut en prendre et en laisser. La plupart des concurrents « remirent ça » l’année suivante, d’ailleurs ... mais tous durent s’incliner devant le grand, le seul, l’unique Miller qui, deux ans de suite, battit de loin le record de Hale et gagna la course de soixante-douze heures disputée à Paris au cours de laquelle Frederick, le champion suisse, arrivé second resta, je m’en souviens, quarante-quatre heures en selle sans mettre une seule seconde pied à terre.

Teddy Hale gagna une somme équivalente à 1.500.000 francs d’aujourd’hui. Il ne prit que huit heures de repos sur cent quarante-quatre. Il consommait quotidiennement 4 livres de volaille rôtie, 4 litres de bouillon, 1 livre de riz et 3 livres de fruits. On ne lui permit, après son gigantesque effort, que de dormir quatorze heures.

Notons enfin que le troisième arrivé, Reading, lança immédiatement un défi à Hale pour un match à courir « pendant la même durée » !

Ce même Teddy Hale devait, quelques années plus tard, faire le pari, et le gagner, de couvrir 100 kilomètres par jour sur les routes anglaises pendant douze mois. L’exploit parut stupéfiant. Je rappelle qu’un de nos amis, simple cyclotouriste habitant l’Angleterre, fit, il y a deux ans, le pari (que lui aussi devait gagner) de couvrir 300 kilomètres par jour pendant un an. Les étapes étaient officiellement contrôlées. Or, pendant plus d’un mois, le cycliste en question, ayant fait une chute très dure, roula avec un bras en écharpe !

Ce n’est pas un personnage légendaire. L’an dernier, il était parmi nous.

Il est souvent difficile de séparer la vérité de la légende. Hale et Terront ont-ils accompli des exploits fabuleux ? À voir la distance couverte par Hale à Madison Square et le temps de Terront dans Paris-Brest, on en douterait aujourd’hui où plusieurs de nos cyclotouristes font mieux, beaucoup mieux que ces « héros ». Je sais bien : il y a les machines, les routes, il y a surtout qu’ils ne sont plus les premiers. N’enlevons rien aux Hale, Miller, Terront de leur gloire, mais ne décernons à aucun homme les titres : imbattable, inimitable, incommensurable, sauf pour faire vibrer les foules, parce que celles-ci ont soif de dieux, de dieux qui souffrent et devant lesquels elles se prosternent, ivres de pitié et d’adoration.

Henry DE LA TOMBELLE.

Le Chasseur Français N°634 Décembre 1949 Page 793