Les courses de six jours vont reprendre dans diverses
capitales, parodie des premiers six jours courus en Amérique à la fin du
dernier siècle et qui ressemblent à ceux d’aujourd’hui comme une tragédie à un
vaudeville. Les six jours auxquels se ruent des millions de spectateurs ont cet
avantage pour les journalistes que leurs papiers des années précédentes peuvent
resservir. Il n’y a qu’à changer les noms des coureurs. Pourquoi six jours
plutôt que quinze ou trente, puisque la course a lieu par équipes et comporte
des heures de repos ? Seules les primes offertes par les
« richards » et les « vernis » rompent un peu l’effrayante
monotonie de ces promenades où, finalement, l’équipe victorieuse l’emporte par
deux tours de piste. Le plus drôle, c’est que les six jours par équipes ont été
instaurés « par humanité ». C’était, paraît-il, barbare, cruel,
monstrueux de faire tourner pendant six jours et six nuits des
coureurs ... que rien ni personne n’obligeait à s’engager, ni à ne pas
« laisser tout tomber ». Cette sensibilité est comique à l’âge de la
boxe, du catch et des courses de taureaux ... et à celui des camps de
concentration, chambres de torture, bombes atomiques, etc. Je la déplore parce
que son absurdité nous a privés d’un spectacle de résistance humaine à
l’épuisement dont je vais vous donner une idée en vous racontant rapidement ce
que furent les premiers six jours.
Ils eurent lieu sur la piste minuscule de Madison Square
Garden à New-York en 1895 ou 1896. Pendant six jours et six nuits, des hommes
tournèrent comme des écureuils. La course fut gagnée par l’Anglais Teddy Hale
avec 3.050 kilomètres, ce qui ne fait jamais que du 22 à l’heure et parut
alors prodigieux. Cueillons dans le compte rendu de M. Morgan paru dans l’American
Wheelman ces passages intéressants et typiques :
« La course des six jours a fini samedi sous le coup de
dix heures du soir au milieu des vociférations d’une foule en délire et après
une hécatombe de records, y compris celui de l’assistance et de la soufflerie
accompli par l’orchestre de cuivre qui faisait fureur. Cependant il n’y a pas
que les records qui aient été « démolis ». Il y avait là quinze
misérables ruines victimes de leur soif de gain, et, d’autre part, un luxe de
cruauté et d’acharnement à la torture qui prouvent que ces passions ont
toujours autant de force que du temps des arènes de Rome. »
L’on sait que la foule est avide d’horreurs et aime que l’on
excite sa pitié ; ou plutôt qu’on en provoque le simulacre en lui
permettant de se repaître à la lecture de détails effrayants. Le journaliste
n’y manqua point. Il nous dépeint le nègre Tayor pris, à sa descente de
machine, d’un accès de folie furieuse et voulant tuer des spectateurs ; Rice,
l’héroïque et imprévisible second, se laissant tomber de vélo en suppliant ses
entraîneurs de ne plus jeter de briques sur la piste ; le vieux Schox
s’écroulant comme une masse et qu’il fallut dix minutes pour rappeler à la
vie ; Mocre, le dixième, se plaignant de n’avoir plus ni jambes ni bras,
et enfin les médecins présents déclarant que, si la course avait duré
vingt-quatre heures de plus, il se serait présenté des cas de folie incurable.
Je crois qu’il faut en prendre et en laisser. La plupart des
concurrents « remirent ça » l’année suivante, d’ailleurs ...
mais tous durent s’incliner devant le grand, le seul, l’unique Miller qui, deux
ans de suite, battit de loin le record de Hale et gagna la course de
soixante-douze heures disputée à Paris au cours de laquelle Frederick, le
champion suisse, arrivé second resta, je m’en souviens, quarante-quatre heures
en selle sans mettre une seule seconde pied à terre.
Teddy Hale gagna une somme équivalente à 1.500.000 francs
d’aujourd’hui. Il ne prit que huit heures de repos sur cent quarante-quatre. Il
consommait quotidiennement 4 livres de volaille rôtie, 4 litres de
bouillon, 1 livre de riz et 3 livres de fruits. On ne lui permit,
après son gigantesque effort, que de dormir quatorze heures.
Notons enfin que le troisième arrivé, Reading, lança
immédiatement un défi à Hale pour un match à courir « pendant la même
durée » !
Ce même Teddy Hale devait, quelques années plus tard, faire
le pari, et le gagner, de couvrir 100 kilomètres par jour sur les routes
anglaises pendant douze mois. L’exploit parut stupéfiant. Je rappelle qu’un de
nos amis, simple cyclotouriste habitant l’Angleterre, fit, il y a deux ans, le
pari (que lui aussi devait gagner) de couvrir 300 kilomètres par jour
pendant un an. Les étapes étaient officiellement contrôlées. Or, pendant plus
d’un mois, le cycliste en question, ayant fait une chute très dure, roula avec
un bras en écharpe !
Ce n’est pas un personnage légendaire. L’an dernier, il
était parmi nous.
Il est souvent difficile de séparer la vérité de la légende.
Hale et Terront ont-ils accompli des exploits fabuleux ? À voir la
distance couverte par Hale à Madison Square et le temps de Terront dans Paris-Brest,
on en douterait aujourd’hui où plusieurs de nos cyclotouristes font mieux,
beaucoup mieux que ces « héros ». Je sais bien : il y a les
machines, les routes, il y a surtout qu’ils ne sont plus les premiers.
N’enlevons rien aux Hale, Miller, Terront de leur gloire, mais ne décernons à
aucun homme les titres : imbattable, inimitable, incommensurable, sauf
pour faire vibrer les foules, parce que celles-ci ont soif de dieux, de dieux
qui souffrent et devant lesquels elles se prosternent, ivres de pitié et
d’adoration.
Henry DE LA TOMBELLE.
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