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Au rucher

Le langage des abeilles

Le titre de cette causerie fera sourire plus d'un lecteur, et pourtant il est indéniable que les abeilles ont un langage, ou plutôt une façon de se comprendre entre elles, ce qui semble dénoter un certain degré d'intelligence, dont nous, pauvres humains, croyons avoir le monopole.

Beaucoup d'apiculteurs s'en doutaient sans en être certains. Comment expliquer, par exemple, que les butineuses aillent rapidement à une source de provisions : nectar ou pollen, dès que l'une d'elles en a fait la trouvaille !

À la suite des travaux du professeur Von Frisch, nous savons que ce langage se traduit en gestes. Il est du reste très facile de renouveler ses expériences à l'aide d'une ruchette vitrée avec deux cadres superposés permettant d'observer les deux côtés de chaque cadre.

La petite colonie étant formée et habituée à son emplacement, placer à 15 ou 20 mètres d'elle du sirop de sucre assez épais dans un plat. Aller ensuite à la ruchette, prélever une abeille prête à s'envoler sur la planche de vol et la poser près du sirop qu'elle se mettra à sucer. Pendant que la butineuse est ainsi occupée, la marquer sur le thorax à l’aide d'une allumette trempée dans un peu de peinture blanche afin de pouvoir la reconnaître quand elle reviendra à la ruchette, où nous nous rendons aussitôt.

À son retour, quelques abeilles lui lèchent le bout de la langue, où perle un peu de sirop. Dés qu'elle se trouve dans un groupe d'abeilles, la butineuse que nous avons marquée se met à décrire des cercles rapidement, tantôt dans un sens, tantôt dans l'autre, et ceci à différents endroits du cadre. Les ouvrières sont alertées ; elles suivent et tâtent avec leurs antennes celle qui semble ainsi les appeler pour sentir, semble-t-il, son odeur, puis, sortant, elles s'envolent directement vers le sirop.

Dirigeons-nous-y aussi ! Nous voyons arriver des abeilles de plus en plus nombreuses. Marquons-les à leur tour d'un point de peinture, tandis qu'elles se gavent. En revenant à leur ruchette, même manège que la première fois ; le nombre des butineuses augmente au plat de sirop selon la quantité disponible. Il est à remarquer, à ce sujet, que le nombre des abeilles est fonction du sirop à récolter et que, lorsque le ramassage touche à sa fin, les butineuses ne tournent plus en rond à leur retour afin de ne pas envoyer inutilement de nouveaux renforts.

Pour vérifier si vraiment le nombre de visiteuses est proportionnel à la quantité de nectar à récolter, deux ou trois heures après, barbouillons de sirop un morceau de carton et portons-le à un endroit différent, puis prenons une abeille à la sortie et posons-la sur le carton, où elle restera un moment à sucer. Marquons-la d'une autre couleur, rouge par exemple, pour la reconnaître ; à son retour à la ruchette, elle tourne en rond, mais avec moins de vigueur que la butineuse de la précédente expérience. Aussi quelques abeilles seulement y prêtent attention et s'en vont au carton.

Poursuivant nos recherches, portons maintenant un plat de sirop à plus de 100 mètres : posons-y une abeille comme précédemment et marquons-la encore différemment. Observant ensuite la ruchette à son retour, nous la voyons faire une danse étrange, tournant en demi-cercles dans un sens puis dans l'autre, la ligne unissant les deux demi-circonférences étant une ligne droite. Lorsqu'elle parcourt cette ligne droite, elle agite l'extrémité de l'abdomen à droite et à gauche. Ce genre de danse n'est exécuté que lorsque la source de nectar à exploiter est située à plus de 100 mètres ; pour une distance inférieure, la butineuse tourne en ronds simples, comme nous l'avons vu à nos deux premières expériences.

Mais voici encore mieux ! Non seulement les repéreuses savent indiquer à leurs sœurs la distance, mais aussi la direction du lieu de récolte. Le lendemain donc, mettons du sirop épais dans deux plats et plaçons-les à 200 ou 300 mètres de la ruchette, l'un au nord et l'autre au sud ; puis prenons quelques abeilles prêtes à l'envol et mettons-en aux deux plats de sirop ; marquons-les d'une couleur différente pour chaque plat. À leur retour, nous constatons que les abeilles venant du nord font leur danse avec la tête en bas sur la ligne droite, tandis qu'au contraire celles venant du sirop du sud marchent vers le haut. On a remarqué que, lorsque le sirop se trouve placé du côté du soleil, l'abeille marche la tête vers le haut sur la ligne droite de sa danse, tandis qu'au contraire elle marche la tête en bas lorsque cette nourriture est placée à l'opposé du soleil.

De même, si on met le plat à l'est au milieu du jour, la danse se fera vers la gauche sur la ligne droite, ce qui indiqua que la nourriture est à chercher à gauche du soleil, et inversement, si le sirop est placé à l'ouest, c'est-à-dire à droite du soleil, la danse se fera vers la droite.

Pour vérifier l'exactitude de ce langage par gestes, mettons à présent les rayons de notre ruchette à plat horizontalement ; nous verrons que la danse en ligne droite est toujours exécutée en direction de la nourriture sans aucune erreur. Donc le doute n'est pas possible au sujet de l'exactitude de l'interprétation de la danse.

L'angle de la danse en ligne droite par rapport à la verticale concorde exactement avec l'angle formé par la ruche, la source de nourriture et le soleil.

Ainsi donc, en définitive, les abeilles savent se communiquer les sources de nectar, leur direction, leur distance, leur importance et le nombre de butineuses nécessaire à leur exploitation. Donc pas de temps perdu ni de travailleuses en surnombre, tout est réglé en vue de la meilleure utilisation des forces de la colonie. N'est-ce pas tout simplement merveilleux ? Cette organisation de la ruche, dont nous ne connaissons pas tous les secrets admirables, nous montre qu'après tout nous ne sommes pas tellement au-dessus d'autres êtres de la nature que nous considérons un peu trop parfois comme nos inférieurs.

Roger GUILHOU,

Expert apicole.

Le Chasseur Français N°635 Janvier 1950 Page 44