— Voilà l'affaire, monsieur le Juge, il ne faut pas
croire que j'en veuille à Calmonnet, c'est mon meilleur ami. Seulement, cette
fois-là, j'ai été obligé de verbaliser. Je ne pouvais pas faire autrement.
» Il faut vous dire que, ce jour-là, nous avions fêté
la classe 1932. Nous sortions du déjeuner — un bon déjeuner, entre
parenthèses, avec du saucisson, du jambonneau, un filet aux petits pois, je ne
vous dis que ça. Et une friture ! Ah ! cette friture, il me semble
que j'en mange encore : dorée, saisie à point, croustillante ... Et
voilà que Thévard m'interpelle du bout de la table :
» — Dis voir, Branchu, toi, le garde-pêche, tu ne crois
pas qu'il y a là pas mal de poissons qui n'ont pas la dimension réglementaire ?
» Je regarde dans mon assiette ... Malheur, des
chevesnes, des gardons, des brochetons, des carpes, et tout ça pas plus long
que mon doigt. On aurait dit des vairons. Là-dessus, sans m'en faire, je
réponds :
» — Tais-toi, ivrogne. À table, je ne suis pas en
service. Tout fait ventre.
» Parce qu'il faut que je vous dise : je savais
parfaitement que Calmonnet, notre copain, le grand fournisseur des restaurants
du pays, ne se gênait pas pour y aller avec un épervier à mailles de 10 au lieu
du 27 millimètres, qui est seul autorisé dans notre rivière. Et c'est comme ça
qu'il prenait tout ce fretin, revendu sous le nom de « friture ».
Mais jamais je n'aurais voulu lui faire un ennui : c'est un si brave
garçon, Calmonnet ! Et puis lui aussi est de la classe, même que ce
jour-là il tenait bien sa place à table ...
» Donc pas d'histoires ; tout le monde se met à
rire, et on attaque la salade. Une heure après, nous sortons tous, histoire de
prendre un peu l'air avant de faire une partie de boules, et nous allons tous
en bande jusqu'au petit pont. C'est un pont suspendu, monsieur le Juge, d'où
l'on voit tout le banc de gravier et le fond de la rivière. Et, ce jour-là, il
y en avait du petit, sur le gravier, au soleil !
» Là-dessus, il y en a un qui fait :
» — Calmonnet, c'est là que tu les prends ?
» — Tout juste, qu'il répond Calmonnet, là et pas
ailleurs.
» — Tu as du toupet, en pleine vue de la route
nationale. Je crois plutôt que tu vas te cacher pour ça en dessous du barrage.
» — Me cacher, me cacher ? qu'il fait Calmonnet,
qui avait un verre dans le nez. Je vais te faire voir comme je me cache.
» Et le voilà qui file à la maison au grand trot. On
est toujours pressé, quand on a décidé de faire des bêtises ! Et, cinq
minutes après, voilà qu'on entend marcher sur le gravier mon Calmonnet avec son
épervier.
» — Je vais vous faire voir comment je me cache, tas
d'andouilles !
» — Jean, que je lui fais, tu sais que je ne te cherche
pas. Je te fiche une paix royale. Tu es un ami, tu es mon conscrit, et les amis
sont les amis. Mais regarde un peu ce monde : il y a des témoins. Si tu le
lances, je suis obligé, tu m'entends bien, obligé de verbaliser contre toi.
Sans ça, c'est moi qui trinque. Je suis assermenté, que diable, j'ai prêté
serment au tribunal. Tu ne me feras pas ça !
» Et c'est vrai ; depuis que nous causions, toute
la marmaille du village était accourue, et après ça le maire, et l'instituteur,
un petit sournois qui n'est pas du pays et qui ne comprend pas notre caractère,
et trois ou quatre vieilles filles farouches qui sortaient de vêpres, et que
sais-je encore !
» Voilà mon Calmonnet qui me regarde d'en bas, d'un air
désespéré.
» — Antoine, je ne veux pas te faire de peine. Tu sais
bien que j'attends toujours que tu sois parti au diable en tournée pour venir
donner le coup sous le pont. Mais toute cette bande d'ânes m'a défié, tu le
vois bien, et, si je me dégonfle, je ne suis plus un homme. Regarde-les qui
rigolent et qui se fichent de moi ! Ce n'est pas que j'en aie envie, car je
vois bien que tu vas être obligé de sévir. Et surtout ne t'imagine pas que je
t'en voudrai : amis, amis, comme avant. Mais que veux-tu, c'est une
question de « dignité humaine », comme on dit sur les affiches du
député.
» Là-dessus, il « charge » son filet sur
l'épaule et sur le bras et se met à le balancer.
» — Jean, allez, ne fais pas l'idiot ! Remonte.
» Mais, en même temps, les gosses de l'école se mettent
à crier tous ensemble :
» — Ksss ! Ksss ! Oh ! Calmonnet, chiche
que tu ne le fais pas !
» J'entends « plouf ! », et voilà le
filet à l'eau.
» — Qu'est-ce que tu veux, j'étais bien obligé, grogne
mon ami en tirant sur la corde. Si tu crois que ça m'amuse, un procès-verbal !
» Et moi je lève le nez, et, droit à côté de moi, il y
avait M. le Maire, qui me regardait dans les yeux, comme pour voir ce que
j'allais faire ... Alors j'ai sorti mon carnet, et j'ai verbalisé. Vous
auriez fait comme moi à ma place, monsieur le Juge, j'étais obligé ... »
Bras dessus, bras dessous, Branchu et Calmonnet sont sortis
du palais de justice, pas très fiers. Il leur semble encore entendre la voix du
juge.
« ... Je comprends parfaitement les raisons
d'amour-propre qui vous ont poussé, Calmonnet, surtout après un banquet comme
celui de la classe. Vous vous êtes cru obligé de jeter l'épervier. C'est votre
affaire. D'autre part, le garde, lui, était réellement obligé de vous dresser
procès-verbal. Vous n'y êtes pour rien ni l'un ni l'autre, c'est la fatalité.
» Et moi, je suis obligé de prononcer contre vous
l'amende et la confiscation du filet. Je n'y peux rien. Je suis aussi de la
classe 1932 : ça doit tenir à l'année. »
Ce n'est qu'un quart d'heure plus tard, attablé avec son
copain devant une bouteille de blanc, que Calmonnet s'est décidé à desserrer
les lèvres.
— Branchu, qu'est-ce que tu en dis ?
— J'en dis ... j'en dis qu'il s'est royalement
fichu de nous avec son obligation ... En voilà des manières !
— Et dire qu'il est de la classe ! a soupiré Calmonnet
en versant le vin.
Pierre MÉLON.
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