C'est au cours d'un voyage à travers la France, en allant
composer des maisons sur le terrain, que j'écris mon article sur le « Petit
manoir angevin » au petit bonheur la chance, sans documents. Je cite donc
de mémoire, peut-être avec quelque erreur, les vers que le délicat poète
Joachim du Bellay écrivait à Rome, au XVIe siècle, en rêvant de son
Anjou natal :
Plus me plaît le séjour qu'ont bâti mes aïeux,
Que des palais romains le front audacieux ;
Plus que le marbre dur me plaît l'ardoise fine,
Plus mon Loyre gaulois que le Tibre latin,
Plus mon petit Lyré que le mont Palatin,
Et plus que l'air marin la douceur angevine.
Et, dans ce pays où le vin est exquis et les femmes
charmantes, on entend parfois un plus réaliste quatrain :
Angevin
Sac à vin.
...
Rabelais n'est pas loin.
J'ai composé ce petit manoir sur un plan presque carré,
au-devant duquel s’enflent de chaque côté deux demi-tourelles coiffées en
poivrière et couvertes d'ardoises comme la haute toiture principale à quatre
pentes. Mais est-ce un manoir ancien, avec copie plus ou moins caricaturale des
détails charmants du XVIe ? Point du tout. C'est une petite
résidence familiale moderne, à la distribution commode condensée, aux pièces
communiquant largement, abondamment éclairées. Les demi tourelles sont surtout
prétextes à « bow-windows » dont bénéficient quatre pièces ouvrant en
éventail vers le panorama par cinq fenêtres formant le demi-cercle. Et, entre
les demi-tourelles, s'avance un grand balcon circulaire en ciment armé sans
colonnes — afin de ne pas gêner la vue, — à l'instar de ceux que j'ai
réalisés à diverses reprises : dans ma maison de Nogent en 1926, dans
celle du colonel Bidet en 1929, dans la maison Husson à Nancy en 1931, dans
celle du Dr Journiaux à Évreux en 1937.
Distribution.
— Nous accédons par un perron de quelques marches à un
porche circulaire situé dans l'axe de la maison, entre les deux tourelles, et
abrité par le grand balcon du premier étage. Nous trouvons en face la porte en
fer forgé à deux vantaux qui ouvre sur le vestibule central. Tout autour de ce
vestibule se groupent les pièces du rez-de-chaussée : bureau, salon, salle
à manger, cuisine, lavabo, w.-c., penderie-vestiaire, ainsi que départ
d'escalier et descente de cave. Le bureau, le hall, le salon, la salle à manger
communiquent largement par des portes vitrées pliantes, et, bien que chacune de
ces pièces ne soit pas très grande, l'ensemble forme une vaste réception où
l'on peut servir, un jour de fête familiale, de très nombreux couverts.
Le bureau (22 m2 environ) peut recevoir
une très grande bibliothèque-placard se développant sur une longueur de 6
mètres. La partie basse pleine sera plus profonde afin de recevoir des
documents plus importants; la partie haute, vitrée, sera plus étroite, et entre
les deux il y aura un vide, comme dans un buffet, pour permettre de poser des
documents ou des livres, ou de placer des vases fleuris. Une cheminée
décorative peut se composer avec la bibliothèque et s'encastrer soit au milieu,
soit dans un angle. Une vaste table-bureau, composée en fonction de la forme et
des dimensions de la pièce, peut recevoir plusieurs personnes.
Le salon (22 m2 environ) peut recevoir
deux petits placards vitrés, un piano, deux casiers à musique, une grande table
et des fauteuils.
La salle à manger (22 m2 environ) comporte
une grande cheminée décorative en pierre avec motif sculpté représentant une
scène locale, un grand panneau pour grand buffet, un grand panneau pour
desserte, celle-ci placée de telle sorte que le chemin jusqu'à l'office et à la
cuisinière soit réduit le plus possible afin de faciliter le service. Au
milieu, une grande table peut recevoir de nombreux convives. Il peut être prévu
une porte-fenêtre donnant sur le jardin.
La cuisine (16 m2 environ) est assez
grande pour qu'on puisse y manger à six ou huit personnes. Cuisinière à bois,
cuisinière électrique, évier avec double égouttoir sont juxtaposés pour éviter
les pas inutiles et faciliter le travail. Deux grands buffets-tables-placards,
organisés suivant le principe que j'ai déjà exposé dans de précédents articles,
un buffet mobile, un frigidaire, la grande table centrale complètent
l'équipement. La cuisine est largement éclairée, et les fenêtres sont placées
au-dessus des appareils. Une porte-fenêtre donnant sur un perron extérieur
permet l'entrée directe quand on vient de la rue et permet de descendre
directement au jardin.
L'office, situé entre la cuisine et la salle à
manger, comporte une grande table bien éclairée par les deux fenêtres situées
au-dessus et un placard avec portes à coulisse. Mais, comme je l'ai dit plus
haut, la distance est très réduite entre la desserte et la cuisinière.
La penderie-vestiaire, donnant sur le hall, peut
recevoir de nombreux portemanteaux pour les effets du jour.
Le lavabo et le w.-c. sont bien isolés, et
pourtant à proximité du hall et de la cuisine.
L'escalier nous conduit au 1er étage, où nous
trouvons quatre grandes chambres ouvrant directement sur le palier central.
Chacune de ces chambres est pourvue d'une confortable salle de bains. Ces
chambres sont organisées de la manière la plus agréable et la plus décorative.
Dans certaines, le lit se trouve légèrement encastré dans une niche-alcôve peu
profonde, face à la lumière, et de telle sorte qu'on ait la tête à l'abri des
courants d'air. De chaque côté, il y a des portes, ouvrant sur des
placards-penderies. Il y a aussi des placards bas sous les fenêtres. Les lits,
les armoires, les placards, les tables et les sièges pourront être composés en
même temps, être exécutés avec les mêmes bois et s'harmoniser avec
l'architecture générale pour former un ensemble harmonieux, comme je le fais
chaque fois que la chose est possible.
L'escalier nous conduit ensuite au comble, sous la
haute toiture, où nous trouvons à volonté une, deux ou trois chambres de
domestiques ou d'amis, le reste étant utilisé nomme grenier.
Au sous-sol, où nous redescendons par l'escalier,
nous trouvons : chaufferie avec soute à charbon, buanderie-séchoir et
caves, celles-ci avec descente d'extérieur pour les grosses barriques.
Construction.
— Les murs sont prévus en grosse maçonnerie de pierres
brutes du pays avec enduit hydrofuge protecteur, les encadrements de baies
étant exécutés en pierre de taille finement moulurée. Mais il y a lieu de
prendre toutes précautions pour empêcher l'humidité de monter dans les murs. La
partie enterrée sera donc exécutée en béton de ciment et gravier de rivière, et
une chape hydrofuge isolante sera faite au-dessus du sol. Il faudra aussi
traiter la pierre de taille avec un produit incolore pour former une pellicule
protectrice et l'empêcher de « boire » l'eau de pluie. Les planchers
seront en ciment armé sur hourdis creux en terre cuite et seront revêtus de
parquets de chêne et de carrelages en grès cérame. L'escalier sera en ciment armé
avec revêtement en dalles de pierre dure ou de granit poli. La haute charpente
sera aussi exécutée de préférence en ciment armé sur hourdis creux en terre
cuite, le plancher du comble formant entrait général avec nervures de
renforcement aux endroits nécessaires pour résister à la traction, là où se
trouveraient les entraits et demi-entraits d'une charpente en bois, mais avec
une bien plus grande rigidité, à cause du monolithisme du béton armé. Ainsi
construite, avec d'excellents matériaux soigneusement mis en oeuvre, la maison
est faite pour durer des siècles, ou des milliers d'années, sans risque
d'incendie ou de pourriture. Cette qualité du gros œuvre devra être complétée
par la qualité et l'herméticité de la menuiserie. Depuis longtemps, déjà, j'avais
pu me rendre compte de la médiocrité de conception et de réalisation des
menuiseries, et surtout de la menuiserie extérieure, qui doit protéger
l'habitation contre les intempéries et leur résister elle-même. J'avais pu
constater combien les profils de calfeutrement étaient sommaires, ne s'opposant
guère à l'entrée de l'eau et de l'air ; combien les assemblages eux-mêmes
étaient conçus à l'encontre de toute logique, laissant pénétrer à volonté dans
les joints l'eau qui devait les faire pourrir. J'avais donc mis au point des
menuiseries dans lesquelles certains éléments français (gueule de loup) étaient
combinés avec des éléments, suisses (double contact latéral) ou flamands (pièce
d'appui à double feuillure et double gorge) et dans lesquelles l'eau ne pouvait
descendre dans aucun assemblage. Et, comme ces éléments ne présentaient aucune
difficulté spéciale de fabrication, j'ai pu en doter sans supplément de prix
une grande partie des maisons que j'ai édifiées, et ils ont été exécutés par de
nombreux menuisiers locaux en diverses régions de France.
Aspect extérieur.
— Dépourvu de tout vain décor, ce petit manoir se fera
surtout remarquer par une grande luminosité, qui contribuera, avec la
distribution pratique, à le faire apparaître comme une excellente « machine
à habiter ». Pourtant il n'aura rien de la rigide caisse à savon prétendue
moderne. Le triple mouvement circulaire des tourelles et du grand balcon
fleuri, les murs clairs sous le haut toit d'ardoises donneront souplesse et
harmonie, et, dans le cadre séculaire, feront tout naturellement la liaison
entre le passé et le présent, entre la tradition et le progrès.
Gérard TISSOIRE,
Architecte.
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