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Grande culture

"Ca dépend"

Titre curieux pour un article dont le sujet se rapporte à une question de grande culture, et pourtant nous allons essayer d'en montrer la réalité.

L'idée de traiter cette question nous est venue au cours d'un déplacement. Nous examinions des blés en mars, époque où l'on n'y prête guère attention et où rarement des visiteurs sont conduits dans les champs ; on préfère juger les résultats au lieu d'essayer de comprendre pourquoi ils se dessinent déjà. À cette indifférence relative des cultivateurs, il y a des excuses : d'abord, le printemps est une saison de gros travaux, alors qu'à la fin de juin, début de juillet, une accalmie précède la moisson ; les jours sont longs, le temps est beau, et les heures d'absence sont bien remplies ; enfin, tant d'incidents peuvent se produire entre mars et juillet, tant d'accidents peuvent survenir qu'il ne vient pas à la pensée de supputer les rendements probables, et cependant, en mars, se dessinent les espérances ou se préparent déjà les mécomptes.

Bref, nous parcourions les champs et, en compagnie d'observateurs sagaces, l'attention se portait sur l'état des blés, sur les conditions de leur départ et sur les possibilités de leur évolution. Les aspects les plus divers se présentaient et les hypothèses marchaient leur train ... Invariablement, nous résumions les réponses par ces deux mots : ça dépend, et je promis à mes amis de revenir sur le sujet au cours d'une causerie ; j'étais certain qu'en fidèles lecteurs, tant on en compte au Chasseur Français, ils auraient quelque agrément à retrouver l'écho de nos conversations.

En effet, l'agriculteur dit souvent et plus encore que tout travailleur : ça dépend. Pourquoi d'abord nos blés sont si différents les uns des autres au début du printemps ? La semaille a eu lieu tôt, elle a eu lieu tard ; une variété s'est accommodée de la disparité de l'époque, d'autres montrent qu'elles auraient préféré être traitées autrement ; ici, on constate que la terre, en état au moment du semis, a passé l'hiver confortablement, tandis que le blé bien à l'aise se jouait des jours secs ou pluvieux, des morsures à peine ébauchées, alors que la gelée ne ménageait pas d'autres, obligeant même à quelques réensemencements. Tels sont les spectacles qu'en ces jours de température peu clémente et de vent froid vivifiant les blés d'un coin de France offraient à l'observateur.

Mais, en allant plus loin, que disaient encore les plantes interrogées. Quelques pieds étaient arrachés, montrant en plein leur tallage. Que le blé est curieux à voir sous cet aspect gazonnant ! Certains pieds sortent facilement de terre et montrent leur large base qui respire la puissance ; d'autres ont l'air de se cramponner, de se défendre. La défense se manifeste sous des formes diverses : tantôt emprisonné dans une sorte de cage qui le presse et l'empêcha un jour de respirer, le jeune pied de blé montre les vestiges du grain de semence ; il a donné difficilement une tigelle amincie, il a peiné à sortir, et l'on songe à ses camarades qui, issus d'une maigre semence ou tombés par malheur dans une fissure que la dent de la herse n'avait pas bouchée, ont fait de vains efforts vers la lumière ; épuisés, malgré tout le courage déployé, ils ont péri, gaspillés, laissant au cultivateur une leçon à méditer, s'il y pense, et s'il réfléchit sur l'importance du bon lit de semence, sur l'utilité de ne pas trop cacher la semence.

Tantôt le soc étroit a pénétré la terre, le grain a été déposé dans un sillon aux parois comprimées et, serrés les uns contre les autres, les petits grains ont, eux aussi, dépensé toutes leurs réserves pour donner les futures plantes. Associant leur puissance, ils ont réussi à percer, à s'insinuer entre les particules du sillon rebouché, rebouché encore, par surcroît, par la herse pour être bien certain de les « confier à la terre », comme si c'était une fin, alors que c'est seulement le commencement de l'éternel retour des choses.

Enfin, spectacle inattendu, unique actuellement dans les annales françaises : un champ de blé ensemencé par avion, expérience prodigieusement intéressante non pas encore par les possibilités qui peuvent en résulter sur le plan de l'organisation générale des travaux sur notre vieux continent, mais par les réflexions qu'elle suggérait aux témoins. Des pieds de blé, issus d'une semence répandue à la volée, c'est bien le cas de le dire, sur terre, et laissés tels quels sans aucune façon d'enfouissement. À côté, à titre expérimental, des parcelles avaient été hersées ou passées au canadien dès l'épandage des semences. Ces pieds de blé, issus de grains déposés sur terre, c'était tout simplement le retour à la nature, un pied de blé échappé à la moisson, laissant tomber son épi, les grumelles s'entrouvrant sous l'action des pluies et du soleil alternés ; le grain tombe à terre et là, suffisamment humidifié, en plein ciel il commence à germer. Il a vu au-dessus de lui le corbeau menaçant quand l'amidon se digérait pour nourrir la petite plante ; avant, le campagnol a rôdé, cherchant à constituer ses réserves. Peu importe ! la nature a été généreuse, il restera de quoi assurer la continuité. Et c'est bien ainsi que se présentaient à nous les rescapés, mais quelle vigueur manifestaient ces blés tombés de l'avion ! Un tallage puissant sur terre, des feuilles larges, en pleine santé, de bonnes racines, et, en quittant ce champ qu'un agriculteur avisé a disposé, nous souhaitions qu'aux semailles prochaines l'expérience fût reprise, commencée plus tôt. Nous basant sur ces faits, nous nous disions qu'il n'était pas impossible qu'une nouvelle technique prît naissance, ramenant l'homme orgueilleux vers ses origines, mais avec la mise au point que l'essai aura révélée. Rêve peut-être, regard vers l'avenir, mais les feuillets du livre tournent rapidement maintenant et, pour mieux nourrir les hommes, pour les nourrir avec moins de peine, le moment est venu d'associer les vieilles observations qui ont engendré la tradition et les pensées audacieuses qui augmenteront la sécurité dans l'action.

Alors n'avions-nous pas le droit de dire, au début de cette chronique, «ça dépend » ? Car nous n'avons pensé qu'au blé ; mais, autour de lui, nous regardions la terre qu'il fallait conditionner pour assurer la réussite des blés en bonne forme, pour ne pas aggraver ceux qui étaient hésitants. Tous ces soins dépendent encore du terrain et, largement aussi, de l'homme qui assume la responsabilité de bien l'utiliser.

L. BRETIGNIÈRE,

Ingénieur agricole.

Le Chasseur Français N°640 Juin 1950 Page 359