La saison routière 1950 fut fertile en incidents, dont
les plus caractéristiques se sont produits durant le Tour de France, et, hélas !
non exempte d'accidents, notamment celui de Camille Danguillaume à Montlhéry,
lors du Championnat de France.
Le Gouvernement s'est, chaque fois, ému, et l'opinion
publique a été alertée par la presse, elle-même parfois fort gênée, car partie
prenante.
La Fédération française de cyclisme ne demeura ni
insensible, ni inactive elle-même préoccupée par un gros danger porté à ses
doctrines de liberté, conséquence d'un héritage de dix ans de guerre et
d'occupation.
Par ailleurs, 70.000 coureurs pédalèrent (contre 40.000
avant guerre), 10.000 touristes en firent autant et, au total, 12.000.000 de
citoyens payèrent l'impôt cycliste. Les courses à étapes ne furent jamais aussi
tentaculaires ; les autres (courues en une journée) débordèrent, elles
aussi, de leur cadre habituel ; les kermesses se multiplièrent au point
qu'il fallut museler ceux qui se ruaient pour faire profession de les organiser
sans plus se préoccuper du sport.
Seules les courses sur piste marquèrent leur déclin, sinon
leur fin, avec retrait d'activité de la moitié des vélodromes grands ou petits
(il y a toujours eu trop de grands et pas assez de petits) existant il y a dix
ans.
Le nombre des sociétés pratiquant la compétition s'augmenta
dans de très notables proportions, ce qui indique, nettement, le désir des
jeunes de pratiquer la bicyclette, encore que toute campagne pour réaliser la
fameuse idée de « La bicyclette à l'école » fût demeurée vaine.
L'industrie cycliste avait cependant là une occasion unique
de travailler à son avenir ... Hélas ! Mille fois hélas !
On besogne à présent à la petite semaine, pour le jour même
— comme cela s'est trop pratiqué entre 1940 et 1945 ; on craint le
lendemain (et c'est une excuse) ; on est gagné par le vertige de la
vitesse, du « tout de suite ». La suppression des distances et du
temps est la question prédominante qui conduira à la suppression de tout ...
Où va donc le sport ? Jean Buzençais posait la question ici même,
récemment (1) : Un champion doit-il faire du spectacle !
Las !
Au nom de ce soi-disant spectacle imposé par trop
d'organisateurs et accepté (puis adopté trop volontiers) par le coureur, le
joueur, le boxeur, le lutteur (devenu dès lors « acteur »), la
plupart des sports dits à recettes ont crevé le plafond et, ce faisant, détruit
l'idée.
Et comme le monde est mal fait, il se trouverait, dit-on,
des gens qui, après avoir écumé les pistes du monde au nom de ce spectacle, le
dénoncent (à nouveau spectaculairement) plume en main. Je n'ai pas lu les
mémoires qu'aurait publiés un ex-stayer en renom. Je ne les lirai point. Il me
suffit que l'écho s'en soit colporté. Mais qu'appelle-t-on spectacle ? Le
mot a été déformé.
Car le spectacle, en sport, c'est le sport lui-même. Malheureusement
le vrai spectacle n'est pas celui qu'on fabrique et qu'on prépare, c'est celui
qui s'improvise au fil de la course, dans la recherche de la victoire ou d'une
simple place ; dans celle d'un record ou de la satisfaction de réaliser un
temps. Le spectacle est dans le style, dans le geste s'il est naturel, dans
l'énergie déployée et la classe affichée.
Il est dans le triomphe et dans la défaite.
Le spectacle !
Je répète : c'est le sport lui-même ... et ce que,
trop souvent, on appelle « spectacle » est du « chiqué ».
Car le spectacle est partout. Dans le stade vide ou plein,
sur la route, dans les champs, dans les bois, dans les rivières et piscines ...
Il est dans votre armoire à glace, le matin, si vous
portez goût à vous-même et reconnaissance au Créateur, en pratiquant les
exercices du corps ...
N'appelons donc plus spectacle les coude à coude combinés,
les danses du scalp devant un adversaire essoufflé, pas plus que les passes
grimacières ou les entrechats « vasouillards » ...
Dénommons cela chiqué.
Et revenons au vrai spectacle sportif ... Celui du
sauteur qui enlace la barre sans la toucher ou qui frise la haie ; celui
du rameur qui obtient la victoire par la largeur d'une feuille de nénuphar ;
celui du coureur qui, à pied ou à bicyclette, bat un record pour le record
lui-même ou défend une place, la première ou la meilleure, mais ne défend que
cela ; celui de l'athlète qui travaille ses muscles ...
N'accablons pas les professionnels du sport. Nombre d'entre
eux sont des sportifs purs ... Des vrais, qui aiment le sport pour le
sport, même s'il leur apporte profit.
Appelé à juger plus spécialement les cyclistes, je ne
prendrai qu'eux en exemple (encore qu'il me tenterait de pouvoir citer Jean
Bouin et Géo André).
Du spectacle !
En voici, pour tous les âges :
Constant Huret, Léon Georget sur vingt-quatre heures ...
Mottiat se jouant du sommeil dans Paris-Bordeaux et retour ...
René Pottier montant pour la première fois, sans mettre pied
à terre, le Ballon d'Alsace.
Christophe mort de soif et refusant de boire dans Bordeaux-Paris,
ou rebrasant sa fourche dans le Tour de France.
Faber lâchant tout le monde dans la roue avec 46 x 16.
André Leducq assommé dans la descente du Galibier et gagnant
l'étape.
Vietto donnant une roue et la victoire à Antonin Magne.
Bobet jouant quitte ou double dans la montagne et trouvant
le moyen, à l'arrivée, de dire en termes mesurés et appropriés non pas sa
rancœur, mais le mérite de son adversaire.
Mahé giclant du peloton dans Paris-Tours et agonisant sur la
ligne en vainqueur.
Georges Paillard recherchant, à quarante-six ans, à être le
cycliste le plus vite du monde sur route pendant une heure, après avoir reçu
tout de la gloire sportive.
Camille Danguillaume, le cher, le pauvre, qui fut tout
sourire devant tant de défaites qui auraient dû être des victoires ...
Et son débat contre la mort ? Égal à celui que livra
Henri Desgrange auquel la camarde refusait qu'il aille de son lit à la fenêtre
encore une fois, alors qu'il entendait chronométrer lui-même le temps qu'il lui
faudrait pour parcourir la distance.
Marcel Berthet, Maurice Richard, Maurice Archambaud, Coppi,
la gracieuse Jeanine Lemaire et consorts attelés dans le mystère d'un vélodrome
à battre le record du monde de l'heure ...
Lapébie, finaliste d'un Grand Prix de Vitesse, 3e
d'un Tour de France, champion olympique de poursuite, ratant de peu un
championnat du monde sur route.
Verdeun, encore au biberon, rencontrant, cette année même.
Van Vliet et Derksen dans la finale du Grand Prix de Paris, après avoir défait
Harris et avant de devenir champion du monde amateur à Rocour.
Du spectacle ! De l'émotion ! Cette finale
française du championnat du monde de vitesse : Verdeun-Even !
J'en passe, et des meilleurs ...
Et parmi ces derniers figure sans doute ce petit gars qui,
dans un interclub, un ville à ville ou un circuit, s'accroche au peloton dans
le seul espoir de compter un point à son club.
Ne fournit-il pas un spectacle sportif de toute beauté à
l'équivalent des champions consommés ?
De grâce, ne confondons pas spectacle et chiqué.
Le terme spectacle appartient au sport.
Disons « chiqué » lorsque nous savons, croyons ou
voyons que l'on dénature cette chose admirable.
Et supprimons-le ...
C'est extrêmement difficile ...
Les circonstances y aideront peut-être.
Car l'heure est venue que s'entendent les organisateurs,
l'industrie, la presse et la Fédération pour une œuvre commune de redressement.
Il y va de la vie ou de la mort du cyclisme.
Accident ici, imputable à la fatalité, mais résultant d'un
état de fait depuis trop longtemps admis. J'entends : la cérémonie « motarde »,
« chauffarde », « camionarde » qui entoure la moindre
course.
Incidents là, nés de la passion et du fanatisme, attisés
encore par le souffle d'un nationalisme ou d'un régionalisme outranciers et
d'ailleurs non orthodoxes.
Déformation des courses, par ailleurs, lesquelles ne sont
plus que des caricatures de compétitions dès qu'on cherche à donner
mécaniquement aux coureurs les moyens qui leur manquent physiquement, ou qu'on
annihile les effets de l'incident de route (crevaison de pneumatique, bris
d'accessoire ou autre).
Faiblesse dans la réglementation et manque de sévérité tant
il est vrai qu'un coureur qui fraude vole un concurrent.
C'est le maillot qu'on tire, c'est le « coude qu'on
passe », c'est le chemin qu'on ferme, c'est la ligne qu'on ne suit pas ...
S'il n'y avait que cela !
Et aussi, disons-le, excès de vitesse dans l'information et
le commentaire ... et trop souvent absence de critique technique
appropriée ...
René CHESAL.
(1) Voir Le Chasseur Français d'août 1950.
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