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Grande culture

Exploiter ou cultiver

Au mois de mars dernier, s'est tenu à Paris un Congrès national de la Culture en Bon Père de Famille, le compte rendu en a été publié et on lit sur la couverture : « On n'exploite pas la terre, on la cultive. » Ces quelques mots, dus à M. F. Robin, président de la Fédération nationale de la Propriété agricole constituent la conclusion du Congrès, et l'Académie d'Agriculture a fait bon accueil à l'auteur de cet ultime enseignement.

Des rapprochements viennent à l'esprit et, m'en faisant récemment l'écho auprès d'un excellent agriculteur qui occupe une situation de premier plan au sein de la Fédération nationale des exploitants agricoles, j'ai pensé qu'il serait intéressant, au début de l'automne, de délaisser les questions purement techniques pour faire réfléchir nos lecteurs sur ce sujet.

Ouvrons le dictionnaire. La culture, c'est la fertilisation par le travail ; cultiver, c'est s'attacher passionnément, et nous voyons immédiatement l'homme des champs répondre très exactement à cette définition. Mieux encore ; dans notre pays, une autre idée est attachée à l'acte du cultivateur et cette idée est passée dans le droit ; la culture en bon père de famille est celle que doit pratiquer celui qui loue le bien d'autrui. Nous rejoignons là ceux qui comprennent le paysan français ; il s'agit de conserver la terre en bon état de productivité. Ce n'est pas impunément que l'on a inscrit l'obligation de conserver les pailles à la ferme, de les transformer en fumier grâce à un bétail suffisant et que, la vente des fumiers étant interdite, on maintient la fertilité par l'entretien d'un taux convenable d'humus.

Il existe des baux qui laissent des libertés au preneur ; on cite des fermes où la paille est plus ou moins vendue, où le bétail est réduit, presque supprimé : on ajoute les exemples de fermes sur lesquelles les engrais minéraux jouent un rôle prépondérant et, de temps à autre, les tribunaux ont à connaître de procès entre propriétaires et fermiers sortants, où l'on cherche à mesurer l'état de culture du sol d'après les éléments fertilisants rapportés.

Certes, d'autres notions restent à l'appui de la culture en bon père de famille, notamment le souci du cultivateur de transmettre à ses descendants une propriété maintenue ou, mieux encore, améliorée : la notion de propriété individuelle est évoquée sur ce plan strictement personnel.

Parallèlement au mot culture — mais plus tard — s'est développé l'emploi du mot exploitation. Le dictionnaire nous dit à ce propos : exploiter, mettre en valeur, utiliser à son profit ... un peu plus loin, exploiter, abuser de quelqu'un à son profit ; exemple, exploiter ses ouvriers ; en culture, action d'exploiter. Laissons l'exemple ci-dessus qui, malheureusement, n'a pas été et n'est pas quelquefois sans vérité ; revenons à notre terre. L'exploitant serait donc l'agriculteur qui utilise la terre à son profit, qui abuse ... mettons de la terre. Voilà qui est grave. Exploiter est donc un acte immédiat sans souci du lendemain, c'est le passant qui tire du moment tout ce qui est intéressant lucrativement parlant, qui n'a pas le souci de l'avenir, qui se désintéresse du fonds. La chose et grave, car la suite peut être radicalement compromise.

Il faut lire à ce propos l'intervention de M. André Siegfried au Congrès. L'auteur confronte ce qu'il a vu en Asie, en Afrique, en Amérique avec les aspects français ; M. Siegfried a été frappé par l'érosion du sol, par ses conséquences : « L'homme moderne vide la terre de ses terres, de ses mines, enrichissement fiévreux qui pourrait conduire l'humanité à sa ruine. » À échéance plus lointaine, et en liaison étroite arec les conditions climatiques, l'homme peut vider la terre de sa substance, et j'entends encore l'illustre académicien me poser une question à la suite d'un exposé sur la situation de la culture au Musée social : « Monsieur, vous ne nous avez pas parlé du problème de l'érosion des sols. » J'ai répondu en disant nos préoccupations pour l'humus et cité les cultures en terrasses, le labour parallèle aux courbes de niveaux que pratiquent depuis des siècles les paysans de France.

Faudrait-il alors rejeter ce mot exploitation et le dissocier de l'acte de culture, l'exploitation : un lieu de travail, la culture : le mode de travail. Revenir à ce terme cultivateur qui exprime le sens profond de l'acte accompli par l'homme de l'Europe occidentale.

Voyons autre chose. Mon maître François Berthault, dans son cours d'agriculture à Grignon, définissait ainsi l'objet de l'enseignement qu'il donna pendant vingt-six ans : « Une industrie qui consiste à tirer du sol de la manière la plus parfaite la plus grande quantité de produits utiles à l'homme. » J'ai simplifié en disant que l'agriculture proprement dite a pour objet la production des végétaux utiles à l'homme, limitant le sujet aux plantes de grande culture. La rubrique des articles du Chasseur Français est donc en rapport avec cette orientation. Dans son Précis d'Agriculture générale, M. Ratineau, directeur de Grignon, écrit : « L'agriculture est l'art de produire, par le travail du sol, des matières vivantes végétales destinées à l'alimentation humaine, à la nourriture des animaux domestiques et à l'approvisionnement de certaines industries. » Nous retrouvons là les divisions de l'agriculture spéciale : plantes alimentaires (blé et pomme de terre), plantes fourragères (prairies de tous genres), plantes industrielles (betteraves, textiles).

Sans insister sur ces définitions, reconnaissons la sagesse de l'enseignement de la doyenne des grandes écoles d'agriculture ; il n'est pas question d'exploitation du sol.

Le dictionnaire dit encore : l'agriculture, c'est la culture du sol. Nous sommes donc d'accord, cultiver la terre, c'est la fertiliser par le travail, s'y attacher passionnément. Les Français sont des cultivateurs, et je citerais volontiers des exemples de cultivateurs qui sont placés à un haut degré dans la hiérarchie des valeurs, qui ouvrent l'éventail de ces valeurs humaines aussi largement que des industriels, des commerçants unanimement réputés, mais avec cette différence fondamentale que, par une culture rationnelle, ils conservent et améliorent aussi le fonds sur lequel ils travaillent, ils s'y attachent profondément, passionnément, même en pratiquant une culture très motorisée et ne visent pas qu'à leur profit personnel ; certes, ils ne le négligent pas, mais ils vont au delà et conservent le sol. D'accord avec M. Robin, il faut cultiver, ne pas exploiter.

L. BRÉTIGNIÈRE,

Ingénieur agricole.

Le Chasseur Français N°645 Novembre 1950 Page 678