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Le problème du portage

Le sac à dos a été le grand succès des dernières vacances. On l'a vu partout, ou presque. Bourré de cent objets hétéroclites, surmonté d'un « duvet », flanqué des mâts de la tente, réunissant en somme, dans ses flancs et sous ses courroies, tout ce qu'il faut pour vaincre une cime de l'Himalaya ou explorer la brousse africaine, il a encombré les compartiments de chemins de fer, le toit des autocars, les abords des « villages de toile », le trottoir des rues et des routes ; mais, phénomène curieux, c'est, malgré son nom, sur le dos des campeurs qu'on l'a vu le moins souvent.

Cette anomalie vient de ce que ce sac, pesant de 12 à 20 kilogrammes, est fort pénible à porter. C'est là travail d'athlète, et les athlètes sont rares.

Mis en goût par une poétique propagande, d'aventureux jeunes gens et de frêles jeunes filles décident de transporter jusqu'aux plus célèbres lieux de villégiature leur toit, leur chambre à coucher, leur cuisine et leurs vivres. Les premiers jours, consacrés à l'achat du matériel et à sa mise en place, sont assez intéressants. Tandis que l'on range tous ces objets ingénieux, ils suscitent et entretiennent de beaux rêves : marches allègres à travers les campagnes, repos à l'ombre des forêts, splendides panoramas contemplés du haut des montagnes, calmes sommeils en solitude dans la nature ...

Hélas ! rien qu'à soupeser le sac quand il est enfin garni de « tout le nécessaire », et, surtout, rien qu'à le porter quelques kilomètres, on se rend compte des difficultés de l'entreprise. Alors, on prend le train ou l'autocar, si l'on ne vise pas à l'économie. On arrive ainsi à quelques kilomètres d'une plage ou d'un site de montagne où l'on s'installera pour la durée des vacances, en campeur sédentaire.

Si l'on prétend voyager gratuitement, on recourra à l'auto-stop. L'énorme sac servira alors d'appât. On le placera sur le bord de la route, aux pieds de la jeune fille exténuée qui, au passage de chaque auto, lèvera le bras en un geste d'imploration. Qui n'aurait pitié d'une telle détresse ? Précisément, l'automobiliste s'est fait un cœur de roc contre cette mendicité. Il y a eu trop d'histoires fâcheuses avec les errants de la route, et il ne s'attendrit plus guère sur les victimes du sac à dos. Après des heures d'attente et de sollicitations, les autostopistes doivent de plus en plus souvent recharger leur lourd fardeau et, tirant le pied, gagner la prochaine gare. L'aventure est terminée ; on ne les y prendra plus.

C'est dommage, car ce piteux échec vient d'un malentendu.

Le sac à dos s'appelait jadis sac de montagne. Il avait été conçu pour permettre aux alpinistes de porter leur bagage personnel sur des pentes abruptes, à travers rocs, neiges et glaciers. De même, on est obligé de faire du portage, à dos, sur la tête ou en palanquin, dans la brousse et les régions désertiques, partout où la roue ne trouve pas une chaussée sur laquelle rouler. La roue a été une des grandes découvertes de l'homme primitif. De la roue naquit la route, surface plus ou moins lisse, sur laquelle ses avantages s'accentuaient considérablement. Nous en sommes maintenant aux chaussées bitumées, qui n'offrent presque plus de résistance au roulement. C'est donc une aberration que de marcher sur les routes modernes avec un sac sur le dos, car c'est la façon la plus éreintante et la plus désagréable de transporter son bagage.

Si nos campeurs pratiquaient leur tourisme dans les montagnes, à travers le beau chaos des grandes altitudes, le sac s'imposerait à eux comme à tous les alpinistes. Mais c'est là qu'on les voit le moins, sinon en camps organisés. Par contre, sur les grandes routes à chaussée bien roulante, ils errent péniblement, toujours en quête d'une auto compatissante. S'ils tiennent à ces belles voies de roulage, que ne roulent-ils dessus au lieu de les arpenter pas à pas ?

Parmi les routiers pédestres que j'ai rencontrés au cours de mon dernier voyage cycliste, je n'ai vu qu'un couple de campeurs qui transportât rationnellement son bagage ; aussi marchaient-ils gaiement. La femme, alerte et jolie, allait à grands pas, comme la laitière au pot au lait ; mais elle ne portait rien, ni sur la tête, ni sur le dos. L'homme, un gars bien découplé, poussait devant lui une petite charrette montée sur roues de bicyclette. Tout le bagage était arrimé dans cette poussette ; il y en avait, à vue d'œil, pour 20 kilogrammes au moins, mais c'était un jeu de rouler cette charge sur la chaussée.

Je félicitai cet homme de son idée, et d'abord de n'avoir pas transformé sa petite femme en bourricot. Il m'apprit qu'ils faisaient de 20 à 25 kilomètres par jour, avec tout loisir de voir le pays et de trouver de beaux coins où camper. Je m'étonnais que leur exemple fût si peu suivi.

Je fis aussi réflexion que certaines ménagères allaient depuis longtemps aux provisions avec une voiture d'enfant, bien moins fatigante à pousser sur ses roues que le port à bras de lourds paniers et filets. D'ailleurs quelle maman, dès qu'il s'agit d'une certaine distance à parcourir, aurait l'idée de porter son bébé au lieu de le rouler en voiture ?

Alors comment se fait-il que les martyrs du sac à dos ne songent pas à transporter leur barda sur une bicyclette ? On peut arrimer dessus le sac lui-même ou répartir le matériel sur les porte-bagages et dans les fontes. Il est des cyclo-campeurs qui véhiculent ainsi plus de 30 kilogrammes. Je ne suis pas de ceux-là, parce que j'aime avant tout rouler à bonne allure, sur machine peu chargée. Mais si j'aimais camper, je préférerais cent fois le rouler sur mes deux roues que le porter sur mon dos. Cela réduirait mes étapes à une cinquantaine de kilomètres, mais c'est déjà bien plus qu'on ne peut en faire à pied sous une charge écrasante. S'il se rencontre des côtes trop dures pour être enlevées en pédalant, le temps passé et l'effort donné pour les gravir en poussant la bicyclette seront largement compensés par les descentes en roue libre.

Les fatigues du camping itinérant discréditent d'année en année ce mode de tourisme au bénéfice du camping sédentaire, ou stabulant, en villages de toile. Ce n'est pas ce qu'ont voulu les pionniers de ces vacances actives en pleine nature, qu'ils ont vantées à juste titre comme la plus saine, la plus agréable et la plus économique façon d'occuper ses loisirs. Je crois qu'en renonçant au sac à dos pour lui substituer la poussette ; et mieux encore la bicyclette, on aurait grande chance de remettre en vogue et de l'y maintenir le camping touristique.

Dr RUFFIER.

Le Chasseur Français N°646 Décembre 1950 Page 735