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Choses vues en Afrique occidentale

Structure sociale des noirs

Peu de pays au monde sont aussi fortement hiérarchisés que l'Afrique noire. Chaque échelon de cette armature sociale forme une caste rigoureusement fermée, qui, sans interdire des rapports empreints de cordialité, n'accepte aucune fusion par les liens du mariage. C'est cet esprit de caste, qui crée à chacune d'elles une tournure d'esprit particulière, qui se manifeste dans toutes les expressions du folklore africain.

Les chefs et leurs notables, les marabouts dans les villages islamisés, les sorciers dans les villages animistes, forment les castes supérieures.

Les griots, les cordonniers, les forgerons, les tisserands, en un mot tous ceux qui exercent les travaux manuels, sont considérés de caste inférieure.

Les cultivateurs, et certaines catégories de pêcheurs, échappent généralement à ce discrédit.

Il faut remonter avant la pénétration européenne pour comprendre comment se sont établis ces cloisonnements.

Avant cette époque, existait dans le bloc d'Afrique noire, grand quatorze fois comme la France et peuplé seulement par 21 millions d'habitants, dont 13 millions, très approximativement, pour l'A. 0. F., une foule de rois et roitelets qui, lorsqu'ils se sentaient forts, n'avaient besoin d'aucun prétexte pour partir en guerre contre leurs voisins. En dehors des troupeaux, qui constituaient un capital réserve de monnaie d'échange, et des diverses denrées comestibles, les produits les plus fructueux de ces razzias étaient les jeunes gens vigoureux, que l'on vendait sur les marchés d'esclaves, ou que l'on astreignait aux travaux d'entretien de ces hordes pillardes.

De ce régime de terreur, il résultait que les populations pacifiques et laborieuses, qui auraient pu mettre le pays en valeur, étaient particulièrement visées et décimées. Elles durent chercher refuge dans les régions les plus inhospitalières du territoire, laissant stériles les plus fortunées.

C'est pour cela que, de nos jours encore, les régions les plus riches ne sont pas toujours les plus peuplées, et ce ne sont pas forcément les éléments les plus intéressants qui s'y trouvent.

Cela pose des problèmes de main-d'œuvre difficiles à résoudre, si l'on considère que les populations laborieuses sont parfois très éloignées des centres de travail, que ce travail est saisonnier, et qu'il correspond, le plus souvent, à la période active des paysans noirs, que l'appât du gain ne tente pas.

C'est donc au cours de nombreux siècles de luttes fratricides que des générations d'hommes ont été déracinées de leurs tribus d'origine pour passer de maître en maître, de tribulation en tribulation. La plupart ont oublié leur pays d'origine dans la nuit des temps. Ils ont perdu leur caractère ethnique initial par le brassage des races, au gré des croisements les plus divers.

Dès la pénétration européenne et l'abolition de l'esclavage, ces carnages ont dû cesser ; les tribus pillardes ont vu ainsi tarir leurs sources de revenus faciles ; quant aux populations pacifiques, elles ont pu vivre en paix, se sédentariser, améliorer leur condition par des cultures locales extensives et de nombreuses variétés d'importation.

Mais, si la promulgation des Droits de l’homme peut suffire à libérer les corps, elle ne peut, par contre, du jour au lendemain, éclairer les esprits. De nombreux esclaves à qui on a en vain tenté de démontrer les vertus de l'indépendance ont timidement essayé de regagner leurs tribus d'origine, où ils se sont sentis étrangers. Quelques-uns ont gagné les grands centres, trouvant une vie à laquelle rien ne les avait préparés. Devenus malheureux, sous le poids d'une liberté désapprise, ils sont presque tous revenus dans leurs tribus d'adoption définitive, où ils avaient depuis longtemps fait souche ; ils y vivent aujourd'hui en famille, avec leurs peines et leurs joies.

Si ces hommes ne sont plus esclaves de nom, ils le sont toujours de caste. Ils subissent, de la part des anciens guerriers — les castes supérieures, — le double mépris de leur origine serve et des travaux manuels qu'ils exercent.

Le mot esclave ne doit pas évoquer ici l'image tragique d'un paria chargé de chaînes, cinglé de coups de nerfs de bœuf, forçant sur les avirons des célèbres galères, ou brisant des cailloux, le ventre creux, sous un soleil cuisant.

Ces gens ne sont astreints ici à aucun travail stérile ; aucune brimade, aucune insulte imméritée ne vient les accabler. Bénéficiant de la même nourriture que celle des autres castes, ils sont pris en charge par le village lorsque leurs forces, diminuées par l'âge, leur interdisent de gagner leur vie. Ils vaquent donc à leurs occupations, avec les seuls rappels à l'ordre nécessaires pour stimuler une énergie qui ne saurait trouver en elle-même des éléments pour subsister. Ce « travail d'entretien » s'opère le plus souvent par une attitude distante qui barre la route à l'indiscipline et au mépris, en interdisant une trop grande familiarité.

S'il est exact que les maîtres leur infligent parfois, en punition de fautes dont nous ne pouvons nous-mêmes apprécier la portée, des châtiments corporels qui pourraient dépasser les limites extrêmes de notre tolérance, il n'en est pas moins vrai que cela n'est pas dû à des sentiments de haine. Ces mêmes traitements seraient appliqués par les maîtres eux-mêmes à leurs propres enfants, en des circonstances analogues.

Nous voyons donc que notre intervention, si elle a mis fin à la traite du bétail humain sur les marchés, si elle a donné, par la stabilisation et la répression de brutalités excessives, une vie aussi normale, toutes proportions gardées, que celle de certaines classes prolétariennes de chez nous, elle n'a pas aboli, en fait, une mentalité servile, incrustée dans les chairs.

En tout cas, nul ne pourrait dire si la somme d'impôts qui frappe les esclaves noirs, pour l'entretien de parasites qu'ils savent maintenant « nécessaires », est plus élevée que celle qui nous accable à l'heure actuelle ; personnellement, j'incline à croire que, victimes mais pas dupes, c'est nous qui sommes lésés. Je reconnais toutefois qu'en certaines circonstances on y met plus de formes.

En conséquence, ce n'est que lorsque leur développement intellectuel permettra à ces hommes de prendre conscience d'un état qu'ils ne jugent pas mauvais pour l'instant, qu'ils pourront remplacer leurs maîtres traditionnels par de plus généreux, tels que nos percepteurs, nos concierges, nos fournisseurs en gros, etc., et travailler librement à la chaîne après s'être pointés à la pendule, au coup de sifflet.

Joseph GRAND.

Le Chasseur Français N°647 Janvier 1951 Page 53