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Primauté de la "Petite Reine"

Les cyclistes professionnels n'attendent plus le printemps pour débiter des kilomètres. La saison routière sera déjà bien entamée à l'heure où paraîtront ces lignes. Lancée, elle ne s'arrêtera plus jusqu'au déclin de l'automne, le cross cyclo-pédestre, dont la vogue ne cesse de s'accentuer, meublant un entracte qui, telle la peau de chagrin du roman, se fait toujours plus bref. Les épreuves se bousculeront au calendrier, qui n'a plus assez de dimanches et de jours fériés. Déjà, les champions ne savent plus où donner du muscle. Des services spéciaux d'avions sont prévus pour permettre aux hommes ayant terminé une course de prendre le départ d'une autre compétition qui suit immédiatement la précédente. C'est de la frénésie.

Des « tours », il s'en organise partout. Chaque pays d'Europe tient à avoir le sien. La Méditerranée n'est plus qu'un fossé ridicule. Le tour de l'Afrique du Nord entre en concurrence avec le tour du Maroc. Les océans, ne sont pas un obstacle infranchissable. Le Mexique a maintenant son « tour », qui a permis à nos compatriotes de se distinguer, ceci noté en parenthèse. Les pédaleurs notoires, devenus des vedettes internationales, sont réclamés au Venezuela, en Australie, chez les Noirs et chez les Canaques. Phénomène moins pittoresque, mais plus significatif encore, l'Angleterre est en train d'atténuer ses répugnances traditionnelles. De jeunes athlètes en tenue légère vont être lancés en groupe sur ses routes, alors que, l'an dernier encore, seules des tentatives de record effectuées par des isolés, décemment vêtus comme des touristes, étaient tolérées.

Ce succès, sans cesse croissant, du sport cycliste apparaît, quand on y réfléchit, surprenant. Depuis longtemps, le vélo a perdu l'attrait de la nouveauté. Il est devenu le plus banal des instruments de transport ou de promenade. L'attraction provoquée par des courses sur deux roues semble anachronique au demi-siècle de la vitesse et des avions supersoniques. Malgré le progrès des allures dû au meilleur état des routes, à l'allégement des machines, à l'emploi savant du dérailleur, on ne saurait prétendre qu'un peloton défilant à quarante à l'heure, donne une impression vertigineuse.

Confessons-le même : le spectacle offert au public est bref et médiocre. II se résume à voir passer un fouillis de maillots multicolores mal distingués dans la cohue et quelques attardés. Le cyclisme en enceinte close est infiniment plus attrayant. Or, contrairement à l'autre, il serait plutôt en décadence, si l'on excepte les « six jours », qui participent de la kermesse et du cirque. Des vélodromes disparaissent faute de ressources, et l'on ne construit plus de pistes nouvelles.

Le cyclisme routier, lui, s'épanouit, prospère, alors que les recettes prélevées sur le public sont modestes, voire nulles. Ses acteurs, les frais d'organisation sont soldés par des mécènes plus ou moins désintéressés. Le total des débours pour la France entière s'élève à plusieurs centaines de millions. De tous côtés, l'argent afflue. Outre les fabricants de cycles et d'accessoires, directement associés à une œuvre de propagande, des industriels, des commerçants en tous genres, des fervents de la « petite reine » subventionnent des organisateurs qui eux-mêmes travaillent le plus souvent pour l'honneur, sans ménager leurs propres deniers. Quant aux villes, elles se disputent le privilège d'être choisies comme fins d'étape pour le Tour de France. Leur contribution moyenne est de deux millions.

Un économiste à la recherche d'un thème original pourrait consacrer un ouvrage au sujet que nous effleurons, il conclurait sans nul doute que le cyclisme sportif constitue une industrie puissante qui brasse des capitaux énormes, pour le plus grand bien de la prospérité générale.

D'aucuns en déduiront que le métier de coureur cycliste représente l'idéal : il est de plus en plus largement payé et ne connaît pas de chômage. Ils n'auront pas tort, s'ils se réfèrent à une élite de jeunes hommes, doués de moyens physiques exceptionnels, de courage et, plus encore, de volonté ; de garçons solides s'astreignant à une discipline stricte, fuyant les excès, voire des plaisirs considérés comme légitimes. Le vainqueur du prochain Bordeaux-Paris empochera un million en prix et primes, cette somme étant doublée ou triplée par les bénéfices des contrats consécutifs à cette victoire. Après deux ou trois années heureuses, un coureur de classe relevée peut se retirer avec un capital suffisant pour acheter une maison avec un jardinet et un petit commerce. Les champions cotés sont d'ailleurs appointés mensuellement par les maisons de cycles dont ils défendent les couleurs, comme des employés ou comme des fonctionnaires. Les gains, qu'ils récoltent au cours de l'année s'ajoutent à un traitement fort honorable.

De tels exemples — nullement immoraux — enflamment l'imagination de la jeunesse laborieuse. Ils constituent un mirage, décevant parfois, comme bien des mirages. Si ceux qui réussissent acquièrent vite notoriété, fortune, ils sont rares. Plus nombreux sont ceux qui vivotent chichement. Quant à la masse des professionnels, elle est plus maltraitée encore. Des efforts harassants aux résultats aléatoires ne fournissent pas l'équivalent d'un salaire de manœuvre. Avant de se lancer dans la carrière, les adolescents grisés par l'aventure d'un Coppi, d'un Kubler, d'un Bobet, seront sages s'ils mesurent leurs forces physiques et morales, leurs facultés de souffrir, de se priver, de mener, à vingt ans, la vie d'un ascète.

Ces considérations n'empêcheront pas les circuits organisés dans les villes, bourgs et villages, de réunir des milliers de concurrents enthousiastes, débordants de vigueur, d'ambitions, de rêves. Elles n'empêcheront pas les foules de se masser le long des chaussées à l'annonce d'une course. Le cyclisme sportif échappe aux forces normales d'accoutumance, d'usure. A une époque assoiffée de neuf, de singulier, d'étrange, il ne connaît pas de blasés.

Nous soumettons cette anomalie — d'ailleurs fort sympathique — aux observateurs. En rechercher les raisons profondes nous amènerait trop loin. Contentons-nous de souligner que le vélo, entre tous les vieillards, se présente comme étonnamment jeune, qu'il échappe aux caprices des modes et que, tout bien pesé, il reste l'une des inventions les plus aimables et les plus salutaires dont puisse s'enorgueillir le monde contemporain.

Jean BUZANÇAIS.

Le Chasseur Français N°649 Mars 1951 Page 155