Accueil  > Années 1951  > N°650 Avril 1951  > Page 245 Tous droits réservés

Choses vues en Afrique occidentale

Les cultivateurs

A part les régions où on a pu intéresser les cultivateurs noirs à des cultures extensives, les paysans d’A. O. F. ne travaillent guère que pour subvenir à leurs besoins immédiats et à ceux de leurs parasites, payer leur impôt personnel et se procurer le peu qu'ils ne peuvent produire.

On défriche par le feu. Si un arbre est trop gênant, on entasse de l'herbe sèche à son pied, du bois, des bouses, du chaume humide, puis on embrase : « Patience et longueur de temps ... »

On sème, sans labour préalable, sur les terres où ont pacagé les troupeaux ; celles qui ont été cultivées les années précédentes sont laissées en jachère de pâturage. Ce travail est commencé dès que le régime des pluies paraît bien établi ; on l'exécute encore très souvent en commun.

Les semeurs se mettent en rang à l'extrémité du « champ ». Chacun d'eux a son grain dans une peau de cabri suspendue à sa ceinture ; d'une main, d'un coup de daba (1), il creuse un petit trou ; de l'autre, il y introduit une graine qu'il recouvre de terre, avec le pied, en avançant d'un pas ; et ainsi de suite.

Tam, tam, tam ... tam, tam, tam ... Cela forme ainsi un mouvement à trois temps, que scande le tam-tam. Faisant face aux semeurs, le griot marche à reculons. Quand la sueur coule et que le rythme faiblit, il arrête quelques instants le staccato de sa musique, fait quelques cabrioles, que les semeurs imitent ; puis, après quelques calembredaines, tam, tam, tam ... tam, tam, tam …

C'est au temps des semailles que le cultivateur accomplit un sérieux effort, que l'épuisement de ses réserves vivrières rend d'autant plus pénible. Dans certaines régions, devant avoir terminé dans un laps de temps très court, il travaille nuit et jour. Passée cette période, il cultive un peu de « verdure » en bordure du marigot ou de la mare : manioc, patate douce, igname, banane, pastèque, gombo.

Avant l'introduction de plantes exotiques, les denrées vivrières étaient très peu nombreuses en A. O. F. Nos légumes « pénètrent » de plus en plus, mais s'abâtardissent aussi incroyablement que rapidement, car l'indigène n'a pas de grandes facilités pour renouveler les semences. A partir de nos Services de l'agriculture, les graines se communiquent de village à village, en perdant, de terre à rocaille, la plus grande partie de leur substance. Le haricot vert devient un fil, l'aubergine se change en cornichon ; avec la pomme de terre et la tomate, on pourrait jouer aux billes. Malgré cela, arrivés à un stade d'endurance qu'aucun mauvais traitement ne peut plus faire déchoir, certains de nos légumes finissent par jaillir spontanément du sein des cailloux ; la tomate, par exemple, s'étale sur de grandes surfaces où l'on ne prend que le soin de la cueillir.

En cas de soudure pénible ou de disette, les produits sauvages fournissent un apport sérieux. Dans les « régions à singes », où les crottes de ces animaux équivalent à un certificat de comestibilité, une assez grande quantité de « fruits de brousse » sont activement « chassés ». La gousse du « séménéré » donne une belle farine jaune, qui est délicieuse, surtout avec du lait ; c'est, de plus, un puissant cholagogue. La cabosse du baobab contient une farine blanche et aigrelette qui est diurétique ; on l'appelle « pain de singe ». La « pastèque du lézard » ne vous conviendrait certainement pas, mais, quand on a bien faim, « tout fait ventre ». Il n'est pas jusqu'au terrible « cram-cram » qui, une fois pilonné et passé au vannoir du vent, ne nourrisse son homme, d'une farine grisâtre qui lui fait chahuter les « quatre peaux du gosier ». Les serpents, les lézards, les sauterelles savent aussi se rendre agréables. Quand au gibier, qui ne manque pas, il n'a que l'inconvénient d'être plus pénible à « cueillir » que les sauvageons.

Aux environs de 1930, lors d'une grande famine, par suite d'une sécheresse exceptionnelle et d'invasions d'acridiens, les Djermas du Niger se laissèrent mourir par centaines, si ce n'est par milliers, plutôt que de tirer parti de leur fleuve poissonneux, avec les engins de pêche fournis par notre administration. C'est par camions que les Européens leur apportaient des monceaux de gibier. Ces Djermas se ruaient alors sur cette chair fumante et dévoraient à pleine gorge.

Je ne veux pas mettre tous les paysans africains sur le même plan de fainéantise ou d'ignorance, certes non ! Il en est de très nombreux, et de races diverses, qui ne seraient pas loin de bien s'entendre avec ceux de chez nous. Mais une étude discriminatoire devrait porter sur chaque groupe ethnique ; or je ne puis ici que parler de généralités ou d'extrêmes symptomatiques qui ne peuvent être régis par les mêmes lois.

Les récoltes sont généralement stockées dans des greniers familiaux ou collectifs, semblables à de petites cases d'habitation. Ces « usines » sont surélevées par des pilotis d'un bois réfractaire aux termites.

Dans ce pays qui n'a pas d'industrie mécanique en propre, toute la sociologie repose sur la paysannerie, l'artisanat s'y incorpore, et c'est le village qui les rassemble.

La répartition démographique est très inégale. Les facteurs de groupement, uniquement régis par les conditions d'une viabilité qui doit être localement autonome, dépendent surtout de lois naturelles, aussi variables que mal synchronisées ou réparties. Un minimum de deux facteurs est indispensable pour permettre le moindre groupement : de l'eau et de la terre cultivable.

En conséquence, toute l'activité est concentrée aux bords des rivières des marigots, plus ou moins faibles, ou des mares persistantes, plus ou moins infectes.

Au travers d'une nature qui ne meurt jamais, ou qui se suicide chaque année, il serait difficile d'étaler une gamme de villages qui, par des fièvres diverses, exhubèrent de congestion ou se consument d'asthénie.

Joseph GRAND.

(1) Petite houe précaire à manche court.

Le Chasseur Français N°650 Avril 1951 Page 245