A part les régions où on a pu intéresser les cultivateurs
noirs à des cultures extensives, les paysans d’A. O. F. ne travaillent guère
que pour subvenir à leurs besoins immédiats et à ceux de leurs parasites, payer
leur impôt personnel et se procurer le peu qu'ils ne peuvent produire.
On défriche par le feu. Si un arbre est trop gênant, on entasse
de l'herbe sèche à son pied, du bois, des bouses, du chaume humide, puis on
embrase : « Patience et longueur de temps ... »
On sème, sans labour préalable, sur les terres où ont pacagé
les troupeaux ; celles qui ont été cultivées les années précédentes sont
laissées en jachère de pâturage. Ce travail est commencé dès que le régime des
pluies paraît bien établi ; on l'exécute encore très souvent en commun.
Les semeurs se mettent en rang à l'extrémité du « champ ».
Chacun d'eux a son grain dans une peau de cabri suspendue à sa ceinture ;
d'une main, d'un coup de daba (1), il creuse un petit trou ; de
l'autre, il y introduit une graine qu'il recouvre de terre, avec le pied, en
avançant d'un pas ; et ainsi de suite.
Tam, tam, tam ... tam, tam, tam ...
Cela forme ainsi un mouvement à trois temps, que scande le tam-tam.
Faisant face aux semeurs, le griot marche à reculons. Quand la sueur coule et
que le rythme faiblit, il arrête quelques instants le staccato de sa
musique, fait quelques cabrioles, que les semeurs imitent ; puis, après
quelques calembredaines, tam, tam, tam ... tam, tam, tam …
C'est au temps des semailles que le cultivateur accomplit un
sérieux effort, que l'épuisement de ses réserves vivrières rend d'autant plus
pénible. Dans certaines régions, devant avoir terminé dans un laps de temps
très court, il travaille nuit et jour. Passée cette période, il cultive un peu
de « verdure » en bordure du marigot ou de la mare : manioc,
patate douce, igname, banane, pastèque, gombo.
Avant l'introduction de plantes exotiques, les denrées
vivrières étaient très peu nombreuses en A. O. F. Nos légumes « pénètrent »
de plus en plus, mais s'abâtardissent aussi incroyablement que rapidement, car
l'indigène n'a pas de grandes facilités pour renouveler les semences. A partir
de nos Services de l'agriculture, les graines se communiquent de village
à village, en perdant, de terre à rocaille, la plus grande partie de leur
substance. Le haricot vert devient un fil, l'aubergine se change en cornichon ;
avec la pomme de terre et la tomate, on pourrait jouer aux billes. Malgré cela,
arrivés à un stade d'endurance qu'aucun mauvais traitement ne peut plus faire
déchoir, certains de nos légumes finissent par jaillir spontanément du sein des
cailloux ; la tomate, par exemple, s'étale sur de grandes surfaces où l'on
ne prend que le soin de la cueillir.
En cas de soudure pénible ou de disette, les produits
sauvages fournissent un apport sérieux. Dans les « régions à singes »,
où les crottes de ces animaux équivalent à un certificat de comestibilité, une
assez grande quantité de « fruits de brousse » sont activement « chassés ».
La gousse du « séménéré » donne une belle farine jaune, qui est
délicieuse, surtout avec du lait ; c'est, de plus, un puissant cholagogue.
La cabosse du baobab contient une farine blanche et aigrelette qui est
diurétique ; on l'appelle « pain de singe ». La « pastèque
du lézard » ne vous conviendrait certainement pas, mais, quand on a bien
faim, « tout fait ventre ». Il n'est pas jusqu'au terrible « cram-cram »
qui, une fois pilonné et passé au vannoir du vent, ne nourrisse son homme,
d'une farine grisâtre qui lui fait chahuter les « quatre peaux du gosier ».
Les serpents, les lézards, les sauterelles savent aussi se rendre agréables.
Quand au gibier, qui ne manque pas, il n'a que l'inconvénient d'être plus
pénible à « cueillir » que les sauvageons.
Aux environs de 1930, lors d'une grande famine, par suite
d'une sécheresse exceptionnelle et d'invasions d'acridiens, les Djermas du
Niger se laissèrent mourir par centaines, si ce n'est par milliers, plutôt que
de tirer parti de leur fleuve poissonneux, avec les engins de pêche fournis par
notre administration. C'est par camions que les Européens leur apportaient des
monceaux de gibier. Ces Djermas se ruaient alors sur cette chair fumante et
dévoraient à pleine gorge.
Je ne veux pas mettre tous les paysans africains sur le même
plan de fainéantise ou d'ignorance, certes non ! Il en est de très
nombreux, et de races diverses, qui ne seraient pas loin de bien s'entendre
avec ceux de chez nous. Mais une étude discriminatoire devrait porter sur
chaque groupe ethnique ; or je ne puis ici que parler de généralités ou
d'extrêmes symptomatiques qui ne peuvent être régis par les mêmes lois.
Les récoltes sont généralement stockées dans des greniers
familiaux ou collectifs, semblables à de petites cases d'habitation. Ces « usines »
sont surélevées par des pilotis d'un bois réfractaire aux termites.
Dans ce pays qui n'a pas d'industrie mécanique en propre,
toute la sociologie repose sur la paysannerie, l'artisanat s'y incorpore, et
c'est le village qui les rassemble.
La répartition démographique est très inégale. Les facteurs
de groupement, uniquement régis par les conditions d'une viabilité qui doit
être localement autonome, dépendent surtout de lois naturelles, aussi variables
que mal synchronisées ou réparties. Un minimum de deux facteurs est indispensable
pour permettre le moindre groupement : de l'eau et de la terre cultivable.
En conséquence, toute l'activité est concentrée aux bords
des rivières des marigots, plus ou moins faibles, ou des mares persistantes,
plus ou moins infectes.
Au travers d'une nature qui ne meurt jamais, ou qui se
suicide chaque année, il serait difficile d'étaler une gamme de villages qui,
par des fièvres diverses, exhubèrent de congestion ou se consument d'asthénie.
Joseph GRAND.
(1) Petite houe précaire à manche court.
|