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Le tour de France

La formule 1951

Dans un précédent article, nous avons présenté l'aspect géographique assez singulier du prochain Tour de France cycliste. La formule de la plus grande épreuve sportive organisée dans le monde est, dans sa version 1951, moins originale. Les équipes nationales, auxquelles sont adjointes des équipes régionales, ont été, en effet, conservées. Il a paru aux organisateurs que, malgré des incidents provoqués par un chauvinisme outrancier, il n'y avait pas lieu d'abandonner un mode de sélection qui a fait ses preuves. Il n'est pas idéal, certes, mais il est difficile, sinon impossible, d'en imaginer un meilleur.

Dans le passé, tout a été essayé par le fondateur du « Tour », l'inoubliable Henri Desgrange. Tout d'abord, le classement a été individuel. Chaque concurrent était censé défendre sa chance personnellement, sans aide aucune. Mais, bien vite, on s'est aperçu que, malgré le règlement, des coalitions s'organisaient, que des coureurs peu ambitieux ou doutant de leur valeur se mettaient au service de certains chefs de file. L'industrie du cycle, vivace et entreprenante, ne pouvait, d'autre part, demeurer étrangère à une manifestation dont ses productions constituaient, en quelque sorte, la matière première.

Évincées officiellement, les marques de vélos ne se résignaient pas à ne pas soutenir, dans la coulisse, les hommes qui, le reste de l'année, portaient leurs couleurs.

Il est sage d'admettre ce qu'on est incapable d'interdire. Les équipes de marques furent reconnues et se partagèrent le lot des engagés, les laissés pour compte étant relégués dans une catégorie secondaire dite — assez comiquement — des « touristes-routiers ». Des abus — qu'il est inutile de rappeler — se produisirent. D'autre part, un déséquilibre des forces en présence se manifestait dès avant le départ de la course ; des maisons particulièrement puissantes s'assuraient le monopole des « cracks » réputés, et la lutte était par trop inégale.

On assista à des tâtonnements. On vit les coureurs dotés par les organisateurs de machines d'une même fabrication anonyme. Puis, enfin, on en vint à la formule encore en vigueur, qui, d'année en année, ne subit guère que des retouches superficielles.

Que peut-on lui reprocher ? Le public, partisan de la simplicité et de la justice, préférera toujours les luttes d'homme à homme, sans intervention extérieure. Son désir s'exprime par les mots dont un journaliste sportif terminait naguère ses articles : « Que le meilleur gagne ! » Il lui déplaît que des coureurs sacrifient leurs chances pour collaborer au succès d'une vedette. Ces coureurs — moins déshérités qu'on ne le suppose, d'ordinaire — ont reçu le surnom, quelque peu péjoratif, de « domestiques ». On les plaint d’être astreints à des tâches ingrates et obscures. Cet apitoiement dénote un bon naturel, mais il n'est pas tout à fait légitime.

Quand il s'agit de sport professionnel, on ne peut éliminer l'argent. Les coureurs gagnent plus ou moins largement leur vie en appuyant sur des pédales. Or il n'est un secret pour personne que les prix, fort substantiels, figurant au programme sont partagés entre les membres d'une même équipe à égalité. Les gains rapportés par des victoires ou des places d'honneur aux étapes ou attribués au classement général sont versés dans une cagnotte. Bobet, « leader » des Français en 1950, a touché exactement autant que le moins bien classé de l'équipe, soit environ 280 000 francs. Il arrive même que le vainqueur abandonne généreusement sa part aux « domestiques ». Hâtons-nous d'indiquer que de tels gestes ne sont pas dictés par un sentiment de philanthropie pure. Un Coppi, un Kubler peuvent négliger les bénéfices directs de la victoire : la prime versée par la marque qui les emploie, les tournées de circuit à circuit, de vélodrome à vélodrome, augmentent leur compte en banque de plusieurs millions. En se montrant fastueux, ils s'assurent la fidélité de leurs auxiliaires, dont, nous le répétons, le sort reste acceptable. Des places de domestiques sont fort recherchées par des vétérans aux espoirs limités, par des jeunes impatients de faire leur apprentissage.

Une critique mieux fondée est inspirée par les valeurs, fatalement inégales, des équipes nationales. En cyclisme, trois pays dominent : l'Italie, la Belgique et la France. Le tout petit Luxembourg, la Hollande, l'Espagne, pour des raisons diverses, sont incapables de réunir une dizaine d'hommes assez forts et assez expérimentés pour surmonter les fatigues et les embûches d'un mois de course. Des essais de formations mixtes se sont révélées décevantes. Les équipiers groupés artificiellement ne se comprenaient pas entre eux, n'entendaient pas les consignes de leurs directeurs sportifs. Déjà, ceux qui dirigent les équipes belge ou suisse doivent être bilingues pour s'adresser à leurs compatriotes.

En évoquant le cas de la Suisse, nous avons répondu à l'objection tirée de la faiblesse relative de certains pays. La victoire de Ferdi Kubler a prouvé, l'an dernier, qu'un homme, mal secondé, voire pratiquement abandonné à lui-même, peut triompher grâce à des qualités physiques et à une énergie exceptionnelles.

Deux équipes figurant au programme en 1950 n'ont pas été conservées : celle des « Aiglons » belges et celle des « Cadetti » italiens. Elles avaient été créées pour que l'élément français — multiplié par la présence de nos équipes régionales — ne dominât pas trop, sur le papier. Mais on s'est vite aperçu sur la route que ces équipes bis n'étaient, en réalité, que des renforts mis au service de la formation principale. Des incidents se sont produits, qui étaient prévisibles. Nul règlement ne saurait interdire à des hommes de demeurer passionnément attachés à leur pays, à son prestige, surtout sur une terre étrangère.

Une innovation qui sera accueillie avec sympathie est la constitution d'une équipe complète composée de Nord-Africains. La résistance, le courage de nos Algériens, de nos Marocains, étaient reconnus dans d'autres domaines sportifs et, en premier lieu, dans la course à pied. Le cyclisme était resté en arrière parce qu'il réclame un équipement relativement coûteux et l'apprentissage d'un véritable métier, quand on aborde les épreuves classiques. Grâce au Tour de l'Afrique du Nord, au Tour du Maroc, cet apprentissage est réalisé. Et les maisons de cycles s'empressent d'embaucher les champions d'Alger, d'Oran, de Casablanca ou de Marrakech. Il serait prématuré d'envisager un succès des envoyés de la plus grande France en juillet prochain. Il ne nous étonnerait pas dans quelques années.

Quoi qu'il advienne pour le Tour, dont les préparatifs s'achèvent, nous émettons le souhait que les réactions de la foule conservent une juste mesure. Si passionnante, si fertile en péripéties que puisse être une course, son résultat n'engage pas l'honneur national. Le sport doit demeurer un jeu pour le spectateur, ainsi que, dans ses moments élevés, une école de beauté, d'énergie, de maîtrise. Si nous contemplons des cyclistes gravissant les rudes pentes d'un col sous un soleil de canicule ou sous l'averse, encourageons-les en prenant la résolution de subir nous-même allègrement les caprices du ciel. Mais ne regardons pas de trop près la couleur des maillots. S'il vient en tête un Français, tant mieux. Si les nôtres sont en retard, ne crions pas au désastre. Applaudissons chaleureusement le vainqueur, qu'il soit Belge ou Italien, Breton ou Berbère !

Sans souci d'originalité, nous prendrons comme conclusion la phrase de notre confrère des temps révolus : « Que le meilleur gagne ! », une phrase qui mériterait d'être gravée à la porte des stades et d'être présente sans cesse à nos esprits, car ses applications sont innombrables.

Jean BUZANÇAIS.

Le Chasseur Français N°652 Juin 1951 Page 347