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Territoires contestés

Que vaut Cheik-Said ?

Tous les quinze ou vingt ans, des Français, s'intéressant à la présence de la France dans le monde, ressortent de leurs dossiers la question de Cheik-Saïd, qualifié par les manuels de géographie de notre enfance de possession française et matérialisée sur les atlas de l'époque (Foncin, Shrader et Gallouédec, Vidal-Lablache, etc. ...) par l'impression en semi-capitales, soulignée de rose et accompagnée de « Fr. » entre parenthèses.

Il ne semble pas qu'il y ait lieu de soulever quelque objection à l'article de M. de Saint-Père (Chasseur Français d'avril 1950) quant aux questions de droit international qu'il y expose. Il est toutefois intéressant de se reporter aux Instructions nautiques de la mer Rouge (ouvrage n°412 du Service hydrographique de la Marine, page 306) et de s'attarder quelque peu à l'étude de la carte N°4106 du détroit de Bab-el-Mandeb (la Porte des Pleurs).

Que disent les instructions nautiques ?

— Khor Cheik-Saïd, ou Ghureira, est une lagune s'enfonçant jusqu'au milieu de la presqu'île de Bab-el-Mandeb.

Les profondeurs sont de 4 à 5 mètres à 0,5 mille au large de l'entrée, qui est fermée par deux bancs qui découvrent et laissent entre eux un chenal étroit, profond de un mètre.

Dans l'entrée, les courants de marée atteignent des vitesses de 3 et 4 noeuds (6 à 8 kilomètres à l'heure).

D'autre part, il y a lieu de signaler que les profondeurs maximums de la lagune ne semblent pas excéder une dizaine de mètres.

Elle n'est fréquentée que par quelques rares « zarougs » et petits boutres de pêcheurs, car ceux d'un certain tonnage, attendant une accalmie des vents violents du sud régnant en toute saison, préfèrent chercher l'abri à toucher Ras Cheik-Saïd, situé à 1,75 mille au sud-ouest de l'entrée.

Il paraît donc illusoire de vouloir considérer l'utilisation de Cheik-Saïd comme possible à l'état naturel.

Examen critique.

— 1 ° POINT DE VUE PORTUAIRE.

L'aménagement d'un port à Cheik-Saïd demanderait :

    a. Dragage de la passe à une profondeur de 11 mètres environ (9 mètres au minimum), exigée par les tirants d'eau des navires modernes. Il ne faut pas compter sur l'apport des marées (2 mètres environ à pleine mer), si l'on veut garantir l'accès à tout moment.

    En apparence, les fonds sont de sable, mais qui peut prétendre que l'on ne rencontrera pas la roche à un certain niveau, étant donné la nature volcanique du sol ?

    b. Régularisation des fonds inférieurs à cette sonde dans la lagune, où seule une hydrographie complète pourra donner une idée de l'importance du travail.

    La lagune et son entrée semblent tendre à se combler par l'apport des sables environnants.

    c. Installation d'appontements, ducs-d'Albe (poste d'amarrage sur pilotis), magasins, tanks à mazout, réservoirs d'eau, et d'un minimum d'outillage, etc.

2° POINT DE VUE ÉCONOMIQUE.

a. Cheik-Saïd, port d'escale.

La position de Cheik-Saïd sur la route des Indes, Extrême-Orient, Afrique orientale, etc., paraît tentante à première vue.

La proximité de Périm (déjà tombé en désuétude), d'Aden et de Djibouti, à une centaine de milles, enlève une grande part d'intérêt à la création d'un nouveau port. Le rayon d'action des navires modernes leur permet des traversées de plus de trois semaines sans ravitaillement.

L'eau, peut-être suffisante pour la vie locale, devrait être captée, puis amenée par canalisations de Shia ou de Bir-Ali, distants de 30 à 40 kilomètres à l'intérieur.

La production des puits aux abords de Cheik-Saïd est à peine assez abondante pour la vie végétative des indigènes.

La création de cultures maraîchères pour ravitailler les navires ou la population est fonction directe de cette question et demanderait un assolement favorable à la place de sable.

D'autre part, les conditions climatologiques feront préférer un port où les brumes de sable, les fortes brises sont moins fréquentes, voire même la température souvent moins pénible.

C'est, en particulier, le cas d'Aden, qui, n'exigeant pas de déroutement pour l'Extrême-Orient, offre un temps plus clair et se trouve pratiquement hors des trajectoires des cyclones (un seul en cinquante ans : celui du « Renard » en 1885), et ceci est également valable sur les routes d'Afrique orientale pour Djibouti.

b. Cheik-Saïd, débouché du Yémen.

Les productions susceptibles d'un certain commerce sont le café, les peaux, le corozo, le poisson séché.

Les cultures de café du Yémen (État suzerain) sont envoie de disparition. Le fameux « Moka » vient, en réalité, du Harrar, en Ethiopie ; transporté par boutres de Djibouti, il est ensaché à Aden, où il reçoit l'estampille « Moka » ou « Yémen », venant en complément de la production du Yémen, de Lahedj et de l'Hadramaout.

Les points de chargement sur la mer Rouge de « Zi » ou de « Mokha », respectivement à 15 et 40 milles au nord de Cheik-Saïd, ne sont touchés que par quelques boutres pratiquant la « cueillette ».

Mokha, dont la rade offre un abri relatif, ne s'est jamais relevée de ses ruines depuis la guerre 1914-1918 et, malgré ses tours et son apparence de grande cité, est une ville morte n'atteignant pas un millier d'habitants.

Le poisson, cependant, est extrêmement abondant.

Les espèces les plus courantes seraient d'un placement aisé en Europe, en consommation fraîche ou en conserves.

On y rencontre les thons rouges et blancs, toutes sortes de bonites, le tazard, le brochet de mer ou barracuda, la grande dorade, l'espadon ou poisson voile, toutes les espèces de tortues communes et carets, etc.

Une telle abondance serait exploitable par :

    la congélation à cœur (quick freezing), permettant le transport en « pêche fraîche » ;

    la dessiccation : mais le poisson séché est peu apprécié en Europe et serait seulement négociable localement ;

    la mise en conserve sur place dans des conserveries à terre ou des navires-usines.

Toutefois, la distance des marchés européens, les frais de passage du canal de Suez, la nécessité d'un matériel de pêche très important grèveraient fortement la rentabilité d'une affaire aventurée.

Ces apports, nécessairement massifs, jetés sur les marchés entraîneraient un risque de « chute de prix » dont on ne peut prévoir les conséquences.

La présence de bancs d'huîtres permet de supposer une exploitation possible de perles, mais ce marché est déjà abondamment fourni par celles du golfe Persique, qui occupent près de douze mille pêcheurs de la « Côte des Pirates » (le Bahr-el-Banat des Arabes), qui produit les plus belles perles du monde.

Ceci ne fait pas la richesse d'un pays, à l'exception près de l'exemple cité ci-dessus.

Seule la découverte de gisements importants de pétrole pourrait justifier les mises de fonds considérables nécessaires à l'aménagement de la lagune.

Hors le pétrole, si l'on en découvrait un jour, il ne paraît certain ni même probable que les produits du Yémen, voir même des Somalis, se dirigent vers Cheik-Saïd. La venue d'un concurrent dans la région inciterait les ports voisins à diminuer leurs taxes, ce qui ne serait pas sans influencer les ressources financières exigées par les investissements.

3° POINT DE VUE HUMAIN.

Le cheptel humain (il est difficile de l'appeler autrement) est très arriéré et nettement dégénéré.

Les hauts salaires, relativement au niveau social du pays, le feraient difficilement sortir de sa torpeur. Il s'agit d'une race de bergers, nomades de tempérament, comptant peu de sédentaires, si ce n'est dans ce qui fut jadis 1' « Arabie heureuse ».

Il faudrait avoir recours à la main-d'œuvre soudanaise, élément esclave.

Le trafic de ceux-ci, en régression avant la guerre, a retrouvé des facilités, par suite de la quasi-disparition de la souveraineté italienne en Érythrée et de l'amenuisement des forces de la « Red Sea Patrol » britannique.

Les Yéménites demeurent hostiles, comme leurs frères en religion, à toute intrusion ou innovation européenne, à l'exception du « filouz » apprécié par leurs roitelets ou chefs de tribus.

4° POINT DE VUE STRATÉGIQUE.

Stratégiquement parlant, Cheikh-Saïd commande les détroits :

    — entre le cap Si-Ane, sur la côte africaine, et Périm ;

    — entre Périm et l'îlot Seihk-Mala (île aux Huîtres), sur la côte est, sur une largeur totale de 17 milles (environ 33 kilomètres).

Seul le grand détroit est utilisé par les grands navires. La largeur praticable du petit détroit n'étant que d'un mille, les courants de marée y sont violents et rendent la traversée délicate.

Sa position perd toutefois de son intérêt du fait que des batteries côtières pourraient être facilement installées sur la côte des Somalis du côté de Si-Ane et des Sept-Îles (Djezirat Sebah) et du point d'appui naval que nous offre Djibouti à moins de 100 milles.

D'autre part, si Cheik-Saïd peut commander les détroits, il se trouve lui-même :

a. Sous le feu des pièces de Périm, distant de moins de 9.000 mètres ;

b. Dans le rayon d'action d'Aden, à moins de 100 milles à vol d'oiseau et dont la frontière est à peine à un millier de mètres de la lagune, d'où pourraient partir des forces terrestres, de l'aviation ou de la marine, et dominé, en outre, par le Djebel Haikah (161 mètres), à 1.200 mètres de là ;

c. Contrôlé par Kamaran, situé à 160 milles dans le nord, base des « Red Sea Patrol », qui pourraient interdire tout ravitaillement venant du nord comme Aden régit celui du sud.

Ceci en ne tenant pas compte de la gêne apportée par le canal de Suez, plus ou moins sous le contrôle britannique.

L'on a vu, pendant la période 1940-1943, la facilité avec laquelle nos « amis » britanniques ont bloqué et affamé Djibouti et la côte française des Somalis.

En dépit de ces difficultés primordiales, la création d'une base stratégique nécessiterait l'installation d'un vaste camp retranché, dont les postes avancés ne couvriraient même pas les sources et puits indispensables à son ravitaillement en eau.

Ces arguments sont également valables pour l'établissement à Cheik-Saïd d'une base navale.

L'embouteillage de l'entrée du khor serait des plus faciles, même si l'on pouvait creuser une deuxième entrée, donnant directement sur le golfe d'Aden, entre les Djebels Manhali et Turba.

Cette position avait déjà intéressé les Allemands, alliés des Turcs, qui y maintenaient une souveraineté plus théorique qu'effective, avant la guerre 1914-1918.

Elle n'a apporté aucune gêne aux Britanniques d'Aden ou de Périm. Les Alliés ont maintenu sans peine la liberté des détroits comme en 1940, malgré la présence italienne en Érythrée et à Assab, position assez semblable à celle de Cheik-Saïd sur la côte d'Afrique.

A part la découverte problématique de pétrole dans la région immédiate, qui amènerait avec les capitaux la lutte entre les puissances pétrolières — il serait d'ailleurs moins onéreux de faire passer directement le pétrole par « pipeline » sous-marin à Périm, port qui a l'avantage d'exister déjà, — il apparaît que Cheik-Saïd n'a d'autre intérêt pratique que de flatter un amour-propre national hors d'actualité.

Il y aurait des milliards à engloutir sans certitude de les récupérer un jour.

Certains espoirs, des plus audacieux, ont déjà été déçus : la tentative des frères Roubaud, de Marseille, qui, à l'époque, pouvait encore se défendre.

Pierre ESTIENNE,

Capitaine au long cours.

Le Chasseur Français N°655 Septembre 1951 Page 563