Le souvenir le plus classique que nous gardions des Sirènes,
nous le devons à l'Odyssée.
Faire allusion à ces divinités de la mer, c'est en effet
nous rappeler les principaux épisodes du récit homérique : leur chant
harmonieux entraîne celui qui l'écoute, « et jamais sa femme ni ses
enfants ne le reverront dans sa demeure ».
Aussi, le subtil Ulysse bouche-t-il de cire les oreilles de
ses compagnons et leur ordonne-t-il de l'attacher lui-même, pour l'empêcher de
succomber à la tentation.
Cependant, il y a cent chances à parier contre une que, si
l'on nous demandait de représenter par un dessin cette aventure, nous
donnerions aux belles enchanteresses l'aspect de jeunes filles nageant autour
du vaisseau et reconnaissables entre toutes par leur corps, féminin jusqu'à la
ceinture et se prolongeant ensuite pour finir en queue de poisson.
En quoi nous commettrions un impardonnable anachronisme.
D'abord, si nous nous en référons à la mythologie, qui,
mieux que nous, sait à quoi s'en tenir sur ces questions, les sirènes, qui
étaient les huit filles d'Acheloüs et de Calliope, demeuraient sur le rivage et
n'allaient pas à l'eau. Elles habitaient une île, probablement Capri, étaient
invisibles aux yeux humains et ne se révélaient que par leurs voix. Enfin et surtout,
ce n'étaient pas des femmes poissons, mais bien des femmes oiseaux, ayant, de
celles-là, la tête seule, et de ceux-ci le corps.
Pourtant, nous objectera-t-on, puisque l'interprétation
contraire est si répandue, elle doit bien avoir aussi sa raison d'être.
Existait-il alors deux espèces de sirènes, l'une aquatique, l'autre ailée ?
Oui; Mais la sirène à queue de poisson est bien postérieure
à l'autre ; et si cette forme de monstre se retrouve dans l’antiquité (desinit
in piscem mulier formosa superne, disait déjà Horace), ce n'est pas une
sirène, mais une naïade, une néréide ou autre nymphe des fleuves ou de la mer.
La sirène, telle que nous l'avons adoptée et représentée allégoriquement dans
le blason ou ailleurs, est née au moyen âge ; nous allons tout à l'heure
essayer de voir comment.
À ce moment elle prend une grande importance, parce qu'elle
sort de la Fable et est consacrée par la science officielle.
Tous les auteurs en parlent alors comme d'une chose allant
de soi et dont il n'y a pas à discuter. « Les sereines, nous apprend en
1208 Guillaume de Normandie, ont semblance de femmes dou chef jusques as
cuisses, mais de là en aval ont semblance de poisson. » Et tous les
commentateurs à sa suite adoptent la définition dans leurs ouvrages sans plus
rien y changer, et non seulement décrivent ces étranges personnes d'après les
textes, mais aussi d'après nature, car plus d'un d'entre eux les a vues, ce qui
s'appelle vues ! Et beaucoup, bien entendu, se sont empressés de les
dessiner, d'après le modèle vivant.
Nous ne pouvons passer en revue tous ces témoignages, que
l'on retrouvera chez des naturalistes aussi consciencieux que notre vieux
Rondelet, pour ne citer que le plus honnête, et qui se perpétueront jusqu'au XVIIIe
siècle, comme chacun pourra s'en convaincre en consultant l'étonnant, et d'ailleurs
splendide, ouvrage de Louis Renard sur les Poissons, Écrevisses et Crabes de
diverses couleurs, et figures extraordinaires que l'on trouve autour des Isles
Moluques et sur les côtes des Terres australes, peints d’après nature,
publié à Amsterdam en 1718, et où l'on peut admirer,entre autres une curieuse
figure de sirène, mi-femme, mi-poisson, « prise près d'Amboine et qui
vécut quatre jours et sept heures dans une cuve d'eau ».
Qu'est-ce que tout cela signifie ? Les sirènes
auraient-elles vraiment existé ?
Christophe Colomb (lui-même !) va être un des témoins
qui, sans le faire exprès, vont nous mettre sur le chemin de la vérité, ou
plutôt sur l'un des chemins, car il en est plusieurs.
Lorsqu'il arrive, en effet, dans les eaux américaines et
jette l'ancre dans la baie d'Hispaniola, un des premiers spectacles qui se
présentent à sa vue est un groupe de sirènes qui évoluent autour du navire, en
faisant entendre un chant plaintif.
Mais l'illustre navigateur est aussitôt profondément déçu.
Ces enchanteresses, qui se tiennent verticalement dans l'eau et dont
quelques-unes même pressent contre leur sein l'enfant qu'elles allaitent, sont
franchement laides, horribles même ! Comment ces êtres ont-ils jamais pu
ensorceler des humains ?
Ne prolongeons pas plus loin le quiproquo. On sait
aujourd'hui que ces tentatrices n'étaient autres que des lamantins, mammifères
aquatiques plus ou moins voisins des cétacés, qui, avec leurs mamelles
pectorales, leurs nageoires antérieures en forme de mains, leur peau non velue,
leur façon de se tenir à demi émergés, leur voix qui se « lamente »,
etc., peuvent, lorsqu'on ne les voit qu'à travers les mots, faire suffisamment
penser aux sirènes pour avoir mérité des zoologistes le nom de Siréniens, sous
lequel ils sont aujourd'hui classés.
Cependant, ces animaux ne sont, si l'on peut dire, que des
sirènes après coup, qui ne sont certainement pas la cause originelle de la
légende, mais dont on s'est servi plus tard pour tâcher d'expliquer celle-ci,
faute de meilleurs arguments.
Entre temps, les vraies sirènes, c'est-à-dire les
fabuleuses, continuaient d'exister, et chacun en a pu voir, et chacun, à
l'occasion, en peut voir encore aujourd'hui.
Au moins sous leur forme momifiée. On vous présente alors un
très singulier objet, authentique squelette encore recouvert de sa chair
racornie, aussi humain que possible jusqu'aux hanches, incontestable poisson
ensuite. Si vous niez que cela soit une sirène et ait jamais vécu, c'est que
vous avez des yeux qui ne veulent pas voir !
Et pourtant ce n’est encore qu'une œuvre d'art, très habile
il faut le reconnaître, du moins quand elle est parfaite, telle enfin que
peuvent seuls la réaliser ces patients et ingénieux imitateurs que sont les
Chinois ou les Japonais.
Ce sont eux, en effet, qui réalisent ces momies, à partir
d'un corps de singe cousu à un corps de poisson, mais si habilement cousu,
assemblé, rapiécé, que vous ne savez pas où l'un finit et où l'autre commence,
et que vous avez l'impression d'un animal unique ... Malheureusement le
succès et l'intérêt obtenus par ces adroites contrefaçons ont été tels qu'elles
ont été bientôt recopiées et, comme il fallait s'y attendre, fort
grossièrement. Les marchands de « curios », dans les ports
d'Extrême-Orient, vous en offriront, ou vous en offraient il y a quelques
années, à la douzaine. Elles ne valent rien, tandis que leurs modèles sont de
vraies pièces de musée.
Mais ici encore ce n'est pas la momie qui a commencé. Elle a
été provoquée par la légende antérieure. Nous le répétons, d'où vient celle-ci ?
Nous l'avons remarqué dans un précédent article : ce
que l'homme ne comprend pas, il l'explique tout de même. Jusqu'à nos jours, dit
Hyatt Verrill, les Noirs des Antilles étaient fermement persuadés que les
morues avaient une tête humaine. Et cela parce qu'ils n'avaient jamais vu ces
poissons que salés et décapités. Ainsi le grand Linné lui-même a-t-il classé
les oiseaux de paradis parmi les Apodes, parce que les dépouilles qu'on en
apporte en Europe n'ont jamais leurs pieds !
Cherchons cependant plus loin, car les sources sont
certainement multiples, variées et lointaines. De tout temps l'eau fluide, demi-transparente,
dangereuse, où l'on croit voir des choses qui bougent et disparaissent, a été
un mystère dont on a fait peur aux enfants pour qu'ils ne s'y laissent pas
tomber. De là toutes les ondines, nixes, roussalki et autres habitantes des
eaux dont il faut éviter d'écouter les attirants murmures et qui sont nées de
l'inquiétude des hommes depuis que les hommes ont rêvé.
Mais revenons aux sirènes marines. Il paraît démontré que ce
sont les Arabes qui en ont colporté la croyance, dès le début du moyen âge ;
or, tandis que notre Occident ignorait à peu près tout de ce qui existait de
l'autre côté de l'Equateur, ils étaient en relations constantes avec les mers
du Sud, Bornéo, Java, les îles de la Sonde, plus loin encore ...
Et consultons maintenant les premiers navigateurs européens,
les précurseurs de Cook, qui, à leur tour, vont découvrir ces latitudes
inconnues. Quel est le spectacle qui les a le plus frappés ?
Dès que le navire a jeté l'ancre, apparaissent de gracieuses
jeunes femmes, venues de si loin que personne à bord n'oserait ni ne saurait
nager comme elles. Elles sont belles, séduisantes ; elles chantent, elles
appellent irrésistiblement les matelots. Beaucoup les écoutent, désertent.
Beaucoup aussi ne reviennent jamais. Et, quand on se risque à aller à leur
recherche, il arrive qu'on ne retrouve que leurs corps déchiquetés, parce que
les indigènes de ces îles sont anthropophages ...
Et maintenant faites raconter cela à des gens d'une époque
dont la crédulité n'a pas de limites, par des gens dont l'imagination n'a pas
de bornes (lisez d'une part le bon sire de Joinville et d'autre part les Mille
et une Nuits). Faites transmettre de bouche en bouche un récit où chacun ajoute
du sien, sans en rien retrancher, bien au contraire ...
Et, sans aller plus loin, concluez !
L. MARCELLIN.
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