Ce n'est point regretter stupidement sa jeunesse ni déplorer
l'époque actuelle que de constater avec amertume la diminution progressive de
certains éléments de la faune côtière.
Le fait n'est malheureusement que trop vrai. Jour après
jour, ou plutôt an après an, les pêches réalisées par les « bassiers »,tout
au long du littoral de l'Atlantique ou de la Manche, s'amenuisent à la manière
de la fameuse peau de chagrin. Là où l'on ramassait sans difficulté, en une
marée de trois heures, cinq à six beaux homards, deux à trois cents étrilles, anglettes
ou portunes, un bon pot de bouquets (lisez deux litres, donc deux kilos
environ), c'est à peine si on parvient à récolter une cinquantaine de brins de
crevette rouge. Quant à l'étrille ou au homard, on ne les cite plus guère que
pour mémoire, en basse eau, et il faut être un pêcheur émérite pour en
dénicher, au croc, au levier ou à la fouëne.
Pourtant ni le savoir-faire ni l'art opératoire des bassiers
ne sont ici en cause, fidèlement retransmis par les traditions locales ;
les marées battent toujours de la même manière les algues, goémons et varechs,
qui couvrent les plateaux rocheux à mer basse, semblent être de même espèce
qu'il y a cinquante ans, l'eau paraît disposer de la même teneur en sel et en
iode. Et ce qui est caractéristique, et ici troublant ; c'est que, au
large, en eau profonde, en tout cas au delà des limites du zéro des cartes, là
où la mer ne découvre jamais, les richesses crustacières de nos côtes semblent
demeurer inchangées, à tout le moins en état d'appauvrissement moins sensible.
Je ne crois pas que les pouvoirs publics se soient jusqu'à
présent penchés sur ce problème, aussi intéressant pour les populations
côtières, qui sont ainsi privées de précieuses et économiques ressources, que
pour la prospérité touristique de nos plages — il est patent que la pêche à
pied attire et retient nombre d'estivants et constitue pour eux une distraction
de qualité. Or, puisqu'on protège bien les moulières, qui ne sont pourtant
point des sources de transactions considérables, pourquoi ne se préoccuperait-on
pas en haut lieu du sort des crustacés dignes d'attention ! Faut-il voir
dans cette indifférence l'application d'une politique de facilité, dans la
mesure où les bancs de moules ne présentent pour personne aucun mystère tout en
n'exigeant à peu près aucune connaissance spéciale ? Les « bureaux »
ne peuvent ignorer les moules, en raison de leur pullulation (celle des moules,
bien entendu) comme de leur visibilité. Mais ils paraissent ne pas savoir grand'chose
des crustacés, encore moins prendre souci d'assurer leur reproduction,
probablement parce que ces questions dépassent leur vues, sinon leur
entendement.
La raréfaction des crustacés côtiers, homard et crevette
rouge, est due surtout, je crois, à des causes de pollution, au premier rang
desquelles il faut sans doute incriminer le mazout. Ce phénomène de disparition
progressive a commencé en effet à se manifester dès l'autre guerre, à partir du
moment où la substitution du moteur à la voile, le développement des bolinders
et des diesels ont répandu à la surface des eaux basses, par voie d'éjection ou
de perte, de minces pellicules de mazout. Il est parfaitement sensible que les
côtes de France, notamment dans le voisinage des ports de commerce ou de pêche,
ont été directement frappées par cette transformation profonde des modes
essentiels de navigation. C'est à telle enseigne que le parfum même de la basse
mer s'en est trouvé modifié. Là où en respirait à plein nez les effluves
pénétrants du sel et surtout de l'iode, en fonction des rochers à varech
proches, l'odorat ne perçoit plus guère aujourd'hui que des relents mazoutés.
Sans être grand clerc, on peut supposer que le contact de
ces nappes huileuses est de nature à entraver la reproduction crustacière,
voire à compromettre la continuité de l'espèce. J'en tiens pour preuve précise
certaine pêche au pousseux qu'il m'arriva de faire en juillet 1944 sur les côtes
mêmes du débarquement, une pèche couronnée d'une jolie mannerée de bouquets.
Vivant en paix, elle, du fait de l'interdiction allemande, la crevette rouge
s'était tranquillement développée au cours des deux années précédentes et
prospérait avec facilité, à l'ombre du mur de l'Atlantique, dont on nous a
rebattu les oreilles. Mais l'Armada motorisée du « D Day » avait semé
tout au long du littoral des navires fracassés par la mitraille et la surface
des eaux côtières, à mer pleine comme à mer basse, se trouvait littéralement
souillée d'une fine, mais persistante couche de mazout. Les nombreux bouquets
par moi glanés, contraints de traverser de bas en haut cette mer d'huile, au
propre (au sale aussi), arrachés à leurs gîtes varéqueux et remontés à l'air
libre, prisonniers de mon filet, ne survécurent que quelques minutes à peine à
ce dégoûtant contact alors que, chacun sait cela, la crevette rouge grouille et
saute plusieurs heures durant, bien vivante, dans le panier qui la conduit au
court-bouillon.
Mais le mazout n'est pas le seul ennemi public du crustacé.
Si cette cause de disparition progressive demeure lente,
bien que durable, d'autres raisons occasionnelles parachèvent l'oeuvre
destructrice, ou, du moins, y ajoutent.
C'est d'abord le cas des haussiers (par opposition aux bassiers).
Tandis que les bassiers sont des chasseurs à pied, si l'on ose ainsi dire, les
haussiers poursuivent en barque le même objectif qu'eux, homard et bouquet, au
moyen de casiers ou de nasses qu'ils déposent au delà de la limite des basses
eaux, aux environs du zéro des cartes, point d'élection de notre gibier
sous-marin, pour les y « relever » à la marée suivante. On peut
croire que le crustacé, moins sot qu'on ne le pense, a depuis longtemps flairé les
dangers du mazout, à supposer ainsi qu'il s'efforce, dans la mesure des lois de
sa race, à se réfugier de l'autre côté de ce fictif rideau de mer qu'est le
point de l'étale. Il en va ainsi, particulièrement, des femelles, qui aiment à
déposer leurs œufs en eau paisible.
Cette particularité n'a pas échappé aux haussiers. Le nombre
de leurs crevettiers, casiers à bouquet et pièges à homard s'est notablement
développé sur certains points de nos côtes non seulement parce que ce mode de
pêche, en principe réservé aux professionnels, est d'un meilleur rendement, mais
aussi parce que, depuis quelques lustres, la diffusion des cours des Halles et
des mercuriales poissonnières a fait grimper en flèche le prix local du
homard et de la crevette rouge. Or, puisqu'une moulière elle-même n'est pas à
l'abri de l'épuisement — les gens du littoral l'ont appris pendant la guerre,
où ils la grattaient jusqu'au roc, — il n'est pas surprenant que le bouquet et le
homard, de toutes parts pourchassés, en eau vive comme en eau morte,
disparaissent peu à peu de notre littoral, dont ils constituaient jadis l'une
des plus savoureuses richesses.
Sans vouloir jeter exclusivement la pierre aux haussiers, il
ne faut pas oublier non plus, je le dis au passage, que certains bassiers
ajoutent inconsciemment à cette destruction, en ramassant sans distinction
moyennes ou grosses pièces et menu fretin, détruisant ainsi la couvée dans
l'œuf. À cet égard, nombre d'estivants parisiens ou de banlieue s'obstinent à
qui mieux mieux à tuer sûrement la poule aux œufs d'or — sans soupçonner le
moins du monde la portée de leurs ravages. Mais pourrait-on leur en vouloir quand
on sait ce qu'ils ignorent, quand on voit aussi avec quel détachement des
choses de la mer les grands quotidiens et les revues de tourisme se refusent à
initier leurs lecteurs aux divers moyens de pêcher au bord des plages, avec
fruit et discernement, comme si la pêche côtière à pied n'était et ne pouvait
être qu'amusettes de gamins ?
À tant de causes variées, d'inégales incidences sur le sort
de la crevette ou du homard, viennent parfois s'adjoindre, au fil des hivers et
des étés, des motifs accidentels de destruction de l'espèce.
On ignore trop, par exempte, que les coups de gel, s'ils
tombent sur une « découverte » de grandes marée, provoquent par
inhibition la mort d'un grand nombre de crustacés. Non que le froid les tue
directement, ce qui demeure tout de même assez rare chez nous, mais il les
paralyse au sec, leur interdisant tout moyen de nager dès que la mer remonte.
Le résultat immanquable, c'est que ces crevettes ou homardeaux se laissent
alors router par le flux bien loin de leurs gîtes naturels, le plus souvent
vers des côtes sableuses où ils s’échouent à mer pleine, pour y crever en tas
ou devenir la facile proie d'astucieux bassiers, épris de marées d'angelot.
Voilà pour l'hiver.
L'été, les deux derniers étés du moins, les crustacés ont vu
réapparaître en foule l'un des éternels ennemis de leur race : la pieuvre.
Non point ces monstres aux tentacules démesurés qui faisaient jadis frémir le
père Hugo et ses lecteurs, mais d'honnêtes poulpes de quelque cinquante à
quatre-vingts centimètres de longueur, bras étalés, des poulpes qui chassent
les crustacés partout où ils se trouvent (certains mollusques aussi,
d'ailleurs, comme l'huître et la grosse palourde) et les détruisent avec un
appétit insatiable.
Il est certain que les pieuvres ont pullulé sur notre
littoral tout au long de l'été 1950 et pendant la seconde moitié de celui qui
vient de s'écouler, taillant de sombres coupes parmi les homards et les crevettes.
De toutes parts, les amateurs dont nous sommes se plaignent
de la rareté et de la pauvreté de leurs prises. Tant de causes diverses : le
mazout, les hivers rigoureux d'avant-hier, les pieuvres d'hier et
d'aujourd'hui, les bassiers maladroits et les haussiers avides, se liguent
contre la gent crustacière et en amenuisent jour après jour les anciennes
cohortes. On se demande avec quelque inquiétude où et quand cela s'arrêtera, et
même si cela cessera jamais ...
Peut-être les haussiers comprendront-ils qu'ils vont
au-devant de leur perte, les bassiers ignorants songeront-ils à apprendre à
pêcher ? Peut-être la navigation « atomique » renverra-t-elle le
mazout au grenier des vieilles lunes, dans un avenir sans doute proche ?
Peut-être d'ingénieux industriels penseront-ils à utiliser la pieuvre pour
alimenter de modernes conserveries, les tentacules battus de ce mollusque étant
d'une saveur presque comparable à la chair du homard ? Il ne restera plue
guère que les coups de froid à redouter. Mais ceux-ci seuls ne sauraient
apporter de notables ravages dans la croissance des espèces chères à notre table,
le homard et le bouquet.
Maurice-Ch. RENARD.
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