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Grande culture

Au temps des moissons

Dans les semaines qui précèdent la moisson, le cultivateur consacre beaucoup de moments à la récolte des fourrages, aux binages de pommes de terre, de betteraves, de maïs ; il ramasse au pied des plantes par le buttage des mottes de terre qui consolideront les tiges, permettront le groupement des tubercules en les protégeant du soleil ; mais il reste tout de même des bouts de journées pour rendre visite aux céréales. C'est alors que l'on peut supputer les rendements ; n'a-t-il pas déjà fallu le faire à l'occasion des déclarations de récoltes en vue de l'assurance contre la grêle ? Souvent, on ne s'y arrête pas, estimant qu'à la sortie de la batteuse la bascule tranchera.

Cependant on ne devrait pas arriver à la récolte sans avoir glané le maximum de renseignements afin d'éclairer le chiffre final. Il faut plaindre même les expérimentateurs qui se contentent d'ordonner un joli programme et se déclarent satisfaits devant la froide contemplation des chiffres. Je sais bien que ceux-ci comptent seuls, mais l'observation en cours d'année aide tant à comprendre et à expliquer !

Avant la moisson, ce qu'il faut retenir, c'est l'homogénéité du champ ; évidemment, il ne s'agit pas de parcourir dans tous les sens une pièce de blé ou d'avoine; pourquoi ce massacre ? Peut-être, pour certains, ce serait une autre estimation, celle du gibier que l'on attend pour l'ouverture ; mais gentiment, à pas lents, choisissant son heure suivant le soleil ou le vent, on découvre des taches où la récolte est claire, d'autres emplacements révèlent la verse. Ces remarques ne doivent pas constituer une surprise, car, dès le printemps, des indications sont déjà apparues. Entre les touffes de céréales, on aperçoit des mauvaises herbes (moyen de se rendre compte de l'efficacité si variable des divers herbicides) ; on voit encore dans quelle mesure se développent les jeunes légumineuses (trèfle, sainfoin, luzerne) qui ont levé. Toutes ces observations constituent le prologue de la campagne suivante en même temps qu'elles renseignent sur la fin prochaine de l'année qui se termine.

Une curiosité plus grande naît évidemment si l'on a introduit des semences nouvelles. Il s'agit le plus souvent de semences destinées à renouveler une variété déjà en usage : des mélanges de variétés, une diminution de vigueur par suite d'une adaptation insuffisante ; ainsi l'examen sur pied permet de se rendre compte de la pureté qui a été payée au vendeur. Après cette reconnaissance générale, comment se présente la variété nouvellement introduite ? Comment et quand s'est faite l'épiaison ? Quelle est la hauteur des tiges, l'importance du tallage ? La paille est-elle raide, les épis sont-ils bien conformés, la grenaison s'annonce-t-elle bien ? Les jours passent, les tiges ont jauni, l'épi prend sa teinte finale ; alors on cueille quelques épis, on les froisse, le souffle enlève les balles et l'on examine le grain, sa couleur, sa grosseur.

Le cultivateur n'a pas de témoin comme terme de comparaison, il glisse dans sa poche les grains obtenus et, rentré chez lui, il cherchera à reconnaître les divers échantillons qu'il aura recueillis, et le grand jour viendra : nombre et grosseur des gerbes, leur poids et leur inclinaison vers l'épi si la proportion de grain est forte.

Avant les moissons, c'est le moment de sortir de chez soi, d'aller voir ; le plus simple est de faire le tour du terroir, mais le geste ne plaît pas à tout le monde, aussi bien gêne-t-il celui qui regarde par-dessus la haie que le novateur ou le pionnier chez lequel il y a du nouveau à voir. Instinct de défense que l'on reproche à l'homme de la terre ; autrefois, le seigneur et sa dîme, le soldat et sa dévastation, aujourd'hui peut-être le fisc, mais plutôt l'évaluateur plus ou moins officieux de récoltes qui voudra dire son mot de bonne heure sur l'importance de la récolte.

Il n'y a pas si longtemps encore avant la création de l'Office du blé, les pronostics fusaient de toutes parts. On appréciait beaucoup la connaissance de quelques spécialistes. J'ai rencontré un jour dans la région de Lille un de ces connaisseurs remarquables ; tous les ans, il se mettait en route sur les confins des Charentes et de la Guyenne, il s'arrêtait au long des routes, froissait quelques épis et jetant les grains dans sa poche, il continuait, piquant vers les Flandres, faisant des crochets vers le Nord-Ouest, vers le Centre, le Nord-Est, au rythme des moissons mûrissantes. Quand c'était terminé, il déterminait le poids moyen des grains obtenus en partant d'un certain nombre d'épis et il comparait avec les renseignements des années précédentes. Je vois encore le carnet si précieux sur lequel étaient inscrits des chiffres d'une valeur inestimable.

À la même époque, devisant sur ce sujet avec l'un des meilleurs agriculteurs de la région du Nord, curieux lui aussi, mais dans les environs de Paris, nous regrettions qu'il n'y eût pas dans les cercles officiels un homme très averti qui, formé pour cet objet, aurait pu apporter des éléments utiles, ne serait-ce que pour songer au jeu des importations ; on ne parlait pas souvent d'exportations.

Maintenant, les estimations se font autrement, elles ont un caractère plus local, mais, ce qui conserve une valeur très grande, c'est la visite des champs par les agriculteurs en caravanes. On se déplace volontiers dans un cercle restreint pour examiner un champ de démonstrations, comparer des variétés, à la condition essentielle qu'un commentaire soit fait par une personne compétente possédant à un haut degré le sens de l'observation. On se rend volontiers chez les cultivateurs réputés en matière de céréales, on ne craint pas d'aller en visite chez les producteurs de semences, chez les créateurs de variétés ; journées dures pour tout le monde, pour celui qui a même fait des centaines de kilomètres pour voir et entendre, pour celui qui reçoit. Mais, pour l'un et pour l'autre, ces journées de la fin de juin et du début de juillet sont infiniment utiles. Des vues sont échangées et c'est souvent celui que l'on venait questionner qui s'instruit davantage, car il se sent porté par le désir de savoir. Pendant quelques jours par an, la connaissance mutuelle se développe et portera ses fruits.

L. BRÉTIGNIÈRE,

Ingénieur agricole.

Le Chasseur Français N°665 Juillet 1952 Page 420