De juillet à octobre, la saison des pluies permet aux noirs
d'étendre leurs cultures autour de leurs villages. En saison sèche, la terre
d'Afrique concentre son peu de vie au bord des marigots, nourriciers plus ou
moins généreux qui assurent la « soudure » ou régularisent l'afflux
des comestibles frais vers les marchés. Sur chaque grand marché, le volume et
la diversité des tas de denrées sont donc le thermomètre de la santé agricole
d'une région. Alors qu'en certaines contrées on ne trouve guère, par périodes
ou à longueur d'année, que la patate douce, l'igname et le manioc — légumes
fades et farineux, — en d'autres, on peut se délecter ou, plutôt, se « rafraîchir »
de beaux fruits tropicaux et de quelques merveilles du débonnaire jardin de
France. Sur la plupart des grands centres d'approvisionnement, ces marchandises
viennent de loin, de très loin si l'on considère par quels moyens elles ont été
trimbalées.
— Comment arrivent-elles ?
— Regardez !
Des femmes harassées, couvertes d'une poussière rouge et grasse
où la sueur burine des sillons noirs et luisants, reprennent d'une respiration
saccadée assez de souffle pour s'en retourner. Venues de ... quelque part,
de très loin dans la brousse, en longues files indiennes durant des kilomètres
de sente tortueuse, elles ont supporté sans jamais faiblir des fardeaux lourds
et encombrants. L'effort quotidien pour maintenir sur leur tête un fagot de
bois surmonté d'une pile de calebasses leur a cambré les reins, dont les plis
transversaux infligent une impression pénible de vertèbres brisées. Bras en
croix, chaque main agrippant un bout d'une corde qui passe au sommet de la
charge et l'équilibre, elles ont trottiné sans arrêt. Dans leur allure
déhanchée, leur derrière se trémoussait. Leurs seins, parfois douloureux, rythmant
à contre-sens cette danse du ventre, les faisaient se pencher en avant et
souvent trébucher ; leur ventre, proéminent et lourd de fécondité, leur
arrachait des grimaces de souffrance. La plupart d'entre elles ont dû ajouter à
leur charge morte le poids d'un enfant. De celui-ci, brimbalant dans leur dos,
hochant de droite à gauche une tête endormie, la sueur et l'urine ont dégouliné
sur les jambes qui l'ont porté ...
... Leurs allures au repos portent le stigmate de
leurs efforts. Ces « femmes de somme » franchissent sur place
d'imaginaires fondrières qui, endormant un enfant, en réveillent un autre ...
Et leurs bras, privés d'emploi, se relèvent de temps en temps, pour retrouver
leur habituel point d'appui.
Mais, déjà oubliée une peine dont leur corps seul,
peut-être, a souffert, elles sont là, debout, riant stupidement. Jacassant sans
arrêt, escomptant comme Perrette le fruit de leur labeur, c'est pourtant sans
chagrin apparent qu'elles remporteront la charge invendue, qu'elles ramèneront
demain ...si Allah veut ! ...
Si un acquéreur s'était présenté sur la piste, elles
n'auraient point cédé leur faix. Espoir d'en retirer quelques sous de plus au
marché ? Je ne le pense pas. Ni l'appât du gain, qui ne saurait stimuler
des ambitions inexistantes, ni l'économie d'un temps, qu'ici aucun sablier
n'écoule, d'une peine, devenue depuis des générations une règle, ne suffisent à
détourner de leur objet, souvent imprécis, les désirs de l'âme obscure de
l'Afrique.
Heures sombres des jours, heures claires des nuits !
C'est quand la lune régnera que les « baraniris », les « talakas »
reposeront leur corps qui a ployé sous de pesantes charges. Sous l'œil du
maître qui les suit pas à pas, ces hommes de peine, méprisés, mal nourris,
n'ayant pour toute fortune que quatre ficelles poisseuses autour des reins, ne
peuvent prétendre ou accéder qu'aux besognes les plus ingrates — castes
serves. Inconscients de leur infortune, ignorant la relativité des valeurs,
entre deux suées ils se fascinent avec la menue monnaie qu'ils font sauter dans
leurs mains.
De petits ânes gris portent sur leurs épaules la croix brune
du Christ et des traces d'épines. Ces aimables bourricots d'Afrique savent
opposer à la trique qui les bosselle une admirable défense passive. Obstinés,
rustiques à souhait, relativement plus forts que nos puissants percherons, avec
trois brins de paille sèche dans le ventre, trottin-trottant ils feraient le
tour du monde chargés d'une montagne.
Des bœufs porteurs sont là, immobiles, la queue inerte, sous
le soleil incendiaire. Leurs flancs battent et leur croupe lacérée s'étire.
Trop compactes ou trop molles, leurs bouses accusent la violence de spasmes
douloureux. Vidée d'une précieuse réserve de graisse, leur bosse n'est plus
pour eux qu'un supplémentaire poids mort. Et la nature africaine, qui en cette
saison sèche se meurt un peu plus chaque jour, entretiendra de moins en moins
une vie en veilleuse, qui ne sortira de sa torpeur qu'à la lointaine saison des
pluies.
Pour l'instant, ces animaux aux yeux mornes flairent les couffes
qu'ils ont portées, puis errent ça et là, en quête de quelque détritus. Ils
n'attendent enfin, avec la patience qui les caractérise, que les quatre pailles
qui sont leur lot, avant la charge qui fera craquer leurs vertèbres ou les
écrasera dans quelque coin perdu.
Surgissant d'une masse ondulée de dos jaunâtres, des têtes
préhistoriques sur des cous reptiliens évoquent l'hydre des contes fabuleux.
Pas à pas, de dune en dune, jour après jour, sous un soleil d'enfer et dans le
froid glacial des nuits du désert, ces chameaux sont venus apporter le sel
arraché par la sueur des hommes aux entrailles du taciturne Sahara.
Autour d'eux s'empressent des Touareg ou des Maures,
hiératiques, farouches, voilés du litham et armés de lances. Sélectionnés par
une nature intransigeante, ces hommes racés et tout en muscles semblent arrivés
à un stade de constitution physique qu'aucune souffrance n'altérera plus
jamais. Le visage profondément tailladé par les terribles épines des mimosées
qui barrent souvent leur route, ils ont l'air de sortir vainqueurs d'un combat.
Hautains, mais sans mépris apparent pour les noirs qui les entourent, ils ne
paraissent guère attacher d'importance aux richesses qui miroitent à leurs
yeux. Du tissu indigo, du thé, du sucre, un peu de poisson sec pour varier leur
frugal ordinaire, quelques outils antédiluviens et des calebasses, voilà à peu
près tout ce qu'ils vont emporter.
Déjà rassemblés, ils se concertent. Mais, habitués à
économiser une salive précieuse, ils ne parlent que par monosyllabes et à bon
escient. Un doigt pointe. Tous scrutent l'horizon et aperçoivent un point que
le commun des mortels ne voit pas. Ils se regardent et, presque à l'unisson, prononcent
le grand mot qui s'adresse avec humilité au Grand Maître :
« Inch Allah ! À la volonté de Dieu ! »
Joseph GRAND.
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