Je devais avoir dix-huit ans ; sur le flanc d'un
coteau, je rencontrai un vieux monsieur que je connaissais bien, dont je venais
de traverser les terres. Il semait des glands dans un champ.
— Tu vois, petit, me dit-il, ce champ donnait du
mauvais blé ; avant que tu aies mon âge, il sera devenu un bois. Bien
exposé au flanc de ce vallon ouvert vers le soleil levant, il sera propice aux
bécasses. J'aurai, depuis longtemps, cessé de les chasser. Quand tu y viendras,
si tu en trouves quelqu'une, tu auras une pensée pour moi et tu feras une
prière pour mon âme. Puis tu te souviendras que notre mission sur la terre n'a
de sens que si l'on accomplit une œuvre qui se perpétue. Je ne me chaufferai
jamais avec le bois des chênes que je sème, mais comment nous chaufferions-nous
s'il n'en avait été semé pour nous ?
Le souvenir de ces sages paroles me revient aujourd'hui à
l'esprit, au moment d'aborder un sujet qui paraît sans rapport avec elles.
C'est que ce que je voudrais dire fera peut-être hausser les épaules à certains,
qui penseront qu'à notre époque il est inopportun de songer à demain et que la
sagesse moderne est de vivre pour le présent. Passons donc au sujet de cette
causerie.
Les expositions nous montrent les chiens tels qu'ils sont,
mais non toujours tels qu'ils devraient être. Pour les noter, les juges,
surtout ceux qui sont appelés à juger plusieurs races, étudient le standard,
des dessins, des photographies, et établissent des comparaisons entre les
chiens qu'on leur présente et des sujets considérés par eux comme type idéal,
dont ils conservent la mémoire. Les exposants, eux, considèrent souvent leurs
chiens comme des prototypes. L'appréciation des premiers peut être ainsi
sujette à défaillance et, de l'un à l'autre, varier comme leur sentiment
personnel. L'opinion des seconds, quand elle n'est pas fondée, est difficile à
vaincre. Pour essayer d'y parvenir, des juges avisés sortent parfois de leur
serviette une photographie. S'ils pouvaient la montrer à l'aide d'un
stéréoscope, le relief et l'illusion de vie, en certains cas, peut-être,
permettraient de convaincre ; mais une image est toujours imparfaite en
netteté et en détails, forcément incomplète et plate. L'idéal serait d'avoir
toujours dans le box un prototype officiel de la race vivant et de lui comparer
les concurrents. C'est en partant d'une utopie, d'une idée paraissant absurde,
non dans son avantage, mais dans sa réalisation, qu'on en découvre un dérivé
possible. Et c'est ainsi que l'idée d'un musée du chien vient comme solution
d'une regrettable lacune.
Il manque à la cynophilie un établissement d'étalonnage. En
dehors des standards, plus ou moins précis ou exacts, de revues publiant des
photographies et de quelques ouvrages, il n'y a rien d'officiel pour éduquer le
cynophile.
Que serait un musée du chien ?
Un musée n'a pas seulement pour objet de conserver des
objets rares, des collections pour satisfaire les curieux ; il a un rôle
éducatif. Si certains ne sont que des livres réels de l'histoire, montrant les
choses qui ont été, ils peuvent nous montrer aussi des documents contemporains.
Il est toujours très instructif de voir réellement ce qui a été et, quand on
peut le comparer à ce qui est, on comprend bien des choses, on élimine des
discussions stériles, on explique bien des pourquoi, on éclaircit bien des
énigmes. Des conclusions naissent alors, fertiles, et des évolutions qui se
poursuivent ou se dessinent peuvent ainsi nous dévoiler leur sens, leurs causes
et leur but.
Si nous avions dans un musée les squelettes complets des
chiens de tous les âges, nous connaîtrions l'évolution qui a produit tant de
races modernes. Si nous les possédions, par une fantaisie de la nature ou un
secret de leurs contemporains, bien conservés avec leur peau, de quels
enseignements serait une telle richesse ! Non seulement du point de vue
documentaire, mais du point de vue scientifique et pour la direction de
certains élevages. Tels caractères extérieurs qui nous paraissent naturels et
souvent essentiels apparaîtraient artificiels ou secondaires. Inversement, il
se pourrait que nous attachions plus d'importance à des détails que nous
jugeons quelquefois superflus.
Que cela eût été possible à certaines grandes époques n'est
pas douteux : aux temps des Pharaons, on estimait sans doute que tout
était définitivement fixé et ce n'est pas pour la curiosité des gens de
l'Ouest, après quarante siècles, qu'ils construisaient les pyramides et y
enfouissaient leurs secrets. Mais nous serions coupables envers les peuples à
venir si l'expérience acquise ne nous commandait pas de leur léguer les
témoignages de nos temps. Il y a plus de vingt ans, je crois, qu'un président
des États-Unis d'Amérique a fait mettre en lieu sûr, dans un souterrain
adéquat, des spécimens des principaux objets représentant l'état de notre
civilisation. Il a, je crois, omis les animaux. Ce serait une grande idée de
voir combler cette lacune, d'abord, par la cynophilie.
Mais ce but trop lointain du musée que je veux suggérer n'en
serait qu'une conséquence possible. Son intérêt réel est bien plus immédiat.
On ne saurait, en effet, discuter l'utilité qu'il y aurait à
conserver, naturalisés, des sujets de chaque race considérés comme des
prototypes, à les rassembler en musée, où les juges et les éleveurs pourraient
les examiner. Ils y seraient groupés par classes et affinités, accompagnés de
commentaires sur tableaux. Il y aurait, en outre, avantage à présenter
séparément les squelettes et la peau naturalisée dans les formes exactes de
l'animal et dans son expression particulière. Il ne serait pas difficile de
trouver des hommes de l'art qui accepteraient de se spécialiser dans cette
branche ; la profession n'est certes pas encombrée, mais elle compte de
véritables artistes. D'ailleurs, ceux-ci devraient prendre conseil auprès de
spécialistes de chaque race.
Paris serait tout indiqué pour posséder cet établissement ;
mais, en outre, des races régionales seraient également représentées au
chef-lieu de la région qui en est le berceau, au siège de la Société canine,
par exemple. Pour commencer, le musée de Paris pourrait être hébergé par le
Muséum d'Histoire naturelle, qui ne lui refuserait pas cette hospitalité. Plus
tard, le rôle de conservateur incomberait normalement à la Société Centrale
Canine. Peu enclin aux innovations, ce dernier organisme en saisirait sans doute
l'intérêt quand tous les éléments en seraient rassemblés. Les droits d'entrée
et quelques subventions, qui trouveraient ainsi à s'employer de façon plus utile
qu'elles le sont parfois, pourraient couvrir les frais de gardiennage et de
loyer.
Lors de l'exposition canine de Paris, un spécimen de chaque
race serait mis dans le ring des jugements ; après ceux-ci, il pourrait
être exposé dans la travée intéressée ou dans une enceinte spéciale où serait
reconstitué le musée.
Tel serait, dans ces grandes lignes, l'objet de ce musée.
Sa réalisation ne semble pas une gageure ; il suffirait
d'abord de la vouloir, ensuite, et sans délai, de passer à l'action. En voici
les moyens :
a. Par le seul fait de son adhésion à un club, tout
membre actif s'engage à mettre à la disposition de ce dernier la dépouille de
tout sujet désigné par le comité ;
b. Le comité désigne les sujets considérés comme des
prototypes, abstraction faite des récompenses qu'ils ont pu remporter ;
c. Dès la mort d'un sujet désigné, le propriétaire
est tenu d'exécuter les instructions que, préalablement, lui a fait tenir le
comité ;
d. Les frais de naturalisation sont à la charge du
club (en ce faisant, il fera œuvre plus utile qu'en employant ses fonds à
certains prix et à certains festins) ;
e. L'action doit être concertée, entre les clubs, si
la Société Centrale Canine n'en prenait pas l'initiative.
Cette dernière condition ne paraît d'ailleurs pas nécessaire
pour amorcer le mouvement. Il suffirait que quelques clubs commencent pour être
ensuite imités par les autres. Le musée en question ne peut se faire du jour au
lendemain ; mais, si le mouvement s'amorçait, en quelques années des
éléments suffisants pourraient être rassemblés. Il n'est pas nécessaire que
tous les clubs comprennent et acceptent l'idée à la fois. En ce domaine, comme
en d'autres, il faut des initiateurs pour indiquer la voie aux timorés et pour
les entraîner dans leur sillage.
Un grand entrepreneur, de retour d'un pays sud-américain où
il venait de traiter un marché pour l'équipement électrique du pays, me
racontait qu'en discutant le plan avec le haut fonctionnaire chargé de son
application, il avait attiré son attention sur certains points qui lui
paraissaient mal conçus et sur certains travaux par lesquels il convenait de
commencer avant d'en entreprendre d'autres, classés prioritaires par le plan.
Ce haut fonctionnaire lui dit : « Vous ne connaissez pas notre pays ;
ici, si nous ne commençons pas par n'importe quoi, nous ne commencerons jamais
par rien ! »
Sans commencer par empailler n'importe quoi, quel est le
club qui prendra l'initiative de créer le premier élément du musée ?
C'est un ballon d'essai que j'ai voulu lancer, frêle comme
un ballon de baudruche lâché par un enfant, qui éclatera, sans doute, sans
bruit et sans laisser de traces, avant d'avoir atteint une grande hauteur,
quand le dernier lecteur du Chasseur Français s'intéressant à la
cynophilie aura lu et tourné cette page. Mais le Chasseur Français n'est
pas un journal qu'on détruit, il traverse les générations. Peut-être, un jour,
l'idée sera reprise par un autre, et je la lègue à celui-là, tandis que me
revient à l'esprit le geste d'un octogénaire qui jetait des glands dans le vent
et semait pour moi ... des bécasses !
Jean CASTAING.
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