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La pêche côtière indigène en Afrique Noire

Par ses fonds rocheux et sablonneux, riches d'une flore sous-marine qui entretient un « amorçage » permanent, le banc d'Arguin, sur le rivage de Mauritanie et du Rio-de-Oro, constitue une « réserve » inépuisable qui alimente la côte occidentale d'Afrique.

Du « loup » au requin, de la sole au « capitaine », du turbot au « pageat », c'est par centaines de tonnes que chaque jour les pêcheurs de Port-Étienne, Saint-Louis, Dakar et Rufisque, ramènent à pleines pirogues la plupart des « espèces » de nos côtes métropolitaines et une foule de variétés multiformes et polychromes des eaux tropicales. Les crustacés abondent aussi ; c'est à pleins viviers que nos pêcheurs bretons vous en rapportent avec leurs robustes petits « bateaux percés ».

Lors de migrations ou de certaines « remontées », aux embouchures, sur des kilomètres carrés, les eaux moutonnent de dos grisâtres et de flancs qui argentent. Chaque coup de harpon ramène une « pièce » de forte taille ; chaque coup d'épervier rapporte vingt fritures.

Exception faite du requin et de certains thons mastodontes, le poids des divers poissons varie entre les quelques grammes d'un fretin et les 50 ou 60 kilos d'un « capitaine », poisson à chair blanche et délicate qui tient à la fois de la carpe et du brochet.

Ce n'est donc qu'une infime quantité qui se consomme sur place. C'est à pleines cuves que les pêcheries mettent en saumure, puis au séchage, au fumage, ou qu'elles mettent en conserve.

De longues caravanes venaient autrefois écouler leurs produits et emportaient le poisson sec, par milliers de courtes. Aujourd'hui, les camions drainent le « phosphore » aux confins des territoires, pour les populations qui ne voient d'autre eau que celle du nuage et du puits.

La pirogue des pêcheurs en mer mesure de quatre à cinq mètres de long, sur un mètre de large et quatre-vingts centimètres de creux. Elle est conçue pour franchir la « barre » : série de hauts rouleaux qui déferlent au moment où les creux de houle atterrissent sur des fonds insuffisants pour leur évolution. Elle est taillée en forme de conque, ce qui lui permet de pivoter en tout sens, pour opposer une « souplesse » à la force brutale.

Franchir la barre est toujours une opération délicate pour ceux qui l'exécutent, et amusante pour ceux qui les regardent. Le frêle esquif chavire souvent et, perché sur une crête d'écume, revient s'échouer, à une vitesse folle, avec ses occupants qui semblent la poursuivre en rampant et s'amuser beaucoup.

La mâture est une perche verticale, au bas de laquelle sont assujettis deux espars : l'un qui part à angle droit, et l'autre en bissectrice. Une voile carrée n'est fixée qu'aux quatre points extrêmes de cet assemblage, et l'on a l'impression d'assister, quand l'esquif est au large, à la noyade d'un papillon. Ce gréement précaire oblige d' « amener » pour « virer de bord ». Lorsqu'on navigue « au plus près », deux hommes montent sur le bordage, agrippent leurs mains à un filin fixé au mât et se penchent fortement en arrière pour compenser la « gîte ». On dérive autant qu'on embarque ... on « serre » un peu moins le vent et on écope ...

C'est avec une flottille de 1.500 à 2.000 engins de ce genre, qui n'hésitent pas à se « larguer » de 80 kilomètres et plus, que Saint-Louis, par exemple, peut s'offrir le luxe de recouvrir ses plages de 150 à 200 tonnes de poisson, en ne péchant en moyenne que trois ou quatre heures par jour ...

Elle est vraiment très pittoresque l'arrivée brutale de cette flottille : une volée de feuilles mortes, sous une gifle de mistral ; une cohorte de bûcherons qui abattent une futaie de mâts ; des équipes de bousiers qui s'escriment avec des lunes grimaçantes ...

Pour éviter la perte de la pêche en cas de chavirage, on l'enfile par les ouïes sur une longue corde amarrée à la pirogue. Les longs chapelets de poissons sont « traînaillés » par les enfants et amoncelés auprès d'escadrons de matrones qui donnent force coups de couteau aux poissons pour les étriper et aux milliers d'oiseaux de proie qui leur égratignent les doigts.

Sous leurs coups de maillet, des « requins-marteau » s'aplatissent, des « chevilles » se rompent, des daurades s'éteignent, des « poissons-phare » jettent leur dernier feu et des « lanternes » ne brillent plus.

Quels moyens ingénieux faut-il pour alimenter une telle industrie ? Du solide cordeau, un peu de fil de fer et de gigantesques hameçons ; l'appétit des victimes fait le reste ... Par quinze, à vingt « brasses » de fond, on laisse flotter ; on jette à l'eau une bouillie de poisson et de sable pour amorcer une odeur, et chacun des trois hommes « cale » sa « palangrotte ». C'est un filin capable de remorquer un bœuf, le long duquel sont fixés cinq ou six hameçons, appâtés avec de la viande, du poisson, une crevette, un fretin, etc.

Sans arrêt les prises succèdent aux prises. Les doigts sont parfois entamés profondément par la ligne qui file, happée dès sa mise à l’eau. On « embarque d'autorité » ; on se met à deux ou trois s'il y a lieu, pour « faire sauter » par-dessus bord. Si une pièce est trop lourde, après l'avoir assommée on 1' « amarre en poupe », pour la remorquer.

Il arrive fréquemment qu'un filin casse net au ras du bordage, ou entraîne la pirogue, qui bondit de vague en vague et quelquefois chavire. J'ai toujours admiré le sang-froid, ou plutôt le manque d'émotivité de ces pêcheurs qui évoluent sans crainte au milieu des squales de tout acabit. Ils redressent l'embarcation parmi les épaves restées attachées, la font pencher dans le sens de la longueur, afin de vider assez d'eau pour établir une mince flottaison, puis ils finissent de la vider avec une calebasse et rembarquent tout le « bataclan ».

En fait de filets, ils n'emploient guère que la « senne sans poche ». C'est une bande de 200 mètres, à mailles fines, fortement lestée et allégée, dont chaque extrémité est tirée à l'aide de « funes » de plusieurs centaines de mètres. Pour la caler, on l'embarque dans une pirogue qui la mettra à l'eau en décrivant un vaste demi-cercle ... Lorsque l'embarcation accoste, deux équipes de trente à quarante hommes tirent chacune d'un côté, draguant ainsi le fond.

Lorsque l'engin arrive, c'est un grouillement indescriptible. Il est rarement possible de le « tirer au sec » avant de l'avoir vidé d'une grande partie de son contenu. Pour cela, des hommes saisissent l'élingue des flotteurs dans une fourche de bois qu'ils piquent verticalement dans le sable, pour éviter la pluie des fuites. Ils plongent ensuite dans la masse gluante qui émet un « bruit visqueux », remplissent de bourriches qu'ils chargent d'un coup de reins et qu'ils vont, ployant sous le faix, dégonfler sur la plage. Il n'est pas rare de faire ainsi des « coups de mulets » de 15 tonnes.

Quelques Européens ont aussi installé, depuis la guerre, des pêcheries de requins. À Joal, près de Dakar, l'une d'elles en traite une dizaine de tonnes par jour.

La peau fournit le fameux « galuchat », le foie, une huile qu'on doit doser au compte-gouttes, en raison de son extrême richesse en vitamines, auprès de laquelle l'huile de foie de morue n'est qu'une infâme « bibine ». Quant à la chair, elle n'est pas du tout désagréable ; mais oui ! Vous faites la grimace !

Ne me dites pas que vous n'en avez jamais mangé, vous m'étonneriez ; fraîche ou en conserve, on l'avait peut-être baptisée « thon blanc », et, comme elle coûtait quarante sous de plus ou de moins, vous vous êtes régalés ...

C'est par milliers que les requins se coulent en tapinois « entre deux eaux » ou qu'ils labourent la surface des longues estafilades de leur soc.

Nul piège compliqué, nul combat homérique pour capturer ces « gouffres » de 30 à 300 kilos et plus ; leur nombre est tel qu'il serait stupide de leur courir après. Sur ces côtes basses, de longues nappes de fibre rugueuse ne sont relevées que périodiquement pour être réparées. Les squales viennent y buter, poussent stupidement, engagent leur museau, une nageoire, s'entortillent en se débattant, et s'épuisent en efforts stériles ... C'est la « thonaille » pratiquée sur les côtes de Provence et du Languedoc.

J. GRAND.

Le Chasseur Français N°668 Octobre 1952 Page 630