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Souvenirs … piquants

À ce moment, je voyageais comme tout le monde, comme tous ceux qui étaient obligés de le faire, par tous les moyens : chemin de fer, cars et surtout bicyclette. C'était l'époque où les « vert-de-gris » nous quittaient.

J'étais allé faire un tour dans la région de Madiran et Castelnau-Rivière-Basse, pays d'un fameux nectar blanc, dans les Hautes-Pyrénées. Bien accueilli par tout le monde, je prospectais la région en tous sens à vélo ; les côtes y sont nombreuses, mais j'avais l'entraînement et, le ravitaillement ne manquant pas, le « gazopattes » fonctionnait assez bien.

Par une chaude après-midi, je me dirigeais vers la gare sans trop me hâter, quand je vis un homme en grand tenue : chapeau et voilette, juché sur une échelle, au premier étage d'une maison en bordure de la route, enfumant un essaim d'abeilles qui s'était posé sur la fenêtre ; une ruche avait été montée à l'aide d'une corde à côté dudit essaim et attendait le bon vouloir de la gent ailée. Curieux comme tout Méridional, je m'arrête et, le cou tendu, j'attends pour voir ce qui allait arriver. Hélas ! je ne pensais pas que je ferais les frais de la farce. Immobile, je dus être considéré comme un vieux figuier par ces bestioles et je reçus l'essaim entier sur ma tête et les épaules : dix centimètres d'épaisseur d'abeilles. « Pauvrot », comme on dit chez nous, il n'y eut plus d'homme ; lunettes, chapeau, vélo, serviette, tout cela s'éparpilla au milieu de la route. Tête baissée, je fonce vers l'entrée de la maison, piqué, poursuivi, par le col de la chemise, par les manches, par les jambes des pantalons ; quelle samba ! J'ouvre la porte ; des cris, tout le monde se sauve. Seule la maîtresse de maison ne perd pas son sang-froid ; un litre de vinaigre en mains, elle m'arrose, tandis que dans la cour tout gueulait, hurlait : cochons, oies, chiens, tous étaient dévorés par les abeilles. Cela dura quelques minutes.

J'eus un malaise, j'étouffais, je manquais d'air; il me semblait que j'allais mourir. Je voulus ouvrir la porte. Je pris le loquet et tombai raide dans le vestibule. Une heure après, je me réveillai dans un lit, tout le monde autour de moi. J'entends mais ne vois pas, et pour cause, j'étais aveugle ; à la fin, n'y tenant plus, je me fais ouvrir les yeux ; je sentis que l'on m'écartait les paupières, moi-même je le fis, mais sans résultat, la dose de venin était trop forte. Un grand moment après, je recouvrais la vue. Quel soulagement pour moi et pour les spectateurs ; ces braves gens en étaient mourants ; enfin, lorsque j'eus la force de me tenir debout, je ne voulus pas d'aide pour partir, je m'en fus à pied à l'hôtel et me couchai illico.

À mon réveil, le lendemain, il était magnifique, mon portrait : une figure comme une citrouille, des yeux à épater un Asiate. Je pris le train, pas fier ; lorsque j'arrivai chez moi, ma femme ne put s'empêcher de rire : « Eh bien ! tu as trouvé à qui parler, me dit-elle, tu n'as pu tenir ta langue. » Elle croyait à une explication politique orageuse, mais les dards qu'elle m'extirpa de la peau la convainquirent. Quarante-huit heures après, plus de traces, mais que de commentaires sur ce sujet :

« Vous n'aurez plus de rhumatismes ... Cela vous protégera de ceci et de cela ... Vous n'aurez pas de telle ou telle maladie, etc. Or, le croirez-vous, l'année suivante je piquai une crise de rhumatisme à la jambe gauche, quelque chose de bien !

Jean BERGEAUD.

Le Chasseur Français N°669 Novembre 1952 Page 683