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le style Art Nouveau - 1 - |
Fonctionnement de la société dans laquelle est plongé l'artiste
Dans un autre texte on a expliqué
que la société de cette époque se délite en
couches sociales hétérogènes l'une à l'autre,
de la même façon qu'un liquide qui connaît en son sein
des différences de vitesse trop importantes pour se résorber
par le seul brassage du mouvement brownien, se délite lui aussi
en couches laminaires séparées [ F
revoir l'image caractéristique dans une autre fenêtre].
On y a vu aussi que le caractère paradoxal de cette situation
provient de ce que cette hétérogénéité
des couches (sociales ou laminaires) s'allie à une homogénéité
foncière (de la société après ses réorganisations
de l'époque révolutionnaire, ou du matériau fluide
non mélangé qui se délite). Pour cette raison on a
appelé ce paradoxe : "homogène / hétérogène".
Nature du paradoxe que l'artiste cherche à maîtriser
L'artiste, comme tous les membres de sa société, est donc
"pris", "englué" dans le paradoxe "homogène / hétérogène".
Mais il est trop "pris", trop "englué" dans ce paradoxe pour
pouvoir le regarder en face. Il est "dépassé" par ce paradoxe
qui domine inconsciemment son comportement. Ce paradoxe est trop omniprésent
dans les rouages de sa société et à toutes les échelles
et sous tous les aspects de son fonctionnement, pour qu'il puisse l'appréhender
avec un quelconque recul. Il est lui même une partie de ce paradoxe,
puisque ce paradoxe est celui qui a trait à la relation entre la
société dans son entier et chaque membre de cette société.
À défaut de pouvoir y faire face, et dans le but de prendre
le recul qui lui manque pour saisir complètement ce qui se passe
en lui, il peut apprivoiser une forme moins virulente de ce paradoxe, une
forme que l'acquis antérieur de la société a permis
d'intégrer à la complexité du fonctionnement interne
de chacun, une forme que pour cette raison il pourra dominer, dont il pourra
appréhender tous les aspects, saisir toutes les relations internes
impliquées par son fonctionnement. Cette forme atténuée
du paradoxe "homogène / hétérogène", on peut
penser que c'est le paradoxe "ça se suit sans se suivre" puisque
c'est lui qui a dominé le fonctionnement de la société
à la période précédente,
celle des révolutions de la fin du XVIIIème siècle.
On explique maintenant pour quelle raison le recours à ce fonctionnement
paradoxal est effectivement impérieux pour une personne "prise"
dans le paradoxe "homogène / hétérogène" afin
de l'aider à tenir dans une telle situation.
Pertinence du paradoxe
"ça se suit sans se suivre"
Si une société est homogène il n'y a pas de barrière
entre les personnes, et peu importe alors le rang social. Si au contraire
elle est hétérogène, des barrières déclarées
ou invisibles maintiennent fermement chacun "à son rang et à
sa place", tout du moins à l'intérieur des frontières
que marque sa classe ou sa couche sociale. S'y retrouver dans une situation
où le rang compte et ne compte pas à la fois, où la
place dans la hiérarchie sociale est à la fois essentielle
et indifférente, cela nécessite donc de bien maîtriser
intérieurement une situation où "ça se suit sans se
suivre" dans la hiérarchie sociale.
La justification de ce paradoxe est en fait plus complexe et plus profonde
que la présentation qui vient d'en être faite.
Fondamentalement, l'existence de couches laminaires implique que les
couches du fluide s'appuient toutes les unes sur les autres, sans pourtant
qu'aucun point d'appui précis de l'une sur l'autre ne soit décelable.
Comme elles glissent sans arrêt l'une sur l'autre, s'écoulent
l'une sur l'autre sur la totalité de leur surface en même
temps, les points de contact qui pourraient se créer entre elles
sont tous constamment annulés par leur mouvement relatif. Pourtant,
l'appui constant et en tous points qu'elles se font l'une sur l'autre n'est
pas illusoire, puisqu'aucun jour et aucun décollement ne se produit
entre elles.
Des couches laminaires sont donc parfaitement collées l'une
sur l'autre, et aucune pourtant n'a de contact avec l'autre ! Elles sont
rangées par ordre de vitesse progressif et se suivent sans interruption,
mais d'aucune pourtant on ne peut dire qu'elle vient "juste après"
une autre !
Ici il est requis de rappeler les recherches mathématiques de
Georg Cantor, l'un des pères de la théorie moderne des ensembles.
Il les a menées dans la fin du XIXème siècle, à
l'issue donc de la période historique qui nous occupe. Ces recherches
portaient sur la façon dont les nombres, dans certaines circonstances,
se suivent sans interruption, sans pourtant qu'aucun ne vienne immédiatement
après l'autre. Elles ont débouché sur la théorie
des nombres que Cantor a dénommés "transfinis".
Les nombres transfinis sont des nombres que l'on peut dire infiniment
plus infinis que les nombres infinis "normaux". Si l'on ajoute 1 à
un nombre entier quelconque, et que l'on continue sans cesse à ajouter
1, puis 1, etc jusqu'à l'infini, on produit la suite des nombres
entiers bien classés l'un derrière l'autre et cela donc jusqu'à
l'infini. C'est cela l'infini "normal", "habituel". Cantor montra la nécessité
logique de déduire de cette production infinie des nombres entiers,
l'existence d'un premier nombre qu'il appela transfini, qui possède
la particularité de venir à la suite de la série infinie
des nombres entiers (c'est-à-dire qu'il faut passer par les nombres
entiers pour l'atteindre), et en même temps de n'être précédé
par aucun des nombres entiers. On peut ajouter autant de fois + 1 à
un nombre entier réel, même infini, on n'obtient jamais le
premier nombre transfini, et l'on peut retrancher autant de fois 1 à
un nombre transfini, même le plus petit que l'on puisse imaginer,
on n'obtient jamais un nombre entier réel. Une frontière
irrémédiable sépare l'ensemble des nombres entiers
réels et celui des nombres entiers transfinis, de telle façon
qu'ils ne se touchent en aucun point. Pourtant, ils se succèdent
et se suivent exactement de telle façon qu'il n'y a place pour aucune
autre sorte de nombres entre eux deux.
Le lecteur qui n'est pas familiarisé avec la gymnastique spéciale
des nombres transfinis ne doit pas penser que l'on vient ici de repérer
un paradoxe dans la théorie mathématique. Non, ce paradoxe
est parfaitement reconnu et intégré en tant que tel dans
la théorie moderne des ensembles infinis. On se contente de souligner
l'analogie entre ce paradoxe sur lequel s'appuie toute une branche des
mathématiques, et le paradoxe de l'écoulement laminaire d'un
fluide : la suite des nombres entiers engendre à sa frontière
supérieure le même type de paradoxe fonctionnel que celui
qui se crée aux frontières qui séparent les différentes
couches d'un liquide lorsqu'elles sont décalées l'une de
l'autre par une brutale différence de vitesse.
Il n'est peut être pas sans signification que ce paradoxe mathématique
fut pensé à l'époque même où la société
occidentale adopta un mode de fonctionnement laminaire.
Le marxisme, pensée elle aussi caractéristique de cette
période, s'attache à montrer comment l'ensemble du comportement
et de la pensée varie d'une classe à l'autre, et même
d'une couche ou d'une sous-couche à l'autre. Les classes sociales
se frottent constamment l'une à l'autre, dépendent complètement
l'une de l'autre, mais pourtant elles n'ont véritablement aucun
point commun, puisque même leur conception du monde s'oppose totalement.
Il est possible de repérer une analogie profonde entre l'idéal
de la société communiste sans classe qui doit succéder
irrémédiablement à la société fondée
sur la lutte des classes, et l'invention par Cantor des nombres transfinis
qui succèdent irrémédiablement aux nombres infinis.
Dans les deux cas, fonctionne le paradoxe d'une suite continue et implacable
qui contraste avec l'absence simultanée de tout contact possible
entre les deux états qui se succèdent : c'est la suite irréversible
de l'histoire qui fait envisager l'avènement de la société
communiste à l'horizon de son futur, et en même temps il n'y
a aucun contact imaginable entre la société sans classe et
la société d'avant fondée sur la lutte des classes
et la domination d'une classe par l'autre (la dictature du prolétariat
dans sa phase ultime). Ces deux moments de la société se
suivent, ils ne sont séparés par rien, et pourtant ils n'ont
véritablement "aucun point commun".
Les deux procédés
du paradoxe "ça se suit sans se suivre"
Comme à toute époque [ F
revoir l'explication dans une autre fenêtre], nous trouvons deux
procédés pour exprimer ce paradoxe : le procédé
analytique, et le procédé synthétique.
En architecture, ce procédé analytique consiste à
faire en sorte que les éléments et les espaces se succèdent
par un certain aspect de leurs dispositions, et que par un autre aspect
ils ne soient pas à la suite les uns des autres. Ce procédé
consiste donc à réellement mettre en présence les
termes contradictoires du paradoxe, termes qui normalement s'excluent.
Mais par sa réussite même, ce procédé tue ce
qu'il y a de vraiment paradoxal, c'est-à-dire d'insoluble dans le
paradoxe qu'il illustre.
Le procédé synthétique consiste, par des conflits
dans notre perception, à nous faire ressentir le trouble exact qui
s'installe en nous lorsque l'on cherche à percevoir que les espaces
se suivent sans se suivre. Ce procédé permet cette fois de
garder vivante l'impression d'impossible cohabitation des deux termes du
paradoxe, mais en échange il se doit d'être moins exigeant
sur ce qu'il fait réellement. Il garde vivante l'impression d'incompatibilité
entre le fait de se suivre et le fait de ne pas se suivre, mais doit s'abstenir
de matérialiser réellement cette situation.
Garnier
: l'escalier de l'Opéra de Paris
vue générale de
l'escalier (dans une autre fenêtre)
vue du palier et des volées
supérieurs (dans une autre fenêtre)
L'Opéra de Paris fut édifié par Louis-Charles
Garnier (1825-1898) entre 1862 et 1875.
L'impératrice elle-même avait remis un projet au concours
ouvert pour cette construction. Alors qu'elle signifiait sa désapprobation
à l'architecte parce que le bâtiment n'était d'aucun
style, "ni du Louis XIV, ni du Louis XV, ni du Louis XVI !", Garnier lui
répondit : "C'est du Napoléon III et vous vous plaignez !"
Son célèbre escalier relève du paradoxe que nous
décrivons.
La courbe de ses emmarchements s'inverse sur les bords pour anticiper
la volée perpendiculaire suivante, de telle sorte que les volées
successives se suivent quant à la disposition de l'arrondi des marches.
Mais elles sont nettement séparées par un palier dont la
volée du haut repart sans garder la direction de la précédente,
donc en ne la suivant pas.
Dans un autre texte il est
expliqué que, au cycle du noeud qui fonctionne en organisation,
chaque paradoxe dominant utilise trois autres paradoxes dominés
qu'il combine pour se faire valoir.
Il peut être un bon exercice d'entraînement de rechercher
comment le paradoxe dominant "ça se suit sans se suivre" utilise
dans l'escalier de l'Opéra Garnier et dans la salle de lecture de
la Bibliothèque Nationale les paradoxes :
fermé / ouvert (que l'on trouve dans le style de l'époque
Révolutionnaire)
homogène / hétérogène (que l'on trouve dans
l'un des aspect du style Art Nouveau)
rassembler / séparer (que l'on trouve dans l'autre aspect du style
Art Nouveau)
Pour être complet, il convient de rechercher chaque fois l'expression
analytique et l'expression synthétique de chacun de ces paradoxes.
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