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Saarinen et Mies Van der Rohe |
Fonctionnement de la société dans laquelle est plongé l'artiste
Dans un autre texte on a expliqué
que, pour une partie de la société occidentale au début
du XXème siècle, le stade de l'organisation en spirale des
différentes couches sociales ne suffisait plus pour faire face à
ses contradictions internes, et que désormais aucune unité
d'ensemble de la société n'était envisageable. Comme
cela se passe pour un fluide qui doit concilier en son sein des différences
de vitesse qu'une unique spirale ne peut plus résorber, se forme
désormais une suite de spirales qui s'épuisent l'une après
l'autre à tenter de les résorber. On a indiqué que
cette structure en chaîne de spirales correspond à ce que
les physiciens dénomment des "allées tourbillonnaires de
von Karman" [
revoir l'image caractéristique dans une autre fenêtre].
Dans le texte rappelé plus haut, on a vu aussi que le caractère
paradoxal de cette situation provient de ce que la continuité ininterrompue
de cette chaîne dynamique s'oppose à son caractère
foncièrement coupé en étapes successives. Cette situation
nous a fait désigner ce paradoxe : "continu / coupé en étapes",
ou pour simplifier "continu / coupé".
Nature du paradoxe que l'artiste cherche à maîtriser
L'artiste, comme tous les membres de sa société qui participent
à ce fonctionnement, est donc "pris", "englué" dans le paradoxe
"continu / coupé".
Mais il est trop "pris", trop "englué" dans ce paradoxe pour
pouvoir le regarder en face. Il est "dépassé" par ce paradoxe
qui domine inconsciemment son comportement. Ce paradoxe est trop omniprésent
dans les rouages de sa société et à toutes les échelles
et sous tous les aspects de son fonctionnement, pour qu'il puisse l'appréhender
avec un quelconque recul. Il est lui même une partie de ce paradoxe,
puisque ce paradoxe est celui qui a trait à la relation entre la
société dans son entier et chaque membre de cette société.
À défaut de pouvoir y faire face, et dans le but de prendre
le recul qui lui manque pour saisir complètement ce qui se passe
en lui, il peut apprivoiser une forme moins virulente de ce paradoxe, une
forme que l'acquis de la société a déjà permis
d'intégrer à la complexité du fonctionnement interne
de chacun, une forme que pour cette raison il pourra dominer, dont il pourra
appréhender tous les aspects, saisir toutes les relations internes
impliquées par son fonctionnement. Cette forme atténuée
du paradoxe "continu / coupé", on peut penser que c'est le paradoxe
"synchronisé / incommensurable" puisque c'est lui qui a dominé
l'étape précédente
de l'évolution du fonctionnement de la société.
On explique maintenant pour quelle raison le recours à ce fonctionnement
paradoxal est effectivement impérieux pour une personne "prise"
dans le paradoxe "continu / coupé" afin de l'aider à tenir
dans une telle situation.
Pertinence du paradoxe
"synchronisé / incommensurable"
Quand la société atteint cet état où chacun
est profondément coupé des autres à l'intérieur
d'une spirale individuelle en chaîne avec celle des autres, nous
n'avons aucune possibilité d'aller nous confronter aux autres pour
nous accorder avec eux, et pourtant nous ressentons que ce nous faisons
est en phase avec ce qu'ils font, puisque nous sommes dans une dynamique
d'ensemble qui tient le coup. Pour comprendre notre relation aux autres,
il faut donc que nous soyons capables de percevoir que nous sommes parfaitement
synchronisés avec eux, tout en ressentant l'absence de possibilité
de mesurer et de vérifier ce synchronisme. Nous devons par conséquent
ressentir à la fois le synchronisme et l'incommensurabilité
de notre dynamique avec celle des autres.
Les deux procédés
du paradoxe "synchronisé / incommensurable"
Comme à toute époque [
revoir l'explication dans une autre fenêtre], nous trouvons deux
procédés pour exprimer ce paradoxe : le procédé
analytique, et le procédé synthétique.
Ce procédé analytique consiste à faire en sorte
que l'architecture synchronise effectivement certains de ces éléments,
tandis que d'autres éléments de cette architecture se montrent
eux incommensurables, soit parce que leur différence de taille les
rend impossible à comparer, soit parce que le sens inverse de leurs
courbures les rend impossible à percevoir simultanément [
voir l'explication], etc. Ce procédé consiste donc à
réellement mettre en présence les termes contradictoires
du paradoxe, termes qui normalement s'excluent. Mais par sa réussite
même, ce procédé tue ce qu'il y a de vraiment paradoxal,
c'est-à-dire d'insoluble dans le paradoxe qu'il illustre.
Le procédé synthétique consiste, par des conflits
dans notre perception, à nous faire ressentir le trouble exact qui
s'installe en nous lorsque l'on cherche à percevoir que les espaces
ou les éléments de l'espace sont simultanément synchronisés
dans leur dynamique et impossibles pourtant à mesurer l'un par rapport
à l'autre. Ce procédé permet cette fois de garder
vivante l'impression d'impossible cohabitation des deux termes du paradoxe,
mais en échange il se doit d'être moins exigeant sur ce qu'il
fait réellement. Il garde vivante l'impression d'incompatibilité
entre le synchronisme et l'incommensurabilité, l'impression de "miracle"
associé à cette situation, mais en revanche il doit s'abstenir
de la matérialiser réellement.
Wright
: Darwin D. Martin House à Buffalo
vue d'ensemble de l'extérieur
de la maison (dans une autre fenêtre)
Frank Lloyd Wright est un architecte américain né en
1867 et mort en 1959.
D'une série de maisons qu'il intitula les "maisons dans la prairie",
nous examinons celle qu'il a construite pour Darwin D. Martin en 1905-1906
à Buffalo dans l'Etat de New-York.
L'une des innovations de Wright, que l'on retrouve particulièrement
dans cette maison, est l'indépendance que prennent les toits par
rapport à la maçonnerie qu'ils couvrent.
Une autre caractéristique que l'on trouve dans la plupart de
ses maisons dans la prairie, concerne le traitement de l'ensemble à
l'aide d'horizontales décalées l'une l'autre, et qui se croisent
avec des verticales qui sont également décalées l'une
de l'autre. Par "décalées", il faut entendre que le bâtiment
ne se contente pas d'affirmer des lignes horizontales et des lignes verticales,
mais qu'il rend visible le postulat d'Euclide selon lesquelles des parallèles
ne se rencontrent jamais.
La combinaison de l'effet d'indépendance des toits et de l'effet
de décalage des horizontales et des verticales, a pour résultat
que toute notion d'enveloppe fermée et continue du bâtiment
est bannie : les longues enfilades horizontales de toitures et de parapets
ne se rejoignent nulle part pour refermer l'intérieur du bâtiment,
et les massifs verticaux de soutien ou de cheminées croisent ces
horizontales en s'imbriquant entre elles, mais sans jamais sembler les
rencontrer, donc sans jamais vraiment les croiser.
Ces horizontales qui jamais ne se rejoignent pour clore le volume,
ces horizontales et ces verticales qui jamais ne se rencontrent bien qu'elles
se croisent, voilà pour l'effet d'incommensurabilité : il
n'y a aucun endroit où ces ligne se touchent et se calent l'une
sur l'autre pour que l'on puisse apprécier leur évolution
réciproque à partir d'un point qu'elles auraient clairement
en commun.
Pourtant, dans la zone qui regroupe les cheminées et l'aile en
retour de la toiture, se distingue une densité spécialement
forte des imbrications d'horizontales et de verticales. Dans cette zone,
les massifs semblent s'ancrer fermement l'un à l'autre, même
si l'on ne peut préciser aucun endroit exact où ils s'attacheraient.
À partir de cet ancrage, qui sert à caler le départ
de notre perception de l'ensemble du bâtiment, nous percevons ensuite
les toits et les parapets qui s'en éloignent ensemble et de concert,
qui s'étalent vers le lointain de façon synchronisée
les uns avec les autres. Voilà pour l'effet de synchronisation,
mais la synchronisation se manifeste aussi d'une autre façon à
cet ancrage, car il souligne une zone où toutes les horizontales
et toutes les verticales ont donc été capables de s'accorder
pour saillir juste ce qu'il faut pour s'accrocher l'une à l'autre
sans pour autant se coller complètement : elles ont donc su synchroniser
le dosage de leur impact visuel pour faire affleurer en douceur leur rencontre,
au même endroit, et avec la bonne intensité.
Dans cette architecture l'expression analytique et l'expression synthétique
du paradoxe sont étroitement combinées.
En effet, la densification des imbrications dans une zone bien repérable
sert à l'expression analytique, car elle s'oppose clairement à
l'absence de croisements entre horizontales et verticales dans le reste
de la construction, mais elle sert aussi à l'expression synthétique,
puisqu'on ne peut séparer dans cette zone l'effet de croisement
de l'effet d'indépendance des lignes.
Aalto
: Maison de la Laponie à Rovaniemi
vue d'ensemble de l'extérieur
du bâtiment (dans une autre fenêtre)
L'architecte finlandais Alvar Aalto est né en 1898 et mort en
1976.
Rien dans son oeuvre ne ressemble de prime abord à celle de
Wright. Certes, l'un est d'un pays nordique tandis que l'autre spécialiste
des constructions dans le désert américain, mais ce n'est
pas là l'essentiel de la cause de leurs différences apparentes
: d'une façon très "paradoxale", la marche en avant de la
complexité empile l'une au dessus des autres des couches de complexité,
et les noue même ensemble de plus en plus fort, et pourtant cela
ne resserre pas le champ des possibles mais au contraire les oeuvres des
artistes deviennent de plus en plus diverses dans leur apparence. Dans
toutes les étapes suivantes nous retrouverons d'étonnants
amalgames d'artistes aux oeuvres apparemment très différentes,
fonctionnant pourtant fondamentalement de façon analogue.
La Maison de la Laponie à Rovaniemi fut construite de 1963 à
1975.
On voit au premier plan la ligne horizontale de ses bâtiments
administratifs, et au second plan les massifs ondulants qui coiffent les
salles de concert et de congrès. Sur la photographie on voit cinq
ondulations de tailles très différentes.
Ces courbes du toit font exactement les mêmes choses, et de façons
parfaitement synchronisées entre elles : elles montent et redescendent
toutes au même rythme, et elles connaissent même un petit ressaut
qui brise leur ligne exactement au même endroit de leur parcours.
Mais leur imbrication, leurs différences de tailles, les décalages
en hauteur de leur point de départ, l'impossibilité de percevoir
comment commence certaines courbes en partie masquées par d'autres
ou par le bâtiment du premier plan, tout cela trouble et nuit les
rapprochements visuels que l'on est tenté de faire de l'une à
l'autre.
L'architecte nous suggère de comparer la similitude des courbes,
parce qu'il nous en montre suffisamment pour que l'on perçoive qu'elles
se développent au même rythme. Mais en même temps, il
nous en cache suffisamment, et nous les rend suffisamment différentes
dans leur façon d'émerger, pour que nous soyons découragés
de suivre cette comparaison et que nous nous contentions de saisir au vol
le miracle de leur synchronisme.
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Dans un autre texte il est
expliqué que, au cycle du noeud qui fonctionne en organisation,
chaque paradoxe dominant utilise trois autres paradoxes dominés
qu'il combine pour se faire valoir.
Il peut être un bon exercice d'entraînement de rechercher
comment le paradoxe dominant "synchronisé / incommensurable" utilise
dans les oeuvres présentées ci-dessus les paradoxes :
continu / coupé (que l'on trouve chez Eero Saarinen et Mies Van
der Rohe)
lié / indépendant (que l'on trouve chez Le Corbusier et Niemeyer)
même / différent (que l'on trouve chez Safdie et Hasegawa)
Pour être complet, il convient de rechercher chaque fois l'expression
analytique et l'expression synthétique de chacun de ces paradoxes.
Cette décomposition a été faite dans l'analyse
de l'oeuvre de Matisse de la [brève
histoire de l'art]
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