Je
venais de découvrir Wilkie Collins, l'auteur de beaux romans à suspens
tels que Armadale ou Pierre de Lune et je me désespérais devant le peu
de traductions disponibles (ça a changé depuis !) L'idée, c'était de
traduire moi-même un de ses romans, la Reine des Cœurs, sorte d'hommage
aux Mille et Une Nuits. (J'ignorais alors qu'Emile Forgues l'avait
déjà traduit en 1864. Bref !) Mais avant, je
voulais me faire la main sur un texte court. J'ai opté pour Henry
James, que j'aime beaucoup, un contemporain de Collins, et je crois que
les deux hommes
s'appréciaient.
Daisy
Miller est une très belle nouvelle, peut-être pas
facile à lire pour les jeunes lecteurs qui pourraient s'être
égarés sur mon site, car James a un style parfois... pesant, avec de
très longues phrases à la Proust, il peut aussi abuser des adverbes qui en général m'horripilent, mais l'intérêt est ailleurs.
C'est surtout un auteur envoûtant. Quand il vous attrape, il ne vous
lâche plus. Et il y réussit à merveille dans Daisy Miller. Mon souhait le plus cher est de m'attaquer à L'image dans le Tapis, véritable petit chef-d'oeuvre.
Le texte original est disponible ici : http://www.lem.seed.pr.gov.br/arquivos/File/daisy.pdf
1
Il y a dans la petite ville de Vevey, en Suisse, un hôtel particulièrement
confortable. Certes, on y trouve beaucoup d’hôtels ; car la
distraction des touristes est la grande affaire de l’endroit situé, comme
s’en souviendront bien des voyageurs, au bord d’un lac d’un bleu
magnifique – lac que chaque touriste se doit de traverser. La rive du lac
présente une suite ininterrompue d’établissements de cet ordre, de
toutes les catégories, depuis le “ Grand Hôtel ” à la
dernière mode, avec une façade comme blanchie à la craie, une centaine de
balcons, et une dizaine de drapeaux flottants sur son toit, jusqu'à la
petite pension * suisse d’autrefois, avec son nom inscrit en
lettres gothiques sur un mur rose ou jaune, et un malheureux pavillon d’été
à l’angle du jardin. Cependant, un des hôtels de Vevey est célèbre, et
même typique, car il se distingue de ses riches voisins par un air à la
fois de luxe et de maturité. Dans cette région, au mois de juin, les
voyageurs américains sont extrêmement nombreux ; on peut même dire
qu’ en cette période Vevey offre quelques-unes des caractéristiques
d’une ville d’eau américaine. Certains spectacles, certaines ambiances,
évoquent une vision, un écho de Newport ou de Saratoga. Il y a çà et là
des va-et-vient de jeunes filles “ chic ”, des bruissements de
volants de mousseline, un fracas de musique de danse aux heures matinales,
à tout moment des éclats de voix aiguës. C’est à l’excellente
auberge des “ Trois-Couronnes ” qu’on s’en rend le mieux
compte, et on se croit transporté à l’Océan House ou au Congrès Hall.
Mais il faut ajouter qu’aux “ Trois-Couronnes ” il y a
d’autres traits qui ne s’accordent pas avec cette évocation :
serveurs allemands impeccables, qui ont l’air de secrétaires
d’ambassades ; princesses russes assises dans le jardin ; petits
garçons polonais se promenant, tenus par la main, avec leurs précepteurs ;
vue sur la cime neigeuse de la Dent du Midi, et sur les tours pittoresques
du château de Chillon.
Je ne sais trop si c’étaient les différences ou les analogies qui
occupaient le plus l’esprit du jeune américain assis, voilà deux ou
trois ans, dans le jardin des “ Trois-Couronnes ”, regardant
nonchalamment autour de lui les quelques gracieux objets que j’ai mentionnés.
C’était une très belle matinée d’été et, quelle que fût la façon
dont le jeune Américain regardait les choses, elles devaient lui paraître
charmantes. Il était arrivé de Genève la veille, par le petit vapeur,
pour voir sa tante qui habitait l’hôtel – Genève étant depuis
longtemps son lieu de résidence. Mais sa tante avait une migraine – sa
tante avait presque toujours la migraine – et à présent elle était
enfermée dans sa chambre à respirer du camphre, si bien qu’il était
libre d’errer au hasard. Il avait environ vingt-sept ans ; quand ses
amis parlaient de lui, ils disaient habituellement qu’il était à Genève
“ pour ses études ”. Quand ses ennemis parlaient de lui, ils
disaient... – mais, après tout, il n’avait pas d’ennemis ; c’était
un camarade adorable, et universellement apprécié. Tout ce que je peux
dire, simplement, c’est que certaines personnes qui parlaient de lui
affirmaient que la raison d’un séjour aussi prolongé à Genève tenait
à son extrême dévouement pour une dame qui y vivait – une dame étrangère,
quelqu’un de plus âgée que lui. Très peu d’Américains (en réalité,
aucun, je crois) avaient vu cette dame, sur laquelle courait de singulières
histoires. Mais Winterbourne était depuis longtemps attaché à la petite métropole
du calvinisme ; c’est là qu’enfant on l’avait mis à l’école ;
puis plus tard qu’il y avait fréquenté le collège – circonstances qui
l’avaient conduit à nouer un grand nombre d’amitiés de jeunesse. Il en
avait conservé plusieurs, et elles étaient pour lui la source d’une
grande satisfaction.
Après avoir frappé à la porte de sa tante et appris qu’elle était
indisposée, il avait fait un tour dans la ville, et puis était revenu pour
son petit déjeuner. Il venait de le terminer, mais buvait encore une petite
tasse de café que lui avait servi à une petite table du jardin un des garçons
qui ressemblait à un attaché. Quand il eut fini son café, il
alluma une cigarette. Bientôt, un petit garçon s’avança dans l’allée
– un gamin de neuf ou dix ans. L’enfant, qui était petit pour son âge,
avait un air vieillot, le teint pâle et de petits traits saillants. Il
portait des knickerbockers avec des chaussettes rouges, qui laissaient voir
ses pauvres petites jambes très maigres ; il portait aussi une cravate
rouge vif. Il tenait en main un grand alpenstock dont il piquait la pointe
dans tout ce qu’il rencontrait – parterres de fleurs, bancs du jardin,
traînes des robes des dames. Arrivé en face de Winterbourne, il s’arrêta
et le fixa de ses petits yeux brillants et pénétrants.
- Vous
pouvez me donner un morceau de sucre ? demanda-t-il d’une petite voix
dure et tranchante – une voix qui n’avait pas mué et qui pourtant,
d’une certaine façon, n’avait rien d’enfantin.
Winterbourne
jeta un coup d’œil sur la petite table près de lui, sur laquelle on
avait servi son café, et vit qu’il restait plusieurs morceaux de sucres.
-
Oui, tu peux en prendre un, répondit-il. Mais je ne crois pas que le sucre
soit bon pour les petits garçons.
Le
petit garçon s’avança et choisit avec soin trois des morceaux convoités,
dont il enfouit deux dans la poche de ses knickerbockers, plaçant le troisième
tout aussi vite dans un autre endroit. Il planta son alpenstock, comme une
lance, dans le banc de Winterbourne, et essaya de casser le morceau de sucre
avec ses dents.
-
Oh ! Zut, c’est du-ur ! s’écria-t-il, prononçant
l’adjectif d’une manière particulière.
Winterbourne
comprit aussitôt qu’il allait avoir l’honneur de s’être trouvé un
compatriote.
- Fais
attention de ne pas t’abîmer les dents ! dit-il d’un ton paternel.
-
Je n’ai plus de dents à abîmer. Elles sont toutes tombées. J’en ai
plus que sept. Ma mère les a comptées hier soir, et il y a une qui est
tombée juste après. Elle a dit que j’aurai une claque s’il en tombe
encore une. Mais je n’y peux rien. C’est la faute de cette vieille
Europe. C’est le climat qui les fait tomber. En Amérique, elles ne
tombaient pas. C’est la faute de ces hôtels.
Winterbourne
s’amusait beaucoup.
-
Si tu manges trois morceaux de sucre, ta mère te donnera sûrement une
claque, dit-il.
-
Alors, qu’elle me donne des bonbons, répliqua son jeune interlocuteur. Je
ne trouve pas de bonbons ici – des bonbons américains. Les bonbons américains
sont les meilleurs bonbons.
-
Et les petits garçons américains sont aussi les meilleurs petits garçons ?
demanda Winterbourne.
-
Je ne sais pas. Je suis un garçon américain, dit l’enfant.
-
Je vois bien que tu es un des meilleurs ! fit Winterbourne en riant.
-
Etes-vous américain ? poursuivit le petit malin. Puis, comme
Winterbourne acquiesçait :
- Les
Américains sont les meilleurs, déclara-t-il.
Son
compagnon le remercia pour le compliment ; et l’enfant, à présent
à cheval sur son alpenstock, regarda autour de lui tout en attaquant un
second morceau de sucre. Winterbourne se demandait s’il avait été comme
cela dans son enfance, car on l’avait emmené en Europe à peu près au même
âge.
-
Ah, voilà ma sœur ! s’écria bientôt l’enfant. C’est une jeune
fille américaine.
Winterbourne
regarda en direction de l’allée, et vit s’avancer une très belle jeune
demoiselle.
-
Les jeunes filles américaines sont les meilleures des jeunes filles, dit-il
gaiement à son jeune compagnon.
-
Ma sœur n’est pas la meilleure ! déclara l’enfant. Elle me donne
tout le temps des coups.
-
J’imagine que c’est ta faute, et pas la sienne, dit Winterbourne.
Entre-temps,
la jeune demoiselle s’était approchée. Elle portait une robe de
mousseline blanche, avec une centaine de volants et des rubans noués de
couleur pâle. Elle était nu-tête, mais elle balançait dans sa main une
grande ombrelle avec une large bordure brodée ; et elle était
saisissante, admirablement jolie.
“ Comme
elles sont jolies ! ”, pensa Winterbourne, se redressant sur son
siège, comme prêt à se lever.
La
jeune demoiselle s’arrêta en face de son banc, prêt du parapet du
jardin, qui donnait sur le lac. Le petit garçon avait maintenant converti
son alpenstock en perche à sauter, à l’aide de laquelle il faisait des
sauts sur le gravier, en en projetant un peu partout.
-
Randolph ! dit la demoiselle, qu’est-ce que tu fais ?
-
Je grimpe les Alpes ! répondit Randolph. C’est comme ça qu’on
fait !
Et
il fit un autre petit bond, qui envoya des cailloux jusqu’aux oreilles de
Winterbourne.
- C’est
comme ça qu’on descend, plutôt, dit Winterbourne.
-
C’est un Américain ! cria Randolph de sa petite voix dure.
La
jeune fille ne parut pas faire attention à cette révélation, mais regarda
son frère droit dans les yeux.
-
Bon, je crois que tu ferais mieux de te tenir tranquille, lui dit-elle
simplement.
Il
sembla à Winterbourne que d’une certaine manière il avait été présenté.
Il se leva et s’avança lentement vers la jeune fille en jetant sa
cigarette.
-
Ce petit garçon et moi avons fait connaissance, dit-il, d’un ton fort
courtois.
A
Genève, il en avait parfaitement conscience, un jeune homme n’était pas
libre de s’adresser ainsi à une jeune personne non mariée sauf sous
certaines conditions rarement remplies ; mais ici, à Vevey, quelles
conditions pouvaient être meilleures que celle-ci : une jolie jeune
fille américaine s’approche et se tient devant vous dans un jardin ?
La jolie américaine, cependant, en entendant la remarque de Winterbourne
lui jeta simplement un regard ; puis, elle tourna la tête et
contempla, au-delà du parapet, le lac et les montagnes en face. Il se
demanda s’il n’était pas allé trop loin ; mais il décida qu’il
devait aller plus loin encore, plutôt que de battre en retraite. Tandis
qu’il réfléchissait à ce qu’il pourrait dire d’autre, la jeune
fille se tourna de nouveau vers le petit garçon.
-
J’aimerais savoir où tu as trouvé ce bâton, dit-elle.
-
Je l’ai acheté ! répondit Randolph.
-
Tu n’as pas l’intention, j’espère, de l’emporter en Italie !
-
Si, je vais l’emporter en Italie ! déclara l’enfant.
La
jeune fille jeta un coup d’œil sur le devant de sa robe, et arrangea un
ou deux noeuds de ruban. Puis elle posa de nouveau ses yeux sur le paysage.
-
Moi je crois que tu ferais mieux de le laisser quelque part, dit-elle au
bout d’un moment.
-
Allez-vous partir pour l’Italie ? demanda Winterbourne, d’un ton très
respectueux.
La
jeune fille lui jeta un second coup d’œil.
-
Oui, monsieur, répondit-elle. Et elle ne dit rien de plus.
-
Allez-vous... euh... passer par le Simplon ? poursuivit
Winterbourne, un peu embarrassé.
-
Je ne sais pas, dit-elle. Je suppose qu’on passe par une montagne ou une
autre. Randolph, quelle montagne allons-nous traverser ?
-
Pour allez où ? demanda l’enfant.
-
En Italie, expliqua Winterbourne.
-
Je ne sais pas, dit Randolph. Je ne veux pas aller en Italie. Je veux aller
en Amérique.
-
Oh, mais l’Italie est un endroit magnifique ! répliqua le jeune
homme.
-
Est-ce qu’on trouve des bonbons là-bas ? s’enquit Randolph
bruyamment.
-
J’espère que non, dit sa sœur. J’estime que tu en as eu assez comme ça,
et Maman le pense aussi.
-
Je n’en ai pas eu depuis si longtemps – depuis... cent semaines !
cria le garçon, en continuant de sautiller.
La
jeune fille inspecta de nouveau ses volants et arrangea ses rubans.
Winterbourne risqua alors une remarque sur la beauté du paysage. Il n’était
plus embarrassé, car il commençait à s’apercevoir qu’elle-même n’était
pas le moins du monde embarrassée. Il n’y avait pas eu la moindre altération
dans son teint charmant ; elle n’était à l’évidence ni offensée
ni troublée. Si elle regardait ailleurs quand il lui parlait, et ne
semblait guère l’écouter, c’était simplement une habitude, sa manière
d’être. Cependant, comme il se mit à parler un peu plus, et à lui désigner
quelques détails intéressants du paysage avec lesquels elle paraissait peu
familière, elle lui accorda peu à peu la faveur de son regard ; et
alors il vit que ce regard était parfaitement franc et direct. Ce n’était
pas, toutefois, ce qu’on pourrait appeler un regard effronté, car les
yeux de la jeune fille étaient singulièrement honnêtes et limpides. C’étaient
des yeux merveilleusement beaux ; et, vraiment, Winterbourne n’avait
depuis longtemps rien vu d’aussi joli que l’ensemble des traits de sa
charmante compatriote – son teint, son nez, ses oreilles, ses dents. Il
avait beaucoup de goût pour la beauté féminine ; il avait
l’habitude de l’observer et de l’analyser ; et quant au visage de
cette jeune demoiselle, il fit plusieurs observations. C’était loin d’être
un visage insipide, mais il n’était pas extrêmement expressif ; et
quoiqu’il fût éminemment délicat, Winterbourne lui reprocha en pensée
– avec beaucoup d’indulgence – un manque de fini. Il pensa qu’il était
fort possible que la sœur de Maître Randolph fût une coquette ; il
était convaincu qu’elle avait un esprit bien à elle ; mais sur son
petit visage doux, vif et superficiel, il n’y avait ni moquerie, ni
ironie. Il devint bientôt évident qu’elle était très disposée à la
conversation. Elle lui révéla qu’ils allaient passer l’hiver à Rome,
elle, sa mère et Randolph. Elle lui demanda s’il était un “ véritable
Américain ” ; elle ne l’aurait pas cru ; il ressemblait
plutôt à un Allemand – ceci fut dit avec une légère hésitation –
surtout quand il parlait. Winterbourne répondit en riant qu’il avait
rencontré des Allemands qui parlaient comme des Américains ; mais
qu’il n’avait jamais rencontré, aussi loin qu’il se souvînt, un Américain
qui parlât comme un Allemand. Puis il lui demanda si elle ne serait pas
mieux assise sur le banc qu’il venait de quitter. Elle lui répondit
qu’elle préférait rester debout et marcher ; mais en fin de compte
elle s’assit. Elle lui déclara qu’elle venait de l’état de New York
– “ si vous savez où c’est. ” Winterbourne en apprit plus
long sur elle en attrapant son insaisissable petit frère et en le retenant
quelques minutes à ses côtés.
- Dis-moi
ton nom, mon garçon, demanda-t-il.
-
Randolph C. Miller, répondit l’enfant d’un ton brusque, et je vais vous
dire son nom aussi… et il pointa son alpenstock sur sa sœur.
-
Tu ferais mieux d’attendre qu’on te le demande ! dit la jeune fille
d’un ton calme.
-
J’aimerais beaucoup connaître votre nom, dit Winterbourne.
-
Elle s’appelle Daisy Miller ! cria l’enfant. Mais ne n’est pas
son vrai nom ; ce n’est pas le nom qu’il y a sur ses cartes.
-
Quel dommage que tu n’aies pas une de mes cartes ! dit Miss Miller.
-
Son vrai nom, c’est Annie P. Miller, poursuivit le garçon.
-
Demande-lui son nom, dit sa sœur, en désignant Winterbourne.
Mais
sur ce point, Randolph parut parfaitement indifférent ; il continua de
fournir des informations sur sa propre famille.
-
Mon père s’appelle Ezra B. Miller, annonça-t-il. Mon père n’est pas
en Europe ; mon père est dans un endroit beaucoup mieux que
l’Europe.
Winterbourne
imagina un moment que c’était la manière qu’on avait apprise à
l’enfant pour suggérer que Mr Miller était parti pour un monde meilleur.
Mais Randolph ajouta aussitôt :
- Mon
père est à Schenectady. Il fait de grosses affaires. Il est riche, mon père,
vous pouvez me croire.
-
Bon ! s’écria Miss Miller, abaissant son ombrelle dont elle regarda
la bordure brodée.
Winterbourne
relâcha aussitôt l’enfant, qui s’en alla, traînant son alpenstock le
long de l’allée.
-
Il n’aime pas l’Europe, dit la jeune fille. Il veut rentrer.
-
À Schenectady, vous voulez dire ?
-
Oui, il veut rentrer directement à la maison. Il n’a pas de petits amis,
ici. Il y a bien un petit garçon ici, mais il se promène toujours avec son
précepteur. On ne le laisse pas jouer.
-
Et votre frère n’a pas de précepteur ? demanda Winterbourne.
-
Ma mère pensait lui en trouver un qui voyagerait avec nous. Une dame lui
avait parlé d’un très bon précepteur ; une dame Américaine –
vous la connaissez peut-être : Mrs Sanders. Je crois qu’elle venait
de Boston. Elle lui a parlé de ce précepteur, et nous pensions l’emmener
en voyage avec nous. Mais Randolph a dit qu’il ne voulait pas d’un précepteur
qui voyage avec nous. Il a dit qu’il ne prendrait pas de leçons en
voiture. Et nous sommes en voiture la moitié du temps. Nous avons rencontré
en voiture une dame anglaise – je crois qu’elle s’appelait Miss
Featherstone ; vous la connaissez peut-être. Elle voulait savoir
pourquoi je ne donnais pas de leçons à Randolph – de “ l’instruction ”,
comme elle disait. Mais je pense que ce serait plutôt lui qui pourrait
m’en donner, de l’instruction. Il est très doué.
-
Oui, dit Winterbourne, il a l’air très doué.
-
Maman a l’intention de lui trouver un précepteur dès que nous serons en
Italie. Est-ce qu’on trouve de bons professeurs en Italie ?
-
De très bons, je suppose, dit Winterbourne.
-
Ou bien elle lui trouvera une école. Il a encore à apprendre. Il n’a que
neuf ans. Il va entrer au collège.
Et
Miss Miller continua sur ce ton à parler des affaires de sa famille, et
d’autres sujets. Elle restait assise avec ses fort jolies mains ornées de
bagues croisées sur ses genoux, ses jolis yeux tantôt s’arrêtant sur
ceux de Winterbourne, tantôt errant sur le jardin, sur les passants, sur la
vue magnifique. Elle parlait à Winterbourne comme si elle le connaissait
depuis longtemps. Il trouvait cela vraiment charmant. Il y avait des années
qu’il n’avait entendu une jeune fille parler autant. On aurait pu dire
de cette jeune inconnue, qui était venue s’asseoir près de lui sur un
banc, qu’elle jacassait. Elle était très calme, elle était assise dans
une charmante attitude ; mais ses lèvres et ses yeux remuaient
constamment. Sa voix était douce, fluette, agréable, d’un ton vraiment
aimable. Elle fit à Winterbourne le récit de ses déplacements et de ses
projets, de ceux de sa mère et de son frère, en Europe, et énuméra, en
particulier les nombreux hôtels où ils étaient descendus.
-
Cette dame anglaise en voiture, dit-elle, Miss Featherstone, m’a demandé
si nous ne vivions pas tous à l’hôtel en Amérique. Je lui ai répondu
que jamais de ma vie je n’avais autant vécu à l’hôtel que depuis que
j’étais en Europe. Je n’en avais jamais vu autant – ce n’est qu’hôtels.
Mais
Miss Miller ne fit pas cette remarque pour se plaindre ; elle semblait
tout prendre avec bonne humeur. Elle déclara que les hôtels étaient
excellents, une fois qu’on s’était habitué à leurs usages, et que
l’Europe était tout à fait délicieuse. Elle n’était pas déçue –
pas le moins du monde. Peut-être était-ce parce qu’elle en avait
tellement entendu parler auparavant. Elle avait tant d’amis intimes qui y
étaient venus tant de fois ! Et puis, elle avait toujours eu tant de
robes et de choses qui venaient de Paris. Chaque fois qu’elle mettait une
robe de Paris, elle avait l’impression d’être en Europe.
-
C’est un peu le conte du chapeau magique, dit Winterbourne.
-
Oui, dit Miss Miller, sans relever cette analogie, cela me donne toujours
l’envie d’être là-bas. Mais je n’ai pas besoin d’y aller pour
acheter des robes. Je suis sûre qu’ils envoient les plus belles en Amérique ;
ici, on voit ce qu’il y a de plus affreux. La seule chose que je n’aime
pas, continua-t-elle, c’est la société. Il n’y a aucune société ;
ou, s’il y en a une, je ne sais pas où elle se cache. Le savez-vous ?
Je suppose qu’il doit bien y avoir une société quelque part, mais je
n’en ai encore rien vu. J’apprécie fort les relations, et j’en ai
toujours beaucoup entretenu. Et, je veux dire, pas seulement à Schenectady,
à New York aussi. J’avais l’habitude d’aller à New York chaque
hiver. A New York, j’avais beaucoup de relations. L’hiver dernier, on a
donné dix-sept dîners en ma faveur ; et trois d’entre eux ont été
donnés par des messieurs, ajouta Daisy Miller. J’ai plus d’amis à New
York qu’à Schenectady – plus d’amis messieurs ; et plus
d’amies jeunes filles aussi, reprit-elle un moment après.
Elle
s’arrêta encore un instant ; elle regardait Winterbourne avec tout
le charme de ses beaux yeux et de son léger sourire un peu monotone.
-
J’ai toujours été, dit-elle, beaucoup entourée de messieurs.
Le
pauvre Winterbourne était amusé, déconcerté, et décidément sous le
charme. Il n’avait jamais entendu une jeune fille s’exprimer de cette façon ;
jamais, sinon dans des cas où dire de telles choses semblait être la
preuve évidente d’un certain relâchement de conduite. Et cependant
devait-il accuser Miss Miller d’inconduite réelle ou virtuelle,
comme on dit à Genève. Il sentit qu’il avait vécu trop longtemps à Genève
pour s’y retrouver ; il avait perdu l’habitude des manières américaines.
Jamais, en effet, depuis qu’il était assez mûr pour juger de ces choses,
il n’avait rencontré un type de jeune fille américaine aussi prononcé
que le sien. Elle était certes très charmante, mais aussi diablement
liante ! Etait-ce simplement une jolie fille de l’État de New York
– et étaient-elles toutes ainsi, les jolies filles qui avaient beaucoup
de messieurs dans leur société ? Ou était-ce aussi une jeune
personne intrigante, audacieuse et sans scrupules ? Winterbourne avait
perdu son instinct en la matière, et sa raison ne pouvait lui venir en
aide. Miss Daisy Miller avait l’air extrêmement innocent. Des gens lui
avaient dit qu’après tout les jeunes filles américaines étaient
excessivement innocentes, mais d’autres lui avaient dit qu’au fond elles
ne l’étaient pas. Il était enclin à penser que Miss Daisy Miller était
une flirteuse – une jolie flirteuse américaine. Il n’avait jamais eu
jusqu'à présent la moindre relation avec des jeunes personnes de ce genre.
Il avait connu, ici en Europe, deux ou trois femmes – plus âgées que
Miss Daisy Miller, et pourvues d’époux, pour la respectabilité – qui
étaient de grandes coquettes – femmes dangereuses, terribles, avec qui
les relations étaient susceptibles de prendre un tour sérieux. Mais cette
jeune fille n’était pas une coquette dans ce sens-là, elle n’avait
vraiment aucun artifice ; c’était seulement une jeune flirteuse américaine.
Winterbourne se sentait presque soulagé d’avoir trouvé la formule qui
s’appliquait à Miss Daisy Miller. Il se renversa dans son siège, et se
fit la remarque qu’elle avait le nez le plus charmant qu’il eût jamais
vu ; il se demanda quelles pouvaient être les conditions et les
limites ordinaires d’une relation avec une jolie flirteuse américaine. Il
devint bientôt évident qu’il était sur le point de l’apprendre.
-
Avez-vous visité ce vieux château ? demanda la jeune fille en désignant
du bout de son ombrelle les murailles scintillantes du château de Chillon.
-
Oui, autrefois, assez souvent même, dit Winterbourne. Vous aussi vous
l’avez vu, je suppose.
-
Non, nous n’y sommes pas allés. J’ai terriblement envie d’y aller. Et
j’ai bien l’intention d’y aller. Je ne partirai pas d’ici sans avoir
visité ce vieux château.
-
C’est une très jolie excursion, dit Winterbourne, et très facile à
faire. On peut y aller en voiture, vous savez, ou par le petit vapeur.
-
On peut y aller en voiture, dit Miss Miller.
-
Oui, on peut y aller en voiture, acquiesça Winterbourne.
-
Notre majordome dit que la voiture nous emmène droit au château, continua
la jeune fille ; nous devions y aller la semaine dernière, mais ma mère
y a renoncé. Elle souffre terriblement de dyspepsie. Elle a dit qu’elle
ne pouvait pas y aller. Randolph ne voulait pas non plus ; il dit que
les vieux châteaux ne l’intéressent guère. Mais je crois que nous irons
cette semaine, si nous arrivons à convaincre Randolph.
-
Votre frère ne s’intéresse pas aux vieux monuments, demanda Winterbourne
en souriant.
-
Il dit qu’il se moque des vieux châteaux. Il n’a que neuf ans. Il veut
rester à l’hôtel. Maman a peur de le laisser seul, et le majordome
refuse de rester avec lui. Aussi nous n’avons pas visité grand-chose.
Mais ce serait trop bête que nous ne pas montions pas là-haut.
Et
Miss Miller désigna de nouveau le château de Chillon.
-
Je pense que ça peut s’arranger, dit Winterbourne. Ne pouvez-vous trouver
quelqu’un pour rester un après-midi avec Randolph ?
Miss
Miller le regarda un instant ; puis, très tranquillement :
-
Si vous pouviez rester avec lui ! dit-elle.
Winterbourne
eut un moment d’hésitation.
-
J’aimerais beaucoup mieux aller à Chillon avec vous.
-
Avec moi ? demanda la jeune fille avec la même tranquillité.
Elle
ne se leva pas en rougissant, comme l’aurait fait une jeune fille de Genève ;
et cependant Winterbourne, conscient d’avoir été vraiment audacieux,
craignit de l’avoir peut-être offensée.
-
Et avec votre mère, ajouta-t-il très respectueusement.
Mais
son audace aussi bien que son respect parurent perdus pour Miss Daisy
Miller.
-
Après tout, je crois que ma mère ne viendra pas, dit-elle. Elle n’aime
pas sortir l’après-midi. Mais parliez-vous sérieusement, juste à
l’instant ? Aimeriez-vous vraiment y aller ?
-
Très sérieusement, déclara Winterbourne.
-
Alors on pourrait arranger cela. Si mère reste avec Randolph, je pense
qu’Eugenio restera aussi.
-
Eugenio ? s’informa le jeune homme.
-
Eugenio est notre majordome. Il n’aime pas rester seul avec Randolph ;
c’est l’homme le plus difficile que je connaisse. Mais c’est un
merveilleux majordome. Je pense qu’il restera ici avec Randolph si ma mère
s’occupe de lui, et alors nous pourrons aller au château.
Winterbourne
réfléchit un instant et vit clairement que ce “ nous ” ne
pouvait désigner que Miss Daisy Miller et lui-même. Ce programme semblait
presque trop beau pour être vrai ; il eut l’impression qu’il
devait baiser la main de la jeune fille. C’est peut-être ce qu’il
aurait fait – ce qui eût tout à fait ruiné le projet ; mais à cet
instant parut une autre personne – Eugenio, probablement. Un grand et bel
homme, avec de superbes favoris, une veste de velours et une chaîne de
montre étincelante, s’approcha de Miss Miller, jetant un regard sévère
à son compagnon.
-
Oh, Eugenio ! s’écria Miss Miller, du ton le plus amical.
Eugenio
avait considéré Winterbourne de la tête aux pieds ; il s’inclinait
maintenant gravement devant la jeune fille :
-
J’ai l’honneur d’informer Mademoiselle que le déjeuner est servi.
Miss
Miller se leva lentement.
- Vous
voyez, Eugenio, je vais tout de même aller visiter ce vieux château.
-
Le château de Chillon, Mademoiselle ? demanda le majordome.
Mademoiselle a pris ses dispositions ? ajouta-t-il d’un ton qui parut
très impertinent à Winterbourne.
Le
ton d’Eugenio sembla jeter, même aux yeux de Daisy Miller, une lueur
quelque peu ironique sur la situation de la jeune fille. Elle se tourna vers
Winterbourne avec un léger – très léger – rougissement.
-
Vous n’allez pas vous défiler ? dit-elle.
-
Je ne serai pas heureux tant que nous n’y serons pas allés !
protesta-t-il.
-
Et vous séjournez dans cet hôtel ? continua-t-elle. Et vous êtes
vraiment américain ?
Le
majordome fixait toujours Winterbourne d’une manière offensante. Le jeune
homme pensa du moins que cette façon de le regarder était une offense
envers Miss Miller ; il semblait sous-entendre que la jeune fille “
racolait. ”
-
J’aurai l’honneur de vous présenter une personne qui vous renseignera
sur moi, dit-il en souriant, et faisant allusion à sa tante.
-
Bon ! alors nous irons un de ces jours, dit Miss Miller.
Elle
lui adressa un sourire, et se retira. Elle ouvrit son ombrelle et s’en
retourna vers l’hôtel en compagnie d’Eugenio. Winterbourne la suivit
des yeux tandis qu’elle s’éloignait, traînant sur le gravier ses
falbalas de mousseline, et se dit qu’elle avait la tournure d’une
princesse.
Chapitre
2
* : mots en italique : en français dans le texte.
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